Marguerite et Julien

REALISATION : Valérie Donzelli
PRODUCTION : France 2 Cinéma, Orange Studio, Rectangle Productions, Wild Bunch
AVEC : Anaïs Demoustier, Jérémie Elkaïm, Frédéric Pierrot, Aurélia Petit, Catherine Mouchet, Sami Frey, Raoul Fernandez, Geraldine Chaplin
SCENARIO : Valérie Donzelli, Jérémie Elkaïm
PHOTOGRAPHIE : Céline Bozon
MONTAGE : Pauline Gaillard
BANDE ORIGINALE : Yuksek
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 2 décembre 2015
DUREE : 1h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Julien et Marguerite de Ravalet, fils et fille du seigneur de Tourlaville, s’aiment d’un amour tendre depuis leur enfance. Mais en grandissant, leur tendresse se mue en passion dévorante. Leur aventure scandalise la société qui les pourchasse. Incapables de résister à leurs sentiments, ils doivent fuir…

A l’origine, il y a donc un scénario que Jean Gruault avait écrit pour François Truffaut. L’histoire est véridique : elle évoquait le destin tragique de Marguerite et Julien de Ravalet, enfants du seigneur de Tourlaville qui entamèrent une relation incestueuse en plein XVIème siècle pour finir décapités le 2 décembre 1603 au terme d’une longue cavale amoureuse. Rien qu’en sachant cela, inutile de chercher plus loin la justification du choix de la date de sortie du film, que l’on imaginait pourtant retardée à cause de sa réception houleuse au dernier festival de Cannes. Par contre, si l’on imaginait bien le refus de Truffaut à aborder l’inceste au moment où Louis Malle venait tout juste de tourner Le souffle au cœur, on peinait à saisir pourquoi Valérie Donzelli s’y était intéressée. Et pour tout dire, on avait surtout sacrément peur. Peur de retomber sur tout ce que la réalisatrice nous avait infligé dans ses trois précédents longs-métrages, assimilables sans peine à d’épouvantables prototypes d’anti-cinéma. Si la voir délaisser l’autofiction (mal) bricolée – avec paraphrase en voix off et collage pop-hipster à la Serge Bozon – est déjà en soi un signe de progrès, Donzelli reste fidèle à sa ligne directrice : partir d’un coup de foudre « improbable » et voir petit à petit jusqu’où la situation peut se développer. Surprise : pour la première fois, la tête chercheuse de son cinéma ne s’agite pas dans le vide, tout bêtement parce que l’audace et la singularité sont ici convoqués avec suffisamment de liberté pour que le sujet puisse être transcendé.

Dans un sens, ce qui suffit à sauver Marguerite & Julien tient en une idée toute simple que Donzelli n’avait jusque-là jamais mise en pratique : aborder de plein fouet quelque chose qui relève du « suicide » – en l’occurrence une romance incestueuse – implique de le faire au travers de partis pris qui sont tout aussi suicidaires. L’audace n°1 de Donzelli n’est pas la moins surprenante qui soit, puisqu’elle seule aura suffi à transformer sa réception cannoise en concert de sifflets. Ni plus ni moins qu’un monde « sous cloche », proche d’une dimension fantasmatique où le contemporain viendrait lâcher ses zestes sur un 17ème siècle assumé par des cartons en début et en fin de bobine. Ainsi donc, dès l’apparition d’un hélicoptère en guise de plan d’ouverture, on sait qu’on pénètre une proposition de cinéma risquée, sorte de royaume barré où l’anachronisme porterait la couronne. Mélanger les époques comme chez Jacques Demy (revoyez Peau d’Ane), pourquoi pas, mais dans quel but ? C’est le choix de la narration qui permet d’y voir plus clair : plutôt qu’un récit académique et ampoulé par une voix off qui viendrait tout surligner, Donzelli trouve une parade audacieuse en optant pour une structure de conte, ici raconté par une narratrice à des enfants d’aujourd’hui.

Riche idée, d’abord, que de subvertir davantage la logique dérangeante des contes (en général plus horrifiques qu’autre chose), et d’autant plus quand il s’agit de raconter la tragédie d’un inceste à des marmots qui n’ont même pas encore atteint la puberté ! Mais plus intéressant encore est ce parti pris consistant à transformer la réalité en légende (très John Ford, tout ça), quitte à user des ruptures temporelles – dont les anachronismes – à des fins intemporelles. Tout ceci suffit à faire de Marguerite & Julien une sacrée curiosité, parfois sortie de l’imaginaire de deux enfants amoureux qui joueraient à des histoires d’adultes avec les moyens bricolés qu’ils auraient à leur disposition. Ce n’est pas un hasard : parmi les premiers plans du film, on apercevra un plan du château sous forme de modèle réduit (un trucage à l’ancienne qui passe aujourd’hui pour un trucage d’enfant) et une déclaration de flamme rejouée en playback par les deux jeunes héros avec un vieux film en fond sonore. Drôle de cour d’école, il faut bien l’avouer, mais Donzelli l’assume comme telle, quitte à ce que l’on finisse par oublier en cours de route le lien de parenté entre les deux amoureux (on sent bien que seule la « maladie d’amour » l’intéresse ici).

