Au-Delà / Somewhere

Même aux plus grands, les tendances plus ou moins récentes qui traversent l’industrie cinématographique jouent des tours : ce narcissisme des critiques que l’on sent lassés, parfois, de célébrer sans cesse les mêmes cinéastes alors qu’ils les réhabiliteront tôt ou tard, c’est certain ; ces bandes-annonces qui nous assomment en salles plus qu’elles nous donnent l’envie d’aller voir quoi que ce soit. Si l’on se fie aux critiques souvent superficielles qui ont descendu Au-delà de Clint Eastwood ou à la bande-annonce de celui-ci, le film ne semble être qu’un thriller fantastique hasardeux, surchargé d’effets – qu’ils soient dits spéciaux ou qu’ils participent de la narration de trois histoires en parallèle – alors qu’il n’y recourt en fait que de manière parcimonieuse, tire-larmes là où le maître ne fait que démontrer une nouvelle fois son extrême sensibilité, son effarante capacité à éviter le pathos quand celui-ci lui tend le plus les bras. Au-delà, dans la lignée de Mystic River (2003) ou de L’Echange (2008) – bien qu’il n’en atteigne pas la puissance – est une fresque sombre, lyrique et ample. C’est dans trois pays différents, la France (on se rappelle de la venue d’Eastwood, accompagné de Cécile De France et de Marthe Keller, au festival Lumière 2009 de Lyon, au milieu du tournage des séquences françaises du film), les Etats-Unis et le Royaume-Uni, que l’on suit trois personnages frappés par ce mystère du deuil et cette douleur que l’on retrouve de manière récurrente dans l’œuvre du metteur en scène. Il s’agit de Marie (Cécile De France), journaliste renommée qui est victime d’un tsunami au cours d’un voyage en Asie et qui y est laissée pour morte avant de revenir à la vie ; de George (Matt Damon), qui a gardé d’une maladie d’enfance un don lui permettant de faire dialoguer les vivants et les morts mais le condamnant à la solitude, et de Marcus (George McLaren), un Londonien d’une douzaine d’années, incapable d’affronter la mort (dans un accident de la circulation) de son frère jumeau et protecteur.

Tandis que les deux premiers sont entrés en connexion avec un au-delà suite à un choc physique important ayant entraîné leur mort clinique, le dernier ressent le besoin d’autant plus viscéral d’une telle connexion que son jumeau – une partie de lui-même en quelque sorte, puisqu’une unique cellule est à l’origine des deux frères, comme cela nous est rappelé dans le film – l’a « abandonné » sans lui laisser le temps de recueillir de lui d’ultimes paroles qui l’aideraient à vivre seul, lui qui a toujours affronté la toxicomanie de sa mère « à deux ». Les trois personnages sont donc face à la mort, et reviennent du choc de cette confrontation sonnés, traumatisés, errant dans le monde entre conscience et déconnexion incontrôlée vis-à-vis du réel. Pour autant, il faudra attendre la dernière demi-heure du film (qui dure 2h10) pour que ces trois trajectoires en un sens si proches mais bel et bien distinctes daignent se croiser. En attendant, il s’agira de décrire le quotidien respectif des personnages, de restituer le trouble et la douleur, autrement dit ce qu’Eastwood ne cesse d’accomplir de manière sublime opus après opus. Il y aurait presque un talent de médium dans cette capacité du cinéaste à rendre aussi prégnants des milieux et des cultures parfois si éloignés des siens, à nous livrer dans leur intimité des individus auxquels tous les acteurs – jusque dans le second rôle de la mère toxicomane ou l’apparition du conducteur qui renverse Jason – parviennent à donner chair… Eastwood lui-même le dit : « Je suis du genre ‘Je veux voir pour y croire’ », et il ne s’agit donc pas ici – pour lui tout au moins – de se positionner par rapport à ce que les personnages vivent d’inhabituel et qui est souvent de l’ordre du spirituel, frôlant à quelques moments le fantastique (l’épisode de l’envol de la casquette qui évite in extremis à Marcus de périr dans l’attentat du métro londonien de juillet 2005). L’essence du film n’est pas dans le fantastique, pas plus que dans le grand spectacle : ceux qui se sont laissés duper par la bande-annonce seront vite déçus, car suite au tsunami de l’ouverture, la place est laissée à l’intime et au méditatif…

