Les Eternels

REALISATION : Chloé Zhao
PRODUCTION : Marvel Studios
AVEC : Gemma Chan, Richard Madden, Angelina Jolie, Salma Hayek, Kit Harrington
SCENARIO : Chloé Zhao, Patrick Burleigh, Ryan Firpo, Kaz Firpo
PHOTOGRAPHIE : Ben Davis
MONTAGE : Dylan Tichenor, Craig Wood
BANDE ORIGINALE : Ramin Djawadi
ORIGINE : USA
TITRE ORIGINAL : Eternals
GENRE : aventure
DATE DE SORTIE : 3 novembre 2021
DUREE : 2H36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Depuis l’aube de l’humanité, les Éternels, un groupe de héros venus des confins de l’univers, protègent la Terre. Lorsque les Déviants, des créatures monstrueuses que l’on croyait disparues depuis longtemps, réapparaissent mystérieusement, les Éternels sont à nouveau obligés de se réunir pour défendre l’humanité…

Production du Marvel Studios plus ambitieuse que de coutume, Les Eternels marque la rencontre d’une sommité des comics avec une réalisatrice incarnant un nouvel espoir du cinéma américain. Réussite assurée ? Pas exactement…

Depuis que sa logique est rentrée dans les mœurs, il est de bon ton de considérer le MCU comme l’héritier des serials d’antan. Quand bien même la comparaison ne tient pas compte de leurs différences médiatiques et économiques dans le paysage cinématographique, c’est un fait admis et peu discuté. Après tout, ses multiples effets d’annonce et connexions plus ou moins appuyées entre les long-métrages sont vus comme un moteur du succès de la franchise ; ceux-ci lui permettent l’exploit de s’auto-alimenter, exploit que toute la concurrence envie. À tel point qu’on peut voir sur les réseaux sociaux quelques commentaires s’interrogeant sur l’utilité de voir un simple film si celui-ci ne débouche pas sur un « grand événement » façon Endgame. On pourrait ajouter que cette nature de feuilleton et « d’event » est aussi celle des comics. Or, émettons une hypothèse : et si la véritable nature des comics Marvel était moins feuilletonesque que poétique ? Certes, on ne peut pas nier que la qualité de plusieurs comics provient de leur travail sur le long terme. Le Spider-Man de Steve Ditko puis John Romita Sr doit tout à l’accompagnement de Peter Parker à travers son adolescence et sa vie de jeune adulte. De même, Chris Claremont créa avec ses X-men une passionnante évolution de son groupe de mutants sur de longues années. Cependant, les comics Marvel sont parfois bien moins intéressants pour cela et leurs directions éditoriales où « tout change mais en fait non » sont donc moins propices au lyrisme. Probablement ce qui fait de Jack Kirby un si grand artiste.

Dans la préface du deuxième tome du Quatrième Monde édité chez Urban Comics, Walter Simonson étale son admiration pour Kirby en évoquant particulièrement le sixième numéro de The New Gods. Pour lui, La Nef De Gloire reflète son génie à puiser dans la symbolique et la concision de la poésie. Au milieu de l’océan, un groupe d’Apokolips sème la destruction et les néo-dieux tentent de les en empêcher. À la dérive après un naufrage, un père et ses enfants sont pris entre les deux feux. Narrativement, l’épisode est dépouillé par une action isolée dans l’immensité maritime. Il n’y a aucune digression possible et en conséquence, seul compte ce que les personnages ont à exprimer. Sans hésiter à donner une vision homérique à sa lutte du bien contre le mal (voir ce final en face-à-face mortel opposant deux pleines pages), Kirby lie celle-ci à l’opposition intime entre un père et son fils. Devant des forces les dépassant, le désaccord sur leurs convictions prend un nouveau sens et est bousculé dans un élan tout aussi admirable que tragique.

