Margaret

Si le film suscite aujourd’hui la curiosité, c’est surtout parce qu’il est sorti six ans après son tournage (soit en 2011 aux Etats-Unis et en septembre 2012 en France). La situation politique de la première puissance mondiale a bien eu le temps d’évoluer, les acteurs ont quant à eux, enchaîné les rôles, bref nous avons affaire à une œuvre qui traverse les époques ! Mais nous laisserons de côté sa post- production houleuse et nous intéresserons à son contenu cinématographique. Le personnage principal interprété par Anna Paquin, qui sied parfaitement au rôle, se prénomme Lisa. Alors pourquoi « Margaret » me demanderez-vous… Le titre du film fait référence à un poème de Gerard Manley Hopkins, prêtre jésuite du XIX ème siècle. Le professeur de littérature de Lisa fait la lecture de Spring and fall, la jeune Margaret du poème fait donc écho à notre adolescente. Ce procédé n’est pas très original mais correspond bien à son cadre, c’est-à-dire la vie d’une lycéenne. Lisa est, à sa façon, une Margaret : le titre possède donc quelques pistes de lectures mais ce sont les premiers sons et les premières images qui nous immergent véritablement dedans. Si des éléments externes à Margaret en font un objet singulier, nous pouvons donc constater que son contenu l’est tout autant.

L’ouverture du film laisse le spectateur s’imprégner pleinement du bruit du trafic, nous n’identifions pas immédiatement les lieux, les images n’apparaissent qu’ensuite dévoilant passants et voitures. Ces premiers sont tantôt filmés au ralenti, tantôt à vitesse normale, procédé qui permet de véritables variations de rythme. Un grand soin est apporté au traitement de la rue : nous verrons plus tard le personnage principal s’éloigner dos à la caméra et s’enfoncer dans la foule. Un double mouvement l’éloignera de nous, la perdra au milieu du monde urbain : d’une part celui de la caméra, de l’autre, son pas rapide, guidé par une farouche détermination à se battre contre les règles de la société favorables aux injustices. Le jeu spatial se lie donc au jeu avec la temporalité qui crée dilatation et concentration du temps. Tout est compris dans cette introduction, véritable scène annonciatrice du film. Le réalisateur nous permet de visualiser la société à travers la représentation de la rue. Les individualités s’y croisent et s’exposent à toutes sortes de dangers, la catastrophe à venir n’est pas un mystère pour le spectateur qui angoisse déjà en l’anticipant. C’est seulement après qu’on isole le personnage de Lisa dans sa salle de classe. Le procédé sera repris à la fin du film, à l’opéra. La salle est filmée dans son ensemble, par une vue en légère plongée puis on suit Lisa qui s’enfonce dans la salle. On se concentre ensuite sur son visage pour s’en arracher subitement et s’intéresser à des êtres, un par un… L’idée que chaque personne peut devenir un danger pour une autre est présente (« Qui laisse une trace laisse une plaie. » écrivait Henri Michaux).

Le contraste entre le désordre de la rue et l’ordre présent dans une salle de cours est frappant. La première matière est la géométrie, or les mathématiques sont les sciences pures, non appliquées à la réalité, toujours exactes. Cela représente l’idéal d’un monde dans lequel tout s’explique et où tout problème a une solution. L’héroïne va éprouver la résistance de cet univers, la résignation finale sera à la source de la scène la plus émouvante du film et signera les retrouvailles avec sa mère. En effet, leurs relations qu’on supposait bonnes avant le film se détériorent au profit du personnage d’Emily, une amie de la femme renversée par le bus. Elle devient une mère de substitution pour l’adolescente. A l’opposé de l’actrice, elle se fond dans le mouvement de rébellion qui anime Lisa, alors que la mère représentant le membre sensé de la famille évolue dans les compromis. Nous pouvons considérer que cette relation découle du besoin de Lisa d’avoir un nouveau modèle dans sa vie, qui la pousse à se confronter à son identité passée et à agir dans un nouvel intérêt. C’est souvent le cas à l’adolescence où des activistes sont pris comme modèles (par exemple, le Che Guevara a longtemps été « à la mode » chez les lycéens). Si l’on a d’un côté les « ados amorphes », on se situe ici du côté de la « rebelle attitude ». La vision idéaliste du monde, voire manichéenne de l’héroïne se traduit par ce principe : si quelque chose de mauvais arrive, c’est que quelqu’un en est responsable et doit payer pour cela. Lors de différents débats au lycée, la réflexion est étendue à la politique américaine et la guerre en Afghanistan. Lisa s’opposera systématiquement à Angie aux opinions différentes, moins tranchées.