Tout est affaire, ici, de liens. A mesure qu’il approche avec une sobriété et une empathie qui sont décidément des constantes chez lui les thèmes du deuil et de la douleur, Eastwood tisse une communion spirituelle entre ses protagonistes, inscrivant le film dans la veine des opus « choraux », polyphoniques qu’il a réalisés ces dernières années – certains des liens qui caractérisent le film sont donc ceux qui l’associent lui, tout entier, au diptyque sur Iwo Jima, et dans une moindre mesure à Mystic River. Par rapport à ceux-ci, Au-delà tire sa spécificité de sa sobriété tranquille, de l’épure de sa forme qui nous fait passer alternativement d’une histoire à l’autre selon un découpage dénué de transition ou d’effet. A peine un mouvement de caméra lyrique en direction du ciel – suite à la mort de Jason – permet-il une transition avec le plan suivant sur l’avion qui ramène Marie et Didier à Paris après l’épisode du tsunami. La musique, en revanche, sert bien de pont, Eastwood ayant composé de nouvelles mélodies épurées, au piano ou à la guitare, des élégies de quelques notes qui se font écho entre elles et qui ne jurent en rien avec le concerto pour piano de Rachmaninov emprunté dans l’épisode londonien. Elles sont même au diapason d’une mise en scène pure, quasi invisible, qui participe pleinement – et avec la sureté caractéristique des grands cinéastes classiques – de l’empathie du spectateur avec les personnages. Le film prend un temps précieux, nécessaire pour ancrer les personnages dans leur environnement respectif et nous révéler leurs blessures les plus profondes, ou parfois pour nous faire partager leurs sursauts passionnels, tels cette très jolie scène du jeu de dégustation entre Matt Damon et Bryce Dallas Howard, élèves d’un cours de cuisine italienne qui ne masque qu’à peine un club de rencontres pour âmes esseulées.

Comme s’il donnait son relief, sa bombance à une structure faite de trois piliers souples, entrecroisés, en exerçant une pression progressive et délicate sur chacun d’eux, le cinéaste fait converger les trois histoires vers le point de rencontre qui, nécessairement, les attendait. L’acmé se situe alors bien sûr au point de croisement des trois piliers, au moment où les personnages se rencontrent enfin, prêts à s’apporter ce qu’ils étaient destinés à s’apporter. D’aucun trouveront les ficelles trop grosses. Ils nieront alors un héritage du mélodrame qu’ils devraient au contraire célébrer lorsqu’il est digéré depuis si longtemps par un auteur, et convoqué avec autant d’élégance. Par l’attention au travail spirituel de personnages victimes des difficultés de l’expression et de la transmission de leur intériorité, par la considération des silences autant que des dialogues (avec ce que ceux-ci comportent d’artificiel, comme le ‘spitch’ de Marie sur Mitterrand, vite remis en cause lorsque l’on apprend qu’elle était en fait poussée dans ce projet par son compagnon), l’émotion se débarrasse aisément de toute sentimentalité, même si les larmes coulent plus abondamment que dans les drames antérieurs du cinéaste. Et le dernier temps du film, le plus délicat en termes de gestion de l’émotion, ressemble à un remarquable numéro d’équilibriste, dont la réussite nous dépasse un peu.

Si rassembler les personnages dans une même ville était déjà une pilule difficile à faire avaler au spectateur (parce que la passion de George pour Dickens est souvent évoquée et de manière pertinente, on pense tout de même à Londres dès que son départ de San Francisco est évoqué), les scènes de confrontation à proprement parler paraissaient plus délicates encore. Or le passage George/Marcus est l’un des plus beaux moments du film, où Matt Damon confirme, après Invictus, qu’il n’est jamais meilleur que bien accompagné – et par autre chose qu’un ‘gun‘ – et immobile, silencieux (voir la scène de la cellule de Mandela dans le précédent film). Ses silences avant de révéler au gamin ce qu’il attend sont déchirants. Quant à la rencontre George/Marie, elle clôt la répétition d’un même motif, filée tout au long du film : les visions de l’au-delà que George a au contact d’une personne touchée par un récent évènement tragique. Pas de réaction au (deuxième) contact de celle qui a franchit, elle aussi, le seuil de l’au-delà (George le sait, le premier contact entre eux a suffit à le lui révéler, en une seconde). Il n’y a pas là, comme dans tant de films polyphoniques, une boucle de bouclée, juste – dégagée de la mort pour un temps – une vie qui commence, enfin.