Bien que nous évoquions là une création pour la concurrence, il n’en demeure pas moins que Jack Kirby a toujours eu cette stature de poète épique. Oui son œuvre pourrait s’attacher à une dimension feuilletonesque avec ses cliffhangers et ses séries interconnectées où des personnages passent à l’occasion de l’une à l’autre. Mais cela est presque secondaire dans l’art de Jack Kirby. Si on peut voir son travail comme une gigantesque fresque, chaque détail révèle surtout sa propre valeur. Pendant une vingtaine de pages, il se permet tout pour parler d’une idée, d’un thème ou d’une émotion. Il l’exacerbe dans la forme la plus fantaisiste et captivante possible. Par-là, Kirby invite constamment à redécouvrir le monde et donc soi-même. Le monde selon Kirby est plus riche qu’il ne paraît. Que ce soit en dévoilant ses trésors ou ses dangers, il nous fait comprendre que tout est possible et invite à élargir notre perception. Qu’importe que les intrigues soient infantiles avec un déroulement pouvant prêter à rire. C’est cette verve qui s’impose et sa puissance évocatrice emporte tout sur son passage. Les Éternels s’inscrit totalement dans cette méthode.

Pour certains, cela serait la limite d’une série au succès commercial mitigé lors de sa publication. Dans la postface de l’édition deluxe publiée par Panini, Neil Gaiman n’hésite pas à dire que la série est un déferlement d’idées extraordinaires mais bizarre et mal bâtie. D’autres avancent que le manque de figure central en est la cause. La vérité est peut-être qu’à ce stade de sa carrière, Kirby voulait se permettre d’aller de plus en plus loin dans sa conception poétique. En termes d’intrigue, il faut reconnaître que Les Éternels apparaît brouillon. Des axes narratifs sont initiés pour finalement être lâchement abandonnés. C’est patent dès le premier épisode : des gigantesques divinités créatrices, les célestes, reviennent sur Terre pour juger l’humanité. À la suite de ce retour, deux clans refont surface. Il y a d’un côté les éternels, immortels dont la beauté se conjugue avec la bienveillance. De l’autre, il y a les biens nommés déviants qui ne pensent qu’à la destruction. Au début, ces déviants cherchent à forcer le jugement en défaveur de l’humanité. Ils revêtent des formes démoniaques pour terrifier la population et révéler dans son désespoir ses pires aspects. L’idée est porteuse mais inexplicablement stoppée par la signature d’un traité de paix et toute cette première partie n’a aucun impact chez les célestes. De même, les éternels cherchent plus tard une solution à la situation avec les célestes. Ils ont recours au rituel de l’uni-mind consistant à fusionner le peuple en une seule entité collective à la pensée suprême. Sauf qu’à l’issue de l’expérience, on ne s’intéresse pas au degré de réussite de l’entreprise.

Le déroulement pragmatique d’une histoire est moins important que ce qu’elle peut offrir comme émotion. Pour Jack Kirby, Les Éternels est l’opportunité de réinventer tout un pan de mythes célèbres pour les révéler comme une version déformée de la réalité. Il pousse ainsi à ne pas les tenir pour acquis et réapprendre les enseignements de ces figures connues. Comme toujours, il invite à redécouvrir des merveilles qui sont sous nos yeux. La série applique d’ailleurs cette philosophie à elle-même. Le comics nous présente au départ ses clans très distincts en termes de valeur morale. Au gré de son ton déclamatoire et ses envolées lyriques, ces délimitations sont quelque peu brouillées. Exemple de femme forte, l’éternelle Sersi possède une vaillance se doublant d’une impétuosité rendant inquiétante sa capacité à transformer toute matière par sa volonté. Quant aux déviants, leur haine se nourrit de leur rejet et obscurcit toutes leurs autres valeurs (un dilemme synthétiser par la romance impossible entre Kro et Thena). Quant au duo Karkas/Ransak, il joue sur la complémentarité entre la monstruosité apparente et intérieure. Bref, au travers de ces créations, Kirby crée une œuvre ne cessant de naviguer entre l’admirable, l’absurde et l’horrible.

Le présent film a au moins le mérite de vouloir respecter cet ADN. Si son texte déroulant en ouverture laisse transparaître la solennité d’une mythologie écrite dans le marbre, l’intrigue ne suivra pas tout le long cette délimitation du clan des gentils contre celui des méchants sous l’œil impassible des divinités. Les lignes se brouilleront sur la durée et cela laisse la place aux déchirements de ses personnages. On retrouve cet aspect déclamatoire chez les personnages, s’exprimant avec véhémence sur le poids de leurs conditions. Les émotions humaines s’entremêlent au travers de ces figures surnaturels. L’amour, la démence, la colère ou le fanatisme y trouvent un écho en révélant la puissance primaire. Alors qu’il aurait pu être balayé, le long-métrage conserve même par moment l’aspect inquiétant de ses personnages héroïques. Si Sersi devient une héroïne plus noble dans son caractère, Druig laisse ainsi transparaître son côté menaçant. Capable de contrôler les émotions des hommes, il peut aussi bien en faire un usage bon enfant qu’annihiler tout libre arbitre de l’humanité pour imposer sa « paix ». Bref, on pourrait dire pragmatiquement que les ingrédients de Les Éternels selon Jack Kirby répondent bien présent. C’est omettre que le grand problème du MCU est plus à chercher dans le comment que dans le pourquoi.

