Savoir ce qui se passe dans la tête de Jean-Luc Godard est encore aujourd’hui un sacré défi. Nul doute que si quelqu’un décidait de bâtir un film sur cette interrogation, soit ce serait impossible faute de durée suffisante pour réunir et confronter tous les arguments, soit le résultat serait sûrement aux frontières de l’insondable. En même temps, cela tombe bien : puisqu’il est souvent considéré que le cinéaste emblématique de la Nouvelle Vague, aujourd’hui exilé à Rolle, est le plus grand metteur en scène de lui-même comme de ses films, il est donc permis de penser que ses films n’ont jamais reflété autre chose que sa propre pensée chaotique, dissimulée derrière un emballage expérimental qui ne s’est jamais totalement évaporé chez lui. Une idée logique, tant sa faculté irritante à énoncer des dogmes prétentieux sur le langage filmique (la « morale d’un travelling », pour ne citer que le plus énervant) ou à débiter cinquante âneries par phrase durant ses interviews (ne manquez pas celle présente sur le DVD du film, JLG surpasse JCVD dans le non-sens total !) ont fini par le rendre foncièrement aussi renfermé que son cinéma, avec la crainte légitime de se demander s’il avait encore quelque chose à dire ou à filmer. Il est inévitable que les nostalgiques de la Nouvelle Vague continueront de louer son bricolage filmique comme autant de perspectives enthousiasmantes pour le futur du 7ème Art, mais honnêtement, nul ne doit empêcher les autres de passer outre s’ils le souhaitent, surtout si l’on juge à quel point de nombreux cinéastes contemporains ont su faire de l’expérimentation un art réflexif autant qu’un geste artistique de très grande ampleur. Aujourd’hui, Godard n’est plus celui qui a su apporter un regard neuf sur le cinéma. Il n’est plus non plus cet artiste ambitieux qui, à l’époque d’A bout de souffle, proposait un manifeste de liberté pour tous les artistes désireux d’imposer leur point de vue sur la pellicule. Il n’est même plus un cinéaste conscient et intègre qui construirait une œuvre puissante en donnant du relief à ce qu’il filme, quitte à laisser parler sa caméra et ses images à sa place. Alors, voilà, la question se pose à nouveau : aujourd’hui, qui est Jean-Luc Godard ? Risquons l’hypothèse de croire qu’il n’a jamais été autre chose qu’un fantôme végétant au-dessus du 7ème Art comme une influence invisible et incertaine, à laquelle de nombreux artistes supra-théoriques ont tenté de se raccrocher. Une énigme. Une ombre qui aura néanmoins marqué l’art au-dessus duquel il flottait et donné naissance à quelques œuvres puissantes, dont Le mépris constitue très certainement le plus beau joyau. Son dernier film, dont la réception au festival de Cannes de 2010 aura finalement été un non-événement en puissance, entérine ce constat pour de bon et, bonne nouvelle, se permet même d’apporter un éclairage supplémentaire.

Le plus incompréhensible, ici, n’est pourtant pas tant le contenu de l’œuvre que de justifier ce qui la rend fascinante sur bien des aspects. Déjà, histoire de ne pas s’emporter trop vite devant ce qui s’apparente a priori à un énorme pétage de plomb sur pellicule, il convient de faire la part des choses. A commencer par le titre du film, lequel, de façon quasi subliminale, offre la clé du film, Godard ayant toujours reconnu que ses films ont été des titres avant d’être des scénarios. Conçu à l’origine pour être appelé Socialisme, le cinéaste aura finalement rajouté le mot Film, ce qui, implicitement, annonce trois choses : le cinéma comme point de départ d’une réflexion, le socialisme comme manifeste et non comme programme, et l’association des deux termes vue sous un angle poétique. Globalement, le film se structure en trois parties (ou trois « mouvements », comme l’indique le dossier de presse), chacune explorant à sa façon une forme d’émancipation de l’être humain et posant un regard ambivalent sur une Europe transformée. Au début, c’est dire à quel point on s’inquiète d’assimiler le visionnage du film à une tannée sans équivoque : collage de saynètes éparpillées et échappées de plusieurs formats d’image (DV, caméscope, 16mm, 35mm, Super-8, Scope, etc…), montage sonore très approximatif, insertion de cartons ou de sous-titres en filigrane, superposition de diverses couches de dialogues, brouillage sonore souvent dégueulasse (le son infernal d’une boîte de nuit est ici retranscrit tel quel jusqu’à saturation) et multiplication des micro-histoires dont on ne pige honnêtement pas grand-chose.

