Mange tes morts – Tu ne diras point

REALISATION : Jean-Charles Hue
PRODUCTION : Capricci Films
AVEC : Frédéric Dorkel, Jason François, Michaël Dauber, Moïse Dorkel, Joseph Dorkel, Sagamore Stévenin
SCENARIO : Jean-Charles Hue, Salvatore Lista
PHOTOGRAPHIE : Jonathan Ricquebourg
MONTAGE : Isabelle Proust
BANDE ORIGINALE : Vincent-Marie Bouvot
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 17 septembre 2014
DUREE : 1h34
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Jason Dorkel, 18 ans, appartient à la communauté des gens du voyage. Il s’apprête à célébrer son baptême chrétien alors que son demi-frère Fred revient après plusieurs années de prison. Ensemble, accompagnés de leur dernier frère, Mickael, un garçon impulsif et violent, les trois Dorkel partent en virée dans le monde des « gadjos » à la recherche d’une cargaison de cuivre.

Tout comme nous découvrions Michaël à bord de sa BM sur un terrain vague dans La BM du Seigneur (2011), Mange tes morts s’ouvre sur une chevauchée sauvage et d’emblée immersive rassemblant Jason et Moïse au dos d’une moto, parcourant un espace vide à toute vitesse. Ce parallèle signifie t-il que le réalisateur reprend les mêmes acteurs pour recommencer ? Oui, mais pas que. Ce second long-métrage du très prometteur Jean-Charles Hue radicalise ses partis pris de cinéma pour poursuivre une variation sur le thème de la communauté des Yéniches, les gens du voyage. Et cela a payé, avec le prix Jean Vigo 2014 qui est venu saluer cette œuvre inclassable sur laquelle il semble essentiel de s’attarder.

LA MARGE, NOUVELLE PROMESSE DU CINEMA FRANCAIS

Deuxième opus consacré à la communauté gitane que le réalisateur lui-même connaît très bien et considère comme sa famille d’adoption, Mange tes morts marque une nouvelle collaboration avec les Dorkel, dont le fils, Jason, 18 ans, s’apprête à être baptisé alors que son frère aîné Fred sort tout juste de prison, quinze ans après son incarcération. Le film raconte, sur une période de temps réduite, une escapade nocturne à la conquête d’une cargaison de cuivre, sorte de « trésor » en ligne de mire des quatre personnages que Jean-Charles Hue nous invite à suivre le temps d’une nuit, le temps d’un film étrangement mélancolique.

Il est fascinant de constater à quel point la marge peut devenir une nouvelle norme dans le cinéma d’auteur français de ces derniers temps. On pense notamment à la récente Caméra d’Or du Festival de Cannes 2014, Party Girl, qui nous présentait Angélique Litzenburger, au bord de la déviance et de « l’anormalité » au regard des autres, portrait proposé à travers un naturalisme profondément dérangeant et pas toujours convaincant. On pense également au prochain film de Céline Sciamma, Bande de filles, ballade onirique en banlieue parisienne qui suit les affirmations et les doutes d’une jeunesse réduite à une image fabriquée d’elle-même, malgré elle. La dernière édition cannoise aura donc promu ces territoires potentiellement cinégéniques, assurément délicats. Mange tes morts est bien de ceux là, et c’est peut être même le film le plus étonnant et détonnant dans sa manière d’approcher ces territoires marginaux de l’Hexagone.

L’immersion dans le milieu communautaire des gens du voyage se révèle par un ensemble de spectres thématiques qui émergent dans le flot de paroles des personnages, dont l’accent (dont le spectateur peut rire malgré lui sans que l’intensité dramaturgique du film ne soit atteinte) situe d’emblée un cadre qui peut nous paraître lointain et dessine l’identité d’un groupe isolé, filmé en vase-clos, appliquant ses propres règles, qu’elles soient familiales ou religieuses. Le baptême est envisagé comme un épisode transitoire qui distingue un avant d’un après, un changement dans l’« être » et le devenir des personnages – celui de Jason particulièrement –, mais il n’y a jamais de malaise, ni de remise en doute du fait religieux au sein de cette communauté, tant le rapport qu’elle entretien avec la religion n’est jamais malsain. Elle est saisie dans son sens le plus intime, comme une croyance existentielle qui consiste à se battre pour ce en quoi l’on croit, et « payer sa dîme » en conséquence.