Le MCU reste avant tout un cinéma d’intention. Depuis plus de dix ans, la philosophie de la machinerie de Kevin Feige est qu’une idée se suffit à elle-même. Une idée n’a pas besoin d’être travaillée pour être réussie. Elle n’a pas besoin d’être développée, réfléchie et encadrée pour devenir plus que ce qu’elle n’est à la base. Énoncer un principe serait suffisant pour le faire vivre pleinement. N’importe qui ayant eu un minimum de connaissance cinématographique sait qu’il n’y a rien de plus faux. Pour autant, tel est le cas du MCU préférant expliquer plutôt qu’incarner. C’est presque un comble de la part de personnages comme les éternels qui ont traversé les siècles et dont les faits d’arme ont nourri les légendes de l’humanité. Le long-métrage évoque ce lien entre ces individus et les mythes qu’ils ont engendré mais principalement au gré de lignes de dialogues et moins par leurs exploits propices à un développement cinématographique. Car si Kirby s’étalait lui aussi dans des tirades, il le faisait en sachant qu’elle s’inscrivait dans une narration surtout sensitive avec la cohabitation de ses multiples idées au sein de dessins aux visions massives.

Le MCU ne se donne pas des moyens comparables. Bien que le film souhaite bousculer le manichéisme, il reste accroché à une obsession de crédibilité devenue archaïque depuis longtemps. Plus que de planter ses personnages dans un quotidien grisâtre nous renvoyant à notre propre réalité, le MCU revendique une clarté et une lisibilité permanente de tout ce qu’il veut raconter. Aussi attirante et fascinante soient-ils, le mystère et l’ambiguïté a très peu de place dans cette démarche. Rien ne l’illustre mieux qu’Arishem. De céleste silencieux dont la pensée échappe à tout autre, il passe à un être parlant et exposant la pleine mesure de son but. En dépit de son gigantisme, Arishem est rabaissé par ce traitement. Nous dévoiler sa conscience, c’est ne laisser aucun doute sur ce qui le motive. On sait alors parfaitement appréhender le personnage, comment se positionner par rapport à lui. Sa fonction n’évoque au bout du compte jamais plus que ce que l’on voit à l’écran.

Rien n’est plus frustrant de la part d’une cinéaste comme Chloé Zhao. Sur Nomadland, c’est usant de la contemplation et de la projection dans ses paysages qu’elle distillait tout le propos de son film. Elle faisait preuve d’un authentique sens de cinéaste lui permettant d’assumer dignement ses références aux maitres Terrence Malick et John Ford. En se pliant volontairement à l’exercice du blockbuster Marvel, elle n’a pas préservé cette qualité. Car malheureusement, son statut d’autrice oscarisée n’est pas suffisant pour récupérer à son compte une machinerie trop bien rodée. On peut le ressentir notamment dans la direction des scènes d’action prenant en référence The Revenant d’Alejandro Gonzalez Inarritu. La citation ne tient pas à l’usage du plan-séquence mais au choix d’une action en décors naturels avec des combats souvent au corps-à-corps filmés au plus près. Enfin là encore, c’est de l’intention qui peine à prendre vie. Que ce soit par leur durée ou leur chorégraphie, les affrontements n’ont aucunement l’intensité escompté. On en reste trop souvent à un sentiment artificiel à voir les personnages se débattre face à des créatures en CGI aux designs anonymes. Cela n’arrange rien que ces ennemis demeurent généralement limités à leurs bestialités, les rebondissements de l’histoire ne les faisant pas échapper finalement à une basse vilénie.

