120 battements par minute

REALISATION : Robin Campillo
PRODUCTION : France 3 Cinéma, Les Films de Pierre, Memento Films Production, Page 114
AVEC : Nahuel Perez Biscayart, Arnaud Valois, Antoine Reinartz, Adèle Haenel, Félix Maritaud, Mehdi Touré, Aloïse Sauvage, Simon Bourgade
SCENARIO : Robin Campillo, Philippe Mangeot
PHOTOGRAPHIE : Jeanne Lapoirie
MONTAGE : Robin Campillo
BANDE ORIGINALE : Arnaud Rebotini
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 23 août 2017
DUREE : 2h20
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Début des années 90. Alors que le sida tue depuis près de dix ans, les militants d’Act Up-Paris multiplient les actions pour lutter contre l’indifférence générale. Nouveau venu dans le groupe, Nathan va être bouleversé par la radicalité de Sean…

Ils sont là, derrière le rideau de la scène, cachés dans l’ombre, serrés les uns contre les autres. Ils attendent. Et au moment fatidique, tout s’emballe : les coups de sifflet retentissent, les gestes sont vifs, les slogans ostentatoires, la parole cash, et tout le monde se retrouve sur scène. Ainsi démarre 120 battements par minute, c’est-à-dire par 120 secondes d’action pure. Et pas n’importe quelle action : celle de l’association Act-Up Paris, créée en juin 1989 par la communauté homosexuelle et militant avec acharnement contre le sida, avec le désir revendiqué d’alerter les médias sur l’épidémie, de sensibiliser l’opinion publique sur les techniques de protection, de batailler contre l’inaction des pouvoirs politiques (Mitterrand est à l’époque au pouvoir) et de partager le maximum d’informations sur le traitement de la maladie. L’intro est donc sèche, nerveuse, sans fioritures. Mais tout de suite après, l’élan est stoppé par ce que l’on redoutait de voir dans un tel film : la présentation de l’association, de son mode de fonctionnement et de son principe de régulation de parole au cours des débats. Le didactisme ne peut-il donc jamais s’arrêter de sévir dès lors qu’un film tente d’appréhender des faits réels ? Robin Campillo prouve avec ce film qu’il ne faut pas désespérer. La parole n’est pas ici un outil qui sert à expliquer ceci et cela, mais un moyen d’évoquer ce qui est au-delà du simple sujet. En conséquence, le « film sur Act-Up » vendu ici et là n’existe qu’en apparence. Juste une bâche qui cache un vrai film d’action, riche de trois forces vitales : corps, parole, mouvement. Pulsions de (sur)vie, en somme.

Voir un tel film mettre la Croisette – et le président du jury Pedro Almodovar – à genoux, avec un Grand Prix unanime en bout de course (nombreux furent ceux qui lui prédisaient pourtant la Palme d’Or), n’avait pourtant rien de rassurant. Le fait d’être un minimum rodé à l’effet Cannes nous impose de rester en général sur nos gardes lorsqu’un film se voit jugé fédérateur moins en raison de ses qualités artistiques que de son seul sujet. Le nouveau film de Robin Campillo (Eastern Boys) en fit les frais avec plein d’arguments qui, d’entrée, semblaient renvoyer à un certain cinéma français autocentré et consensuel, pour lequel la simple revendication sociopolitique aura toujours plus de poids qu’une mise en scène pensée en amont. Sauf que Campillo est un vrai cinéaste, et son film un vrai geste de mise en scène. Sa scène d’introduction n’est donc pas juste là pour initialiser les choses, mais pour les mettre au point : à peine l’action militante effectuée, la soi-disant présentation du groupe devient, par sa seule durée, une sorte de chute libre pour le spectateur, ici lâché sans crier gare dans un espace gagné par un flux permanent. Et où, surtout, l’intensité du débat remet le concept de démocratie au premier plan. Tout le film est ainsi résumé dans ce long espace d’ouverture où les membres d’Act-Up expriment leur désaccord sur le bien-fondé d’une de leurs actions (était-elle réussie ou pas ? a-t-on été violents ou pas ? les gens vont-ils comprendre le message ou pas ?). Nullement didactique, 120 battements par minute est un film sur le corps qui s’investit, sur la parole qui se manifeste, sur le mouvement qui emporte tout.