DE L’AUTRE COTE, LA SOCIETE

Si le sous-titrage conserve les expressions telles qu’on les entend afin de préserver la cohérence de l’immersion spectatorielle dans la communauté des Yéniches, le film aurait pu s’en passer (il n’y en avait pas dans La BM du Seigneur). Malgré tout, le titre mérite que l’on s’y attarde davantage, dans la mesure où il évoque l’une des insultes les plus violentes que pourrait recevoir un membre de la communauté (à dessein, cette expression n’est jamais utilisée dans le film). Elle renvoie à la remise en cause d’un lignage familial, socle inaliénable que viennent défier la puissance de ces mots qui suggèrent une réponse de celui qui les reçoit. Elle présuppose l’existence de clans comme éléments déterminants de la colonne vertébrale d’une communauté qu’il faut défendre jusqu’au bout et ne jamais renier (il s’agit bien, à travers le personnage central de Fred, d’un fil rouge au récit construit comme une guerre au quotidien pour assurer la subsistance et la persistance de sa famille et, par extension, de sa communauté). Dans le profond respect qu’il clame à l’égard des gens du voyage, Jean-Charles Hue n’entend pas faire résonner son titre au sein de la communauté, plutôt de l’adresser à ceux qui mettraient en péril ses élans libertaires, de l’extérieur. « Tu ne diras point », sous-titre aux résonnances bibliques, est venu adoucir plus tard le titre principal qui peut susciter des questionnements sur les intentions de l’auteur.

Ainsi, là où La BM du Seigneur stagnait dans une unité spatiale strictement circonscrite à la communauté, Mange tes morts s’étend au-delà de ces frontières pour questionner un rapport flou avec le monde extérieur, la société telle que nous la connaissons. Ce qui menace cette communauté n’est pas tant une horde de policiers (les « schmidts ») qui nous apparaîtrait de façon claire et limpide qu’une masse bleutée, imaginaire et abstraite, qui brise la noirceur de la nuit pour imposer une silhouette menaçante mais quasi insaisissable. La société n’est jamais complètement « en dehors ». Elle traverse les pensées des personnages, leurs affronts et leurs actes quotidiens. Mais elle est circonscrite aux sphères institutionnelles répressives, les forces de police et l’univers carcéral dans lequel Fred a évolué pendant 15 ans, ce même personnage qui soulignera ainsi « j’en ai rien à foutre de la société, j’ai fait quinze ans j’ai payé, maintenant la société j’l’encule ! ». La société n’est donc jamais complètement hors-champ. Il existe, dans le réel et à travers Mange tes morts, un lien extrêmement ambigu et glaçant qui fait naître la puissance explosive des personnages dans leur positionnement quotidien.

CES HOMMES ORDINAIRES, HEROS DE CINEMA

Là où l’on pouvait percevoir une certaine indécence dans l’analyse du portrait atypique de Party Girl du fait des élans naturalistes souvent impudiques, on trouve dans Mange tes morts un traitement cinématographique différent et autrement plus efficace. Jean-Charles Hue quitte l’ordinaire (on ne retrouvera jamais dans ce nouveau long-métrage de segment documentaire tel qu’on pouvait en voir dans La BM du Seigneur, quand bien même les deux films sont entièrement scénarisés).

La mise en scène travaillée du réalisateur, avec une photographie signée par Jonathan Ricquebourg d’autant plus admirable que le film a été tourné dans des conditions peu optimales (les deux tiers du tournage se sont déroulés de nuit et en voiture), imprime la masse des corps imposants à l’écran dans des jeux de lumière aveuglants qui mettent au défit l’intensité des tons orangés et la fausse douceur du bleu sombre et métallique de la nuit. Une lumière irréelle, abstraite comme nous l’évoquions, qui confère à Mange tes morts une portée mystique faisant écho aux dilemmes moraux de ces hommes qui échappent inévitablement à toute forme de naturalisme. La croyance est sans cesse présente, dans des plans d’une étrangeté romantique telle que le plan fixe sur les branches d’un arbre, le scintillement de la lumière dans des éclats de verre ou sur la surface de l’eau, le travelling final furieux sur la végétation défilant le long de la route, le plan serrés sur une multitude d’yeux qui créent une vision hallucinatoire faisant ressurgir brusquement le « mauvais œil » qu’il faut conjurer. Mange tes mortsse révèle ainsi bien plus subtil que La BM du Seigneur, car c’est en altérant le réel par les effets visuels qu’il parvient à le transcender. Ici, une part d’explication du monde échappe au réel brut.

Ces quatre personnages, saisis en plans rapprochés par un réalisateur collé à leur nuque, soucieux de capter le moindre mouvement pour renforcer la nervosité et l’incandescence de leur parcours, nous embarquent dans leur chevauchée sauvage dont on ne soupçonne jamais l’issue. Ils ne sont plus tant des hommes ordinaires qui habitent d’une certaine manière leur « être » propre et quotidien que de réels héros de cinéma ayant conscience de l’être devenu davantage entre les deux films de Jean-Charles Hue. Leur naturel sidérant porte la rage de ce film effectivement inclassable. Le cinéma déposait ça et là les mythes qui ont fait son histoire – les cow-boys les plus charismatiques, les gangsters les plus féroces –, Jean-Charles Hue apporte sa pierre à l’édifice en mythifiant la figure du gitan. Quoi de plus fascinant pour le cinéma récent ?

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