Mourir peut attendre

REALISATION : Cary Joji Fukunaga
PRODUCTION : Metro Goldwyn Mayer, Eon Productions Ltd, Universal Pictures
AVEC : Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek, Ralph Fiennes, Ben Whishaw, Naomie Harris, Lashana Lynch, Christoph Waltz, Ana de Armas, Jeffrey Wright, Billy Magnussen, David Dencik
SCENARIO : Cary Joji Fukunaga, Neal Purvis, Robert Wade, Phoebe Waller-Bridge
PHOTOGRAPHIE : Linus Sandgren
MONTAGE : Elliot Graham, Tom Cross
BANDE ORIGINALE : Hans Zimmer
ORIGINE : Etats-Unis, Royaume-Uni
TITRE ORIGINAL : No Time To Die
GENRE : Action, Drame, Espionnage, Thriller
DATE DE SORTIE : 6 octobre 2021
DUREE : 2h43
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Bond a quitté les services secrets et coule des jours heureux en Jamaïque. Mais sa tranquillité est de courte durée car son vieil ami Felix Leiter de la CIA débarque pour solliciter son aide : il s’agit de sauver un scientifique qui vient d’être kidnappé. Mais la mission se révèle bien plus dangereuse que prévu et Bond se retrouve aux trousses d’un mystérieux ennemi détenant une terrible arme technologique…

Il aura fallu vingt-cinq films pour que la saga James Bond touche enfin du doigt la transcendance qui lui manquait. La conclusion de l’ère Daniel Craig aura tout changé. Pour le meilleur et pour l’avenir.

D’aucuns auront pris soin de remarquer que c’est la première affiche du film, à savoir celle qui fixait la sortie du film courant 2020 et non pas celle de la sortie définitive un an plus tard, que l’on a choisi de mettre en évidence sur la fiche technique ci-dessus. Pourquoi ? Parce que c’est celle que l’on garde en tête pour la sécheresse qui s’en dégage, mais surtout parce qu’elle aura surgi au moment précis où le doute et les extrapolations auront pris le dessus sur tout le reste. Il est désormais acté qu’à son corps défendant, Mourir peut attendre a fait date dans l’Histoire du cinéma. Parce qu’il fut le premier vrai grand succès de l’ère post-Covid-19, coiffant au poteau un Tenet trop précipité pour témoigner d’un « retour aux affaires » ? Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Que le film se soit fait longtemps attendre – pas moins d’un an et demi de reports et d’incertitudes – et que son triomphe ait pu donner in fine l’impression d’avoir sauvé l’industrie cinématographique du désastre ne rendent que plus ironique la traduction française de son titre. Que son écriture se soit focalisée sur une arme virale activant la peur de la contamination par contact d’épiderme et la prise en compte de l’Autre en tant que menace, et ce alors même que la pandémie n’avait pas encore déferlé sur le globe, ne rend que plus irrésistible l’envie de le lire comme le vainqueur involontaire d’un duel contre l’ironie du sort. Le contemporain ordonne donc à lui seul le caractère historique de ce film, comme signe d’une synchronicité rare et insensée entre la sortie différée d’une œuvre artistique et le visage actuel d’un monde (d’un cinéma ?) ayant été radicalement transformé par toutes sortes de crises. De quoi estimer que le destin est déjà écrit, et qu’en dépit des formules établies faisant œuvre de résistance, il est temps de regarder l’inéluctable en face ? Banco. De la franchise elle-même au genre dont elle fut la matrice en passant par un héros ayant déjà signifié que la résurrection était son hobby (Skyfall), les jeux sont faits : une perte contre un gain, un adieu contre une promesse, un deuil contre une renaissance. Mourir peut attendre, certes, mais pas éternellement. Il aura fallu (vingt-)cinq films pour que cela arrive enfin.