Arnaud Desplechin, qui faisait partie du jury de la Mostra de Venise 2010 (présidé par Quentin Tarantino) qui a choisi de récompenser du Lion d’Or Sofia Coppola et son Somewhere, parlait de l’œuvre en question comme étant la « face B » de Lost in Translation (2004), ce film qui avait séduit le monde entier en filmant la brève rencontre à Tokyo entre Billy Murray et Scarlett Johansson. La « face B » donc, autrement dit plus radicale encore, poussant jusqu’à son point limite le goût des récits minimalistes et de l’observation du silence. Depuis Marie-Antoinette (2006) dont les afféteries pop-rock et les idées casse-gueule ne masquaient pas complètement la quasi-profondeur de la réflexion proposée sur l’ennui adolescent, le cinéma de Sofia Coppola prend le risque de ne plus se parer d’effets de mode, et de prendre au contraire pas mal de recul vis-à-vis de cet « air du temps », de cette mode, de filmer celle-ci sans relâche dans toutes ses manifestations possibles, comme une belle surface lisse qui, sur la durée, n’exprimerait plus que sa propre vacuité, en même temps que le mal-être des individus qui l’habitent. On pense à un film de Fabienne Berthaud, Frankie (2006), où Diane Kruger jouait un mannequin à la dérive. L’ambition était sensiblement la même, mais le film ne parvenait à aucun moment à susciter notre intérêt par sa peinture de l’ennui, soit précisément ce que Somewhere réussit à faire de plus ardu, et bien mieux que ses prédécesseurs au sein de l’œuvre de Sofia Coppola. La raison à cela, c’est certainement le fait que la fille de Francis Ford, sœur de Roman, cousine de Nicolas Cage et de Jason Schwartzman arrête de tourner autour du pot et situe enfin l’une de ses histoires à Los Angeles, le cœur de l’industrie cinématographique américaine, avec laquelle elle a grandi, témoin privilégié de ses coulisses, de ses rouages.

Elle y met en scène Johnny Marco, star du cinéma d’action échouée au mythique Château Marmont, cet hôtel culte de Sunset Boulevard où bien des stars ont séjourné, parfois pour de très longues périodes, et y ont parfois péri. Le bras dans le plâtre, Johnny attend la prochaine étape de la promotion du blockbuster qu’il vient de tourner. Il répète inlassablement le petit manuel de l’acteur sex-symbol : traîner au lit, boire dans les soirées au point d’oublier le nom de celle avec qui il est en train de coucher, approcher la moindre starlette qui passe, prendre un jet privé pour aller recevoir un trophée à Milan au cours d’une soirée télé grotesque. La mise en scène de Coppola adopte face à cette célébrité tristement ordinaire une apathie désarçonnante. La société du spectacle qui gravite autour de Johnny est aussi triste que lui : des jumelles lap-danseuses viennent exécuter dans sa chambre des numéros trop mécaniques pour être érotiques ; au cours d’un photocall, les sourires hollywoodiens forcés cachent mal la haine qu’éprouve pour Johnny sa partenaire de jeu et ancienne amante ; une conférence de presse pleine de questions sans intérêts laisse l’acteur pantois.

Sans que le film soit autobiographique, on sent du vécu ou tout au moins de l’ouï-dire à presque chaque instant (la conférence de presse paraît être un clin d’œil direct au caractère très peu loquace de la réalisatrice elle-même). La petite Coppola connaît bien le Château Marmont. On suppose que l’enfant-star Stephen Dorff ne doit pas avoir mené une vie bien éloignée de celle de son personnage. Quant à la jeune Elle Fanning, petite sœur de Dakota, qui depuis a illuminé de la même façon le Super 8 de J.J. Abrams, elle connaît mieux encore que son personnage (Cléo, la fille de Johnny) le monde du show-business. Dès lors, la participation de ces prototypes de nantis hollywoodiens à une satire plus amère que douce du monde du cinéma suscite la curiosité et même fascine…

Peut-être les acteurs ne se sont-ils que peu interrogés sur la portée du film. Après tout, c’est bien possible s’ils lisent aussi peu les scénarios qu’on leur donne que leurs personnages respectifs. Peut-être Sofia Coppola n’explicite que peu le propos de son film, aussi bien à l’intérieur même de celui-ci qu’en entretien, parce qu’elle est à deux doigts d’y convoquer des éléments de critique pouvant blesser quelques uns de ses plus proches parents ou collaborateurs. On relève vers la fin du métrage une réplique à l’ironie acerbe : quand Johnny, en pleurs, dit à son ex-femme au téléphone qu’il a l’impression de n’être rien, celle-ci lui répond immédiatement : « Fais du bénévolat ». Bien qu’on relativise très vite ce cynisme, on se surprend alors à imaginer toutes les stars que l’on sait investies dans l’humanitaire (et pas des moindres) en avoir eu l’idée de cette manière…