Robin Campillo le dit très bien : à une époque où découvrir sa séropositivité revenait à se savoir plus ou moins condamné à mort, les militants d’Act-Up cherchaient à trouver le moyen de survivre dans le seul but de continuer à vivre, à aimer et à s’amuser. Ce que le film tout entier, élaboré en termes de montage comme une authentique course contre la montre, englobe à la manière d’un tourbillon sans pour autant s’en tenir à une narration prémâchée, laquelle traduirait une évolution précise et bétonnée des enjeux. On sent au contraire un récit qui ne se définit pas comme tel, qui s’improvise au fil des raccords de scènes, qui se contente de rester branché sur les pulsations de vie de ceux qui en sont les acteurs. D’autant que la mise en scène se révèle très adaptée en l’état : caméra à l’épaule en cas de nervosité de l’action et propension à l’onirisme pour les scènes où la quête de l’absolu vient caresser le rêve ou le cauchemar (notons la vision mentale très frappante d’un fleuve de sang). Ce genre d’élan aurait néanmoins pu rencontrer un obstacle : se resserrer un peu trop sur l’intime en oubliant quelque peu le collectif. Or, Campillo sait pertinemment qu’au vu du sujet, les deux sont liés. D’où cette « narration-entonnoir » qui part du groupe pour se resserrer peu à peu sur trois ou quatre personnages confrontés à la maladie – ce moment où le collectif et l’intime se retrouvent en crise.

Très documenté en amont (ancien militant d’Act-Up, Campillo reprend ici des événements qu’il a lui-même vécu), le film se veut direct en ne cachant strictement rien de ce qu’implique son sujet. Les tensions et les jalousies parmi certains militants, les stratégies à adopter vis-à-vis de leurs actions (on se croirait parfois en plein milieu d’un conseil de guerre), les dégradations activistes dans les bureaux d’un laboratoire pharmaceutique qui refuse de révéler l’état actuel des recherches médicales contre le sida, l’effet de la douleur physique et des traitements médicaux sur le corps (le filmage est digne, dépourvu de toute forme de racolage arty), les questions qui valent le coup d’être posées (exemple : se la jouer festif et joyeux pendant la Gay Pride est-il compatible avec la tragédie de cette épidémie ?), mais aussi, et surtout, la mauvaise foi et la méconnaissance qui pouvait régner au sein même de l’association. Sans fausse pudeur, Campillo montre ici une bulle de partage qui s’autogère parfois dans l’erreur, pour la simple raison que l’incertitude devient ici un moteur de survie. S’engueuler, se jalouser, se bagarrer, s’aimer, se faire entendre : tout ça, c’est la même chose. C’est un mouvement, lancé à cent à l’heure, pour continuer à se sentir vivant.

D’une bande-son surchargée de respirations profondes à un découpage qui prend soin de segmenter l’irruption des corps dans l’espace (mention spéciale au plan final stroboscopique qui les fige dans des postures mortuaires sous les lumières d’une boîte de nuit), le point de vue de mise en scène de Robin Campillo illustre de façon consciente qu’une œuvre de cinéma est avant tout affaire de rythme et de musicalité – le découpage fait tout. Ces superbes condamnés à mort – qui refusent bec et ongles de se résigner à ce qualificatif – ont beau troquer l’hédonisme pour le fatalisme dès lors que la maladie prend le dessus, l’énergie interne qui ne cesse de les animer est signe d’un romantisme absolu, celui qui soigne et qui réconforte, ici magnifié dans des scènes de danse dont le puissant beat électro se cale à merveille sur leur pouls. Et dans son choix brillant de se jouer de l’élasticité du temps pour mieux l’accélérer ou le ralentir, le cinéaste réussit à ne jamais s’égarer dans de possibles inégalités de rythme. Ce sont au contraire ces inégalités qui accentuent l’imprévisibilité du destin des personnages et qui, in fine, remettent l’action collective au cœur de leurs enjeux. Car c’est elle qui les lie tous. Émouvant sans putasserie, galvanisant sans nostalgie, épuisant sans lassitude, le film prend ainsi acte du courage de toute une génération pour mieux réactiver l’urgence d’aimer. Chaque minute compte, et au final, des minutes d’une telle intensité, il y en aura eu 140 dans ce film. On vous laisse faire le calcul en ce qui concerne les battements.

Photos : © Céline Nieszawer. Tous droits réservés

1 Comment

  • kathnel Says

    Un très bel article dans lequel je me retrouve .J’ai beaucoup aimé « 120 battements par minutes » et effectivement chaque minute de ce film intense compte…. C’est une œuvre forte et nécessaire, pleine d’énergie et d’espoir alors même que le film aborde la question de la mort et de la maladie, débordant de pulsions de vie, dans cette rage de convaincre, de lutter , d’alerter l’opinion publique , de combattre l’indifférence et l’intolérance, de faire taire enfin le silence. Plus démonstrative que didactique, la mise en scène nerveuse nous entraine dans un rythme qui traduit bien sur un plan autant musical que visuel cette « urgence » à dire, à convaincre et à vivre, à survivre. Certaines scènes sont absolument bouleversantes.

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