AU SERVICE SECRET DE L’ACTUALITE

Finir un cycle par des funérailles dignes de ce nom : voilà bien le mantra qui guide chaque strate conceptuelle de Mourir peut attendre. Encore fallait-il savoir comment s’y prendre, ce sur quoi les producteurs se sont cassé les dents en multipliant les changements d’orientation pendant des années. Histoire de ne pas perdre du temps là-dessus, on va se la jouer cash. Qu’importe les vraies raisons ayant entouré le désistement de Danny Boyle au profit du réalisateur de Sin Nombre et de l’impressionnante première saison de True Detective – on laisse volontiers à tous les relayeurs de news bouche-trou le soin d’enquêter sur le pourquoi du comment. Qu’importent les mille problèmes inhérents à ce genre de grosse production (réécritures, retards, accidents…) et dont on se fiche comme de notre dernière cuite à la vodka-martini. Qu’importe le tsunami d’hypothèses qui auront inondé les réseaux sociaux au sujet du contenu de son scénario avant même sa sortie. Quoique… Sur ce dernier point, le double sens suggéré par le titre No Time To Die nous avait un peu mis la puce à l’oreille. Les cinéphiles auront en effet pu se souvenir qu’il s’agissait là du titre original de La Brigade des Bérets noirs, film de guerre produit en 1958 par un certain Albert R. Broccoli et réalisé par… Terence Young, soit celui qui avait inauguré la saga en 1962 avec James Bond 007 contre Dr No. Coïncidence trop forte pour ne pas avoir envie d’extrapoler aussi bien sur la mystérieuse identité du vilain joué par Rami Malek (allait-il s’agir du docteur No, qui serait cette fois-ci « au-delà » de l’organisation Spectre et non plus l’un de ses membres ?) que sur le sens véritable à donner à ce titre (fallait-il comprendre « No, c’est l’heure de mourir » ?). Même si une telle hypothèse aura fini tuée dans l’œuf, il reste tout de même de légers signes ici et là : un générique qui fait apparaître le titre du film au travers de petits ronds de couleur (ceux-là même qui ouvraient le générique de Dr No), un repaire final dont les décors bigarrés et les tenues scientifiques ont quelque chose de très familier, et surtout, cette idée sous-jacente de boucler une histoire et un trajet au travers de leur origine mythologique.

Ironie du sort, diront certains, mais pas forcément à raison. Rappelons que l’une des plus grandes qualités de la saga James Bond aura toujours été de prendre le pouls d’un monde en transformation, d’en guetter les signes avant-coureurs afin de mieux réactualiser son icône centrale en curseur de l’époque traversée, et de trouver le point d’équilibre adéquat entre l’héritage à entretenir et la redéfinition à bâtir. En choisissant de s’adapter sans cesse – et pas toujours de façon très fine – aux effets de mode passagers et aux courants culturels du moment, l’univers bondien aura su trouver la clé de sa pérennité à travers les décennies, contrant de facto la menace d’expiration qui lui pendait au nez en cas de répétition ad nauseam d’une formule sans mise à jour ni remise en cause. Apparue sous les traits de Sean Connery en tant que mâle alpha à la virilité suprême et au charisme magnétique, la figure de James Bond allait peu à peu gagner en nuance et/ou en complexité, lézardant quelque peu cette image de monolithe machiste désormais si facile à vilipender. De la fragilité romantique de George Lazenby à la froideur introspective de Pierce Brosnan en passant par la décontraction royale de Roger Moore et l’humanité torturée de Timothy Dalton, chaque nouvelle incarnation de Bond aura su donner a posteriori l’image d’un changement dans la continuité et définir en soi le tracé global de la franchise. Au lieu de chercher à tout prix à lire la saga toute entière comme une pure ligne chronologique (mission impossible au vu de certains choix narratifs parfois contradictoires d’un film à l’autre), c’est un monde en perpétuelle réinvention qui aura prix vie sous nos yeux, à la fois commentaire de l’époque traversée et travail constant de réflexion sur les possibilités de nuances d’un héros bien moins archétypal qu’il n’en a l’air. N’en déplaise aux puristes grincheux qui s’échinent à juger la saga incohérente depuis que Sean Connery a passé le flambeau, d’autant que c’est précisément à eux que Mourir peut attendre aura su donner l’ultime coup de grâce, en visant le point d’orgue de cette démarche autant qu’une profonde ouverture d’esprit vis-à-vis des changements tangibles sur la société en général et sur le cinéma d’action en particulier. Le défi était donc de taille. Trop de paramètres à honorer, trop de transformations à activer, et au final, trop de joie à laisser éclater.