En se refusant de pouvoir partir d’un extrême à l’autre, Les Éternels en devient terne dans ses émotions. Aussi incroyable puisse être la présence d’une scène de sexe dans le MCU, celle-ci est bien incapable d’enflammer les passions par ses personnages cadrés au niveau des épaules dans une position du missionnaire mollement exécutée. Tout n’est qu’expression primaire, dépouillant la moindre envergure artistique pour ne retenir que sa nature la plus fonctionnelle et donc la plus fade. Au diable les extravagances de découpage, les nuances sensibles de la photographie, l’innovation des effets spéciaux et le montage dosant le rythme interne de chaque scène. Grand point noir du MCU (voir la brillante théorisation de Tony Zhou à ce sujet), ce dernier point trouve une grande démonstration de son dysfonctionnement dans une scène précise. Maître de la technologie, Phastos prône pendant toutes ses apparitions les bienfaits de la mécanisation et d’une évolution qui se doit d’aller toujours plus vite et loin. Au cours d’un flashback, il se retrouve à arpenter les ruines d’Hiroshima et donc constater le revers de son pouvoir technologique. C’est une scène simple mais très parlante sur le personnage, parfaitement dans le ton d’un Jack Kirby. Malheureusement, le montage de la séquence omet une donnée essentielle : la contemplation. Car c’est bien en laissant durer la vision du désastre que l’on peut ressentir l’horreur rongeant les convictions du personnage et le poids des responsabilités s’abattant sur lui. En se contentant de montrer le strict nécessaire sur le paysage et la réaction des personnages, l’effet se réduit à peau de chagrin. On est loin de Kirby où l’excès devenait le véhicule du propos.

Un autre exemple frappant est la romance de Sersi. Dans le comics, Sersi éprouve une forte curiosité pour le docteur Holden qui est un cliché du flasque professeur universitaire. Le contraste de cette attirance complètement incongrue ne joue pas véritablement sur le terrain comique. Elle sert plus à mettre en lumière la fascination inexplicable mais authentique des éternels pour le genre humain. Il n’y a rien de tel dans le film. Celui-ci préfère une romance conventionnelle en affichant un beau gosse en un Kit Harrington qui ne manque jamais d’humour. Leur histoire d’amour basique ne vit que pour nourrir un effet d’annonce. Car pour revenir à ce que l’on disait en introduction, Les Éternels de Chloé Zhao n’échappe à des impératifs feuilletonesques. On peut ainsi se dire que le destin d’un des personnages est moins nourri de désirs d’écriture que de la nécessité de prendre en compte le vieillissement de son actrice pour les suites. Il en va de même de son grand enjeu final autour d’une mise à mort. Décision primordiale qui conditionne la trajectoire des personnages sur le dernier acte, ses conséquences dramaturgiques et émotionnelles sont expédiées pour ne servir que de porte ouverte à l’épisode suivant.

Cette excuse pour se détourner des questions essentielles n’est pas étonnante d’un film qui met au rancart les préoccupations des éternels vis-à-vis de l’humanité. S’ils en parlent régulièrement, cette fameuse admiration est au bout du compte très peu représentée à l’écran entre quelques scènes de célébration dans le passé et ses romances dans le présent. Comme le racisme et ses effets dans Black Panther, ce point pourtant central est pratiquement ramené à de l’hors-champ. Il est relégué à quelque chose d’abstrait, une donnée presque insignifiante sur lequel notre ressenti n’est pas supposé s’attarder. Or c’est pourtant bien ce ressenti, plus que la simple ligne de dialogue l’évoquant, qui nous pousse à l’interroger et donc la comprendre. L’agacement est d’autant plus grand que les pièces étaient à disposition comme indiqué plus haut. N’aurait-il pas été passionnant de voir exactement comment fonctionne la communauté « idéale » fondée par Druig ? De jouer entre les mythes représentés par les personnages et les enseignements qui en ont été tirés avec le temps ? Quant à Karun, est-ce que ce personnage de serviteur ne pouvait pas servir de rappel à pourquoi les éternels se battent ? Ne méritait-il pas mieux que d’être circonscrit à un rôle comique ? Par cet art de l’esquive, les motivations de personnages perdent leur densité et se réduisent au sauvetage planétaire du jour.

Si Black Widow réussissait récemment à laisser étonnamment s’exprimer une vraie sensibilité par-delà le film d’action bancal, les ambitions de Les Éternels nous ramène à la superficialité de son spectacle. Le drame est que sa volonté de diversité omet ce qu’elle doit servir : la possibilité de rêver. Il est loin le temps des poètes.

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