Au-delà de ces suppositions, on demeure convaincu d’une possible lecture du film – qui parle peu et bouge encore moins – comme une parabole d’une perte de passion qui affecterait l’industrie hollywoodienne aux yeux de Sofia Coppola (son prochain film parlera de la vague de cambriolage de stars dont a été victime Hollywood dernièrement : une nouvelle démythification de la célébrité ?). Paradoxalement, c’est en forçant ce statisme dont elle paraît accuser la production cinématographique que Coppola atteint son objectif : même l’arc dramatique du film (les quelques jours – enchanteurs pour nous comme pour les personnages – que Johnny devra passer avec sa fille Cléo, qu’il n’a jamais réussi à aimer comme un père) évite sans mal le pathos en ne cherchant jamais à bousculer une torpeur installée dès les premières images. Parce que le film touche ainsi à un flottement où les personnages sont en proie à un doute existentiel, on pense un peu aux films d’Antonioni, aux dérives des bourgeois déprimés créés par le cinéaste italien. Ici aussi, l’action a tellement perdu son sens (hors-champs, hors du film même, Johnny gesticule tant qu’il peut lorsqu’il tourne un film d’action, et paradoxalement demeure inerte dans la vraie vie !) que les personnages semblent avoir abandonné l’idée d’accomplir quoi que ce soit à l’écran.

Coppola aurait pu avoir l’audace de s’en tenir là, au silence, à la non-action la plus totale. Sauf qu’elle continue de trimballer de film en film ce très joli style « petite fille pop » qui, s’il peut facilement agacer, permet objectivement de donner au vide l’air d’être moins vide… Mais charger le vide formellement – avec une belle photographie de Harris Savides, avec une jolie bande originale de Phoenix, le groupe dont le boyfriend de la cinéaste est le leader, avec des petits détails savamment rétro’ – semble n’être qu’un moyen d’en dégager, sur la longueur, la profonde mélancolie – mieux : le vertige qu’il suscite. Ce vertige, cette sensation de vaciller au bord du gouffre ne peut durer éternellement, chacun en a conscience, Johnny comme Sofia, et nous aussi. La scène du départ de Cléo en colonie de vacances est très touchante : le père et la fille se disent enfin quelques mots d’amours, mais ceux-ci sont couverts par le bruit des pales d’hélicoptère, pas tout à fait aux oreilles des spectateurs, mais peut-être à celles des personnages. Le déclic émotionnel est tardif mais voit sa puissance décuplée par l’attente qui l’a précédé.

Ainsi, dans le dernier temps du film, l’absence de sa fille, de celle qui a su lui insuffler un soupçon de vitalité, un peu d’envie de savourer des journées plus seulement limitées à des soirées trop arrosées et à des lendemains difficiles, déclenche chez Johnny une envie d’ailleurs. Tout au long du film, les néons colorés, les panneaux publicitaires, les échangeurs grisâtres, les vices, la débauche hollywoodienne semblent former une strate polluante artificiellement déposée sur le sol déjà bien assez aride de la Californie et du Nevada. Les nombreuses images que livre la cinéaste de cette sécheresse de la nature alentour ne font que décupler ce sentiment. Or, l’endroit où Johnny pourra se sentir un peu libéré, un peu lui-même, ne pourra être que débarrassé de cette couche superficielle qui paraît à deux doigts de l’engloutir. Dans la dernière scène perdue en plein désert, la sortie du champ du personnage en dit long sur le trajet accompli, aussi simple qu’essentiel. Le film continue alors sans nous, somewhere


AU-DELÀ

Réalisation : Clint Eastwood
Scénario : Peter Morgan
Production : Clint Eastwood, Kathleen Kennedy et Robert Lorenz
Bande originale : Clint Eastwood
Photographie : Tom Stern
Montage : Joel Cox
Origine : Etats-Unis
Titre original : Hereafter
Date de sortie : 19 janvier 2011

SOMEWHERE

Réalisation : Sofia Coppola
Scénario : Sofia Coppola
Production : Sofia Coppola, Roman Coppola et G. Marc Brown
Bande originale : Phoenix
Photographie : Harris Savides
Montage : Sarah Flack
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 5 janvier 2011

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