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il convient d’abord de revenir quelques instants sur tout ce que l’arrivée de Daniel Craig dans la franchise aura su activer comme signes de mutation. Arrivant à point nommé en 2006 pour remettre les compteurs à zéro et refondre le métal de ses prédécesseurs, l’acteur british révélé par Layer Cake et Les Sentiers de la perdition n’aura pas fait que prolonger le travail avorté de Timothy Dalton sur cette mélancolie suicidaire propre au personnage imaginé par Ian Fleming. Il aura surtout fait irruption par la grande porte pour (sou)mettre la masculinité de l’agent secret 007 à rude épreuve. Grâce à lui, Bond n’avait désormais plus grand-chose d’un mâle alpha chez qui le fait d’enfiler les péripéties et les conquêtes féminines serait signe d’indestructibilité, mais pratiquement tout d’un enfant perdu transformé en machine à tuer, à qui l’injustice du monde ne cesserait jamais de rappeler le poids constant de la mort. Avec aussi la triple cerise sur le gâteau : une sécheresse qui prend aux tripes, un premier degré qui prend le pouvoir et une polygamie qui prend la porte. En cinq films qui auront fait le choix de la progression narrative et de la linéarité assumée (une première dans l’Histoire de la franchise), la trajectoire du Bond redéfini par Craig aura préparé le terrain pour cette conclusion magistrale qu’est Mourir peut attendre, point de chute idéal d’une longue quête identitaire. Un petit rappel des faits s’impose donc pour mesurer le chemin parcouru durant ce long feuilleton, pour le coup assimilable à un gigantesque tour de montagnes russes sans ceinture de sécurité ni régulateur de vitesse.

En tant que chapitre inaugural dévoilant l’origine du mythe, Casino Royale en aura très logiquement filmé la gestation progressive, via un agent 007 encore novice et incoercible qui se cherchait et s’affinait au contact d’une femme fatale (dans tous les sens du terme). La tragédie déchirante qui aura achevé cette éblouissante redéfinition du schéma bondien aura suffi à dessiner toute la matière polémique de Quantum of Solace, suite stressée et stressante à souhait dans laquelle Bond, devenu une tête brûlée dominée par la rage du deuil, errait en vengeur impulsif qui accumulait les cadavres tout en résistant au destin protocolaire qui lui avait été assigné. Une fois le deuil achevé, Skyfall marqua la possibilité d’une première forme de « résurrection » : pour un héros écroulé sous le poids d’un passé difficile à exorciser, rien de mieux qu’une nouvelle mission aux relents de cure freudienne, histoire de se réincarner in fine en icône moderne ayant trouvé le point de jonction entre un passé à honorer et un futur à embrasser. De quoi lâcher enfin les chiens avec le double mouvement jouissif de Spectre : créer du neuf avec du vieux (le film se voulait une célébration des codes réactualisés de la formule bondienne) et façonner un monde toujours plus obscur où le passé ne peut ni s’effacer ni se contrôler (Bond se voyait alors rattrapé par sa propre histoire et de cette confrontation allait découler le sort de son monde). Au terme de ces quatre films, on quittait Bond sur un refus (adieu le permis de tuer) et un souhait (bonjour la romance très loin du MI6) après avoir vaincu l’organisation Spectre. Faux point final, bien sûr : que faire de tout cet héritage laissé derrière cette reconstruction en quatre temps ? Comment le transmettre et/ou le faire perdurer sans prendre le risque d’en faire une malédiction ? C’est ce thème décisif, couplé à ceux – bien plus risqués – de la famille et du sacrifice, qui allait enfin permettre à l’icône James Bond de ne plus se croire immortel et de toucher du doigt son propre crépuscule.

TOXIC AVENGER

Mourir peut attendre débute ainsi sur les chapeaux de roues pour ce qui est de mettre en exergue le poids douloureux de l’héritage à entretenir. D’abord via la visualisation de ce fameux souvenir traumatique dont la douce Madeleine Swann (Léa Seydoux), élue du cœur de Bond, avait fait mention dans Spectre afin de justifier sa haine des armes – le massacre de sa mère par un tueur au masque blanc de kabuki dont les parents furent eux aussi autrefois tués par le père de Madeleine. Ensuite par l’incorporation au film de certaines réminiscences de la saga elle-même. Il suffit en effet ici d’une réplique (« Inutile d’accélérer, nous avons tout le temps devant nous »), d’un thème musical (celui, initié par John Barry, qui accompagnait le magnifique We have all the time in the world de Louis Armstrong) et d’une atmosphère romantique en diable pour que le délicieux spectre d’Au service secret de Sa Majesté revienne toquer à notre cortex de bondophile. Un détail qui vaut bien une mise en alerte : si l’épisode mélancolique et longtemps dénigré de Peter Hunt s’intègre ici en clin d’œil sur les deux extrémités du récit (la chanson d’Armstrong accompagne le générique de fin), mieux vaut ne pas croire qu’une telle référence va griller d’entrée tout ce qui va rendre cette aventure particulièrement douloureuse pour James Bond. D’aucuns gagneraient d’ailleurs à y aller mollo sur les paris, tant le film chapeauté par Cary Joji Fukunaga met un point d’honneur à prendre à revers bon nombre de leurs attentes, et ce en complément d’une mise en scène extraordinairement sophistiquée qui ne cesse de multiplier les tours de forces.