Bon, c’est sûr, détaillé de cette manière, ça donnerait presque envie de fuir et, durant le visionnage de la chose, force est de constater qu’on est souvent tenté d’éjecter le DVD pour le remplacer par un truc moins agressif visuellement (le dernier Michael Bay, peut-être ?), mais il est indispensable de conserver un certain intérêt face à cet hallucinant déluge d’images expérimentales. Cette première partie du film, très justement baptisée Des choses comme ça, construit un terrain d’exploration où les idées s’éparpillent et se confrontent, parfois dans le désordre ou dans la vitesse, quitte à s’interrompre brusquement, formant ainsi un chaos plastique assez étrange. Et pas n’importe quel chaos : celui du monde moderne. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard en soi si Godard a choisi de dérouler ce programme inaugural d’une demi-heure sur une croisière en pleine Méditerranée : il s’agit pour lui d’opérer un raccourci sidérant de l’Europe actuelle, avec ses voyageurs non-curieux, sa modernité clinquante, son brouhaha indescriptible, ses destinations qui se suivent sans se ressembler, ses échos tourmentés, et surtout, un horizon qui ferait presque figure de symbole d’espoir pour ce monde à la dérive. Le collage d’images, épuré et elliptique, forme une constellation complexe d’idées et de points de vues que Godard explore avec autant de froideur que d’optimisme, sans imposer de jugement réel malgré la radicalité des cartons (une habitude, chez lui). Pour une fois moins radical et engagé que d’habitude (et ce n’est pas plus mal), son point de vue est celui d’un artiste inquiet pour la pérennité du socialisme et de l’égalité (« Aujourd’hui, les salauds sont sincères »), mais qui continue d’espérer à travers la puissance évocatrice des images (« Mettre les images à l’abri du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert où il faut aller les chercher »).

On a beau retrouver dans Film socialisme le Godard bavard et pesant que l’on prend tant de plaisir à détester, prompt à multiplier les aphorismes à loisir avec le risque d’aller un peu trop loin dans ses diatribes, il n’empêche que son filmage bordélique trouve ici une résonance contemporaine. Surtout lorsque démarre le second mouvement du film (Notre Europe) : dans un garage aux allures d’entreprise familiale se déroule une étrange guerre entre générations, où le père tente de comprendre le dédain de ses enfants envers lui et assiste du coup à l’émancipation de ceux-ci. Et voilà que les jeunes, dans un pur élan démocratique, se présentent à une élection sans leurs noms de famille, ce qui donne à penser que cette vision d’une tribu familiale en guerre fait écho au chaos du premier mouvement du film. C’est une autre Europe, en réalité la même, mais à une échelle plus petite, celle de la famille. Avec une note d’espoir qui semble résider dans les jeunes générations. Godard filme cette jeunesse regardant l’horizon comme un espoir à ce chaos.

Le dernier mouvement du film, intitulé Nos humanités, revient faire le tour des destinations du premier mouvement sous la forme d’un vrai opéra plastique, bizarroïde, mais parfois fulgurant, entérinant le projet initial de Godard : explorer le chaos des images (seuls témoins de la vérité du monde) pour en extraire un manifeste, celui d’une interrogation sur les fondements de la vie sociale et d’une apologie de l’émancipation au sens large, qu’elle soit culturelle ou existentielle. En témoigne cet ultime pied de nez envers la loi Hadopi (que Godard continue encore aujourd’hui de fustiger), avec le carton massif « Quand la loi n’est pas juste, la justice passe avant la loi ». Quant au No comment qui clôt le film pour de bon, il passerait presque aussi bien comme un rejet de point de vue à imposer au public que comme une tentative de fuite expédiée de la part d’un artiste qui, démuni face à ce qu’il tente de coucher sur pellicule(s), souhaiterait pousser chacun à se démerder avec ce qu’il voit et ce qu’il croit. De quoi pousser certains à user leurs derniers neurones à essayer de piger ce que Godard a voulu dire avec celles qui lui restaient. Mais rien ne les y oblige, à vrai dire. C’est aussi ça, le socialisme.

Réalisation : Jean-Luc Godard
Scénario : Jean-Luc Godard
Production : Ruth Walderberg
Photographie : Fabrice Aragno, Paul Grivas, Jean-Luc Godard
Montage : Jean-Luc Godard
Origine : France/Suisse
Date de sortie : 19 mai 2010


Guillaume Gas

Cinéphage hardcore depuis mes six printemps (le jour où une VHS pourrave de Tron trouva sa place dans mon magnétoscope), DVDvore compulsif, consommateur aguerri de films singuliers et/ou zarbis, défenseur absolu de Terrence Malick et de Nicolas Winding Refn, et surtout, enclin à chercher jour après jour dans le cinéma un puits infini de sensations, qu'elles soient fortes, émouvantes, agressives ou uniques en leur genre. Toujours prêt à dégainer ma plume pour causer cinéma et donner envie à chacun de se rendre dans cette délicieuse Matrice que l'on appelle une "salle obscure"...

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