Mais revenons au point de départ du film : la culpabilité de Lisa, élément déclencheur des péripéties à venir. Les éléments constitutifs de l’adolescence, acheminement vers l’âge adulte apparaitront de manière extrêmement rapide et brutale dans sa vie avec l’accident auquel elle assiste. La violence est tout d’abord visuelle puisque le réalisateur a choisi de montrer la femme se faire renverser : on voit ses courses écrasées sous le roue du bus, sa jambe amputée, le sang qui gicle et s’échappe de son corps. Le choc est rapide et fait grandir Lisa bien trop vite. Il s’agit pour elle d’accepter les conséquences de ses actions et d’intégrer le fait qu’elles ont un poids sur la vie des autres. Le plus délicat dans cette affaire est l’absence de coupable. En effet, tout découle d’un malheureux hasard. Ce qui dérange Lisa est donc le caractère aléatoire de la foule, un élément tragique s’est produit et la société voudrait qu’elle reprenne sa vie comme si rien ne s’était passé, elle ne peut le supporter et se lance dans une guerre qu’elle ne peut gagner. On découvre alors une adolescente dont les émotions se déchainent : moins elle comprend le monde qui l’entoure, plus cela s’accentue. Anna Paquin est d’ailleurs parfaite dans ce rôle, elle court, elle crie, elle ralentit, elle hurle, elle pleure, soudain elle se tait (oui Anna Paquin passe vraiment, mais vraiment beaucoup de temps à pleurer et hurler dans ce film !).

Sa volonté d’agir dans le monde recèlera une puissance tragique, au sortir de l’enfance, la jeune fille se heurte constamment à sa propre impuissance face aux évènements. Elle continue à se battre contre le système, tout s’accélère mais les difficultés s’enchaînent. Elle projette sa colère contre son entourage, ses camarades. Cette adolescente entrera brisée dans l’âge adulte, il ne lui restera plus qu’à se reconstruire elle-même. Son instabilité psychologique est visible à travers ses hésitations, son caractère impulsif, sa découverte peu commune de la sexualité. Le film dresse donc le portrait d’une jeune fille chaque jour un peu plus perdue, elle ne sait plus ce qu’elle doit ou peu faire. A ce sujet, l’avortement dont elle parle peut être mentionné, on comprend peu l’intérêt de cette scène et plus généralement de cette intrigue qui ne semble pas aboutir mais on note le choix du professeur : celui de géométrie. Cet allié sera cher à Lisa, appréhendant un monde qui exclut tout manichéisme. Son silence se joint néanmoins à l’absence du père, à une mère occupée. Le jeune enseignant semble compréhensif mais il ne fait que l’écouter, incapable de la conseiller ce qui provoque une attente chez Lisa, l’agressivité qu’elle projettera sur certains personnages sera compensée par une affection déplacée pour lui. Leur relation se révèlera ainsi rapidement ambigüe. Lisa est en perpétuelle situation de déception, elle aimerait qu’on la guide mais les gens ne peuvent pas l’aider, se contentant d’être désolés pour elle. Cela explique évidemment l’amertume engrangée contre sa mère, fort occupée à séduire d’une part le public, d’autre part un millionnaire. (interprété par Jean Reno) C’est probablement la première fois de sa vie qu’elle ressentira une telle solitude, un mécanisme indispensable à la construction de soi ? Lisa découvre peu à peu qu’elle ne peut compter que sur elle-même pour faire face à la vie et surtout à ce cataclysme. L’apothéose émotionnelle n’est pas signée par un cri déchirant mais bien par une résignation lancinante. La scène finale à l’opéra voit donc couler de nouvelles larmes, tout aussi poignantes.

Réalisation : Kenneth Lonergan
Scénario : Kenneth Lonergan
Production : Sydney Pollack, Scott Rudin et Gary Gilbert
Bande originale : Nico Muhly
Photographie : Ryszard Lenczewski
Montage : Michael Fay
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 29 août 2012

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