On en convient, cette ouverture majestueuse sur les collines de Matera fait mine de cocher toutes les cases de la tragédie romantique : quelques signes inquiétants (l’ombre de Vesper qui plane encore au-dessus de James, le bout de papier à double sens que Madeleine s’empresse de brûler après l’avoir écrit, etc…) précèdent un soudain et inattendu déferlement d’action explosive qui prendra fin par une rupture sèche sur un quai de gare. Avec ce qui s’impose comme le pré-générique le plus beau et le plus sidérant de toute la saga, Fukunaga met cartes sur table avec ce qui va être l’épicentre du récit et la clé de voûte du parcours de Bond depuis quatre films : pour l’agent 007, l’amour et le passé forment ici une double malédiction qui le contraint à contaminer et à détruire tout ce qui transpire la beauté, l’espoir et la tranquillité autour de lui. Le passé devient donc une menace (Casino Royale est symboliquement réduit en cendres en moins de dix minutes), l’amour se change en vecteur croissant de doute et de méfiance (l’être aimé est-il vraiment ce qu’il prétend être ?), les amants ne sont pas aussi éternels que les diamants, le happy end de Spectre n’est plus qu’un lointain souvenir, et le chaos repart de plus belle pour un agent secret qui doit reconsidérer son propre terrain de jeu comme étant un authentique réseau arachnéen.

L’image qui clôt ce pré-générique vaut d’ailleurs de l’or : un subjectif de Madeleine qui court à l’intérieur du train pour garder James dans son champ de vision, ce que Fukunaga traduit par un plan fixe qui cadre l’immobilité de Bond sur le quai de gare au détriment du train en mouvement. Tout est dit dans ce plan : le passé qui isole et immobilise celui qui y reste bloqué (c’est ce que Bond incarne), le passé qui ne meurt pas si l’on s’efforce de regarder derrière soi (c’est ce que Madeleine persiste à croire), et finalement le temps qui avance trop vite et qui laisse irréversiblement les souvenirs les plus forts s’étioler peu à peu. La métaphore du sablier s’impose d’autant plus que le générique de Mourir peut attendre intègre non seulement cet objet mais aussi une horloge et des statues, soit les trois motifs principaux du générique d’Au service secret de Sa Majesté. Pour ce qui est d’enfoncer le clou sur le passé et l’héritage qui collent à la peau de Bond comme un vieux chewing-gum, c’est peu dire que Fukunaga n’y va pas de main morte, allant même jusqu’à retarder la tragédie à venir en jouant sur le visage de la vraie menace. On croit la connaître au vu de ce que la première heure du film laisse présager, mais il suffira d’un épisode jubilatoire à La Havane, le temps d’une bunga bunga des résidus de l’organisation Spectre qui voient leur piège destiné à Bond retourner fissa à l’envoyeur, pour que les dés du récit soient tout à coup relancés. Et il faudra bien 2h43 de film – jamais la saga n’avait visé aussi long – pour admettre que Bond entamait tout du long un authentique chemin de croix, ne cessant de saigner et de souffrir jusqu’à finir lui-même sujet d’un enterrement en bonne et due forme. Avec quelle menace, du coup ? Evidemment celle de l’héritage de sa propre franchise : un certain Lyutsifer Safin (= Lucifer) auquel l’acteur Rami Malek offre une interprétation volontairement outrée, singeant la mégalomanie et le look baroque des vilains les plus cultes de la galaxie bondienne, en particulier ce troupeau de défigurés qui ont rejoué en boucle le vieux couplet de la domination de la planète depuis on ne sait quelle île isolée et avec on ne sait quelle arme insensée. Cet héritage-là, lui aussi, n’était pas immortel. Il se devait d’arriver à son excroissance ultime pour avoir lui aussi droit à ses funérailles.