En outre, l’universalité qui se dégage de cette histoire d’inceste revisitée ne tient pas ici dans un constat sociologique bêta (oui, les romances interdites, ça existe encore aujourd’hui… et donc ?), mais plutôt dans le fait qu’aucun des éléments contemporains incrustés dans le film ne suscite la gêne lors de son apparition. En guise de pêle-mêle, on y verra donc un hélicoptère, une voiture diesel suivie par une calèche tirée par des chevaux, une sorte de milice napoléonienne armée de lampe-torches électriques, une décapitation très moyenâgeuse qui précède un tribunal où l’on parle dans un micro, des avis de recherche placardés sur les murs comme au Far West, un souverain coiffé d’une couronne de galette des rois, etc… Ça pourrait être ridicule. Ça ne l’est pas. Parce que Donzelli se focalise toujours sur autre chose : un curieux choix de musique (la bande-son mélange aussi bien le rock que la mandoline !), un plan sensuel sur une fellation d’orteil ou un doigt qui « écrit » sur un dos nu, un regard troublant d’Anaïs Demoustier (épatante pour l’énième fois de sa carrière), un regard troublé de Jérémie Elkaïm (épatant pour la première fois de sa carrière) ou un plan large des espaces tour à tour ouverts et fermés dans lesquels s’agitent ces deux amants maudits.

Le versant cinéphile de Valérie Donzelli ajoute encore au caractère singulier de la chose, surtout dès que les deux amoureux prennent la poudre d’escampette. Le simple fait de voir un frère et une sœur fuyant ceux qui veulent à tout prix les empêcher de vivre leur amour crée ici quelques réminiscences du mal-aimé et pourtant sublime Pola X de Leos Carax, surtout lors des scènes de forêt – souvenez-vous du long plan-séquence nocturne avec Guillaume Depardieu et Katia Golubeva. Pour autant, à côté de ça, le surmoi auteurisant qui caractérisait les précédents opus de Donzelli pointe à nouveau le bout de son pif : des apparitions fantomatiques traitées à la sauce Jean Cocteau, des ouvertures à l’iris comme chez Philippe Garrel, des photos fixes avec du rock en fond sonore à la manière de F.J. Ossang, sans parler de ces inexplicables plans immobiles à la Crosswind qui statufient les acteurs au sein du mouvement de caméra avant de les réanimer comme des automates – ça ne fonctionne pas du tout à l’écran. Reste des dialogues très littéraires, qui sonnent juste sur leur rapport à la structure d’un conte (« Dans ce château, il y avait un parc immense, une serre avec des plantes du monde entier, et de la brioche au petit déjeuner ») quand ils ne sont pas engoncés dans une philosophie de bazar (on passe de « On n’apprend pas pour étaler sa science mais pour apprendre à vivre » à « On ne risque rien puisqu’on est quelque chose qui n’existe pas »). Encore et toujours cette lourdeur d’un cinéma autocentré sur sa vanité intellectuelle, qui se la joue profond par le verbe sans que l’image puisse en épouser la richesse.

Il faudra en réalité atteindre la dernière scène du film pour que s’active une relecture immédiate du film, cette fois-ci sur un angle plus métaphysique. Ce que l’on prenait au détour d’un plan pour un décalage totalement hors-sujet (une scène de copulation dans la boue et les feuilles mortes) prend ici un tout autre relief en renvoyant les deux amoureux à leur origine organique, telles des cellules qui s’agitent et s’entrechoquent pour mieux faire jaillir quelque chose d’inédit. Justifier ou incriminer l’interdit n’avait aucune valeur pour Valérie Donzelli, seul le désir d’en réinventer l’approche par des voies symboliques avait ici une importance. Pour autant, on n’ira pas jusqu’à dire qu’une vraie personnalité de cinéaste se soit dégagée d’un tel film (le prochain film sera décisif pour en juger), et on lui reconnaîtra juste d’avoir déployé suffisamment d’idées pour transcender un minimum son sujet. Alors, certes, sur dix idées, il y en a quatre qui sont mauvaises ici. Mais au moins, il y a des idées.

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