Reste que ce chant du cygne – car il s’agit aussi de ça – avait fort à faire en matière de refonte des règles les plus indéboulonnables de la saga. Visiblement pas apeuré à l’idée de faire chuter une idole pour en refondre le métal, Fukunaga opte pour une mutation radicale, en lien avec cette fameuse tradition que l’on évoquait plus haut. Savoir s’adapter aux nouvelles conceptions sociales et artistiques de l’époque en cours est un exercice que ce nouvel opus prend à cœur avec un geste que les puristes n’ont pas manqué de juger ultra-kamikaze. Sans doute pour la première fois dans l’Histoire de la franchise James Bond, la « mise à jour » à l’œuvre fait mine de se conforter aux signes progressistes de l’époque (ce qu’une horde de réacs mal dégrossis auront vite fait de qualifier de « wokisme ») pour au contraire mettre en exergue la nécessité de faire le deuil d’un mythe. On imagine bien que l’apport de Phoebe Waller-Bridge (à qui l’on doit la série Fleabag) pour les réécritures du scénario n’est pas étranger à ce grand chamboulement. Le premier stade réside dans une inversion totale des règles et des prérogatives sexuées, ce qui, dans une telle saga, relève du coup de poker – Fukunaga déballe pourtant une quinte flush là-dessus. Héros tragique et endeuillé qui sème la mort dès lors qu’il tombe amoureux, Bond devient ici le symétrique de la femme fatale qu’il emballait (ou qu’il éliminait) autrefois à l’usure. Et face à lui, la femme, affublée d’un prénom tout sauf choisi au hasard, devient le pivot des enjeux émotionnels du récit : alors que Madeleine était jusqu’ici cette entité proustienne qui aidait Bond à se remémorer les choses qu’il avait oublié (dont son premier amour), elle devient ici une autre Madeleine, celle du Vertigo d’Hitchcock, menacée de mort par l’espion qui l’aimait et qui, ici, contaminé à vie par un virus létal, ne peut plus l’étreindre ni la toucher. Pour un héros de cinéma dont la masculinité et la misogynie d’antan ont trop souvent été jugées « toxiques », une telle audace narrative, qui appuie cette lecture critique tout en l’invalidant par inversion, a de quoi laisser bouche bée. Au fond, il ne faut pas s’étonner de se croire revenu à l’époque où George Lazenby déclarait sa flamme à Diana Rigg et n’hésitait pas à la demander en mariage, avec la fin tragique que l’on connait.

Le reste du film se met au diapason pour chambouler la matrice bondienne, histoire de mieux la refondre et la transcender. D’abord par ce choix couillu – mais très bien vu – de reléguer le matricule 007 au rang de simple numéro libre de droit, ici octroyé à une talentueuse espionne au service du MI6 (parfaite Lashana Lynch) que Bond se contente ici d’épauler dans son enquête – il s’agit donc du seul film dans lequel 007 se « dédouble » afin de mieux se redéfinir en rôle interchangeable. Même verdict pour cette façon de laisser les rapports et les caractères tordre un à un les fondamentaux de la franchise. Dans le cas le plus discret, on s’amuse de voir un Q geek et distingué (Ben Whishaw) faire furtivement son coming out au détour d’une réplique, ou un savant fou russe (David Dencik) finir ad patres à cause d’une remarque raciste (ce n’est pas dans Vivre et laisser mourir qu’on aurait vu ça…). Dans le cas le plus visible, c’est sur le jeu de séduction que l’évolution se fait clairement ressentir. L’enjeu n’est ainsi plus celui que l’on attend lorsqu’une femme – en général une très jolie espionne – rentre dans le cadre et semble amorcer une ébauche de séduction avec Bond : en gros, pas touche coco, on est là pour parler boulot ou pour s’y préparer, et en aucun cas pour aller faire la bête à deux dos sous la couette. Mention spéciale à l’épatante Ana de Armas qui offre au film sa scène d’action la plus jouissive en matière de chorégraphie – il est juste dommage que ce personnage disparaisse trop vite. Et pour ce qui est de cette autre présence féminine qui complique encore les choses à mesure que le récit lâche ses billes les plus capitales, le surplus d’émotion qu’elle apporte par sa présence/absence lors du climax final vaut justification de ce cocktail puissamment romantique qui tend souvent à supplanter l’action, pourtant vertigineuse à plus d’un titre.

Face à tout cela, James Bond se voit du même coup confronté à un autre phénomène. On le sait incapable de vieillir (de Dr No à ce film, il a toujours eu sensiblement le même âge), impossible à freiner dans la névrose intériorisée et l’exorcisme de ses traumas passés, captif d’un cercle vicieux et empoisonné. Un triple fardeau qui est aussi celui de son ultime Némesis, représentée non pas par son demi-frère Blofeld (Christoph Waltz est ici réduit au rang de silhouette faussement omnisciente) mais bien par le personnage de Safin, lui aussi orphelin travaillé par la souffrance et la vengeance. Leur confrontation finale dans une base secrète qualifiée de « jardin empoisonné » (toujours cette idée de toxicité qui se propage partout…) mettra ainsi les choses à plat sur ce qui est à l’œuvre dans le récit mais surtout dans la saga elle-même. Safin le dit bien : « On prétend vouloir se battre pour le libre-arbitre et l’indépendance, mais on n’en veut pas vraiment. On veut qu’on nous dise comment vivre et mourir quand on regarde ailleurs […] Je veux que le monde évolue, vous voulez qu’il reste le même ». Que Mourir peut attendre soit perpétuellement drivé par les récentes mutations de nos sociétés contemporaines (la révolution féministe, le mouvement social Black Lives Matter, les armes chimiques ciblant le génome humain, l’isolement des individus durant la pandémie du Covid-19…) prouve bien ce que Bond/Fukunaga tente de faire ici : sauver le monde/la franchise, non pas en le/la gardant intact(e) mais en l’amenant au bord de son propre précipice pour qu’autre chose puisse naître en retour. Affronter son ennemi, c’est se battre contre (une idée de) soi-même. Et le sacrifice est de facto la clé autant que la clé du film consiste à sacrifier la routine dans laquelle la saga s’était tranquillement lovée. Un peu comme si James Bond chutait à dessein de son piédestal, conscient d’être arrivé au terme d’un cycle. Mourir et laisser vivre, donc.

A la fin du film, que reste-t-il de James Bond ? Un héros en pleurs qui lève les yeux au ciel, contemplant la mort en approche. Mais surtout un archétype réellement transcendé qui, après avoir si longtemps incarné la virilité la plus invulnérable, disparaît de scène en tenant par la main une peluche d’enfant. Retour vers cette enfance perdue, sublimation d’un amour à visage multiple (maternel, fraternel, filial…) qui fut l’alpha et l’oméga de son trajet de vie, et sacrifice ultime d’un être de chair et de sang qui se consume in fine en laissant le futur tracer tant de possibilités. L’hommage que lui rend l’équipe du MI6 en fin de film – une scène qui n’a étrangement pas été si analysée que ça après la sortie du film – consistera en la lecture sobre d’une phrase-bilan qui cible l’agent secret désormais défunt : « La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à les prolonger. J’userais de mon temps ». Est-ce à dire que James Bond a clairement fait son temps et que tout est désormais à réécrire ? Est-ce que l’agent 007 ne sera donc plus qu’une histoire à transmettre de génération en génération, comme la toute dernière scène semble le suggérer ? Ce qui est sûr, c’est que ce prodigieux dernier quart d’heure ne nous facilite pas les choses en matière de prédictions sur l’avenir de la saga. Même en sachant que James Bond will return (si si, allez jusqu’au bout du générique de fin…), on se retrouve à l’image du Bond de Spectre : tiraillé de toutes parts, balloté tel un cerf-volant qui danserait dans un ouragan, et surtout incapable de prédire quelle pourrait être la couleur principale de la prochaine aube bondienne. Alors oui, de par sa démarche réformatrice hors du commun et cet éblouissant point final qu’il a su offrir à cet arc narratif en (vingt-)cinq films, Mourir peut attendre a dépassé toutes les espérances. Et oui, cette audace a fait polémique, certains puristes ayant manifesté leur colère ou frisé carrément la syncope. Mais tant mieux si le résultat final a su engendrer un clivage aussi violent : après tout, toute révolution n’a jamais été un dîner de gala.

4 Comments

  • Anonyme Says

    Waouh ! Je suis très impressionnée

  • Maxencd Says

    Article d’une très grande qualité, merci beaucoup

  • RICARDO Says

    Éblouissant et inoubliable !
    Je sais désormais quoi lire avant chaque visionnage de NTTD.
    Un immense merci Monsieur.

  • kathnel44 (catherine) Says

    Super article! Toute une époque s’achève. Daniel Craig pour ma part le meilleur agent 007 avec Sean Connery. Cet opus « Mourir peut attendre » se termine dans la mélancolie avec ses ressorts psychologiques déjà amenés depuis Skyfall .C’est à dire un James Bond sombre, qui s’interroge sur son passé, son métier de tueur , ses traumatismes ( cette fois la question de l’héritage, de ce qu’on laisse derrière soi, à la postérité) Finalement l’ennemi plus que le méchant n’est-ce pas le passé des personnages ?

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