[ENTRETIEN] Catherine Breillat

© Benoît Peverelli / Elle

2005 : Catherine Breillat est victime d’une hémorragie cérébrale qui la paralyse partiellement. 2009 : elle révèle être victime d’une escroquerie de la part du bad boy Christophe Rocancourt qui, profitant de son handicap et de sa faiblesse, lui soutire des chèques pour plus de 850 000 euros. Elle publie un livre sur l’affaire. 2012 : Rocancourt est effectivement jugé coupable d’abus de faiblesse. La cinéaste se lance dans la production d’un film éponyme. Il n’est pas évident de revenir sur une œuvre autant liée au réel, à l’intimité d’une personne et à ses blessures. L’objet nous y aide, sachant faire oublier le côté « confession intime » par une distanciation qui passe autant par la mise en scène que par une ironie surprenante du dialogue. L’artiste aussi, d’un abord chaleureux, drôle et spontané… soit à peu près tout le contraire de son cinéma, dont elle revendique la froideur et le goût de la perversion. Les paradoxes de ce type ne rendent les rencontres que plus passionnantes…

Ce n’est pas la première fois que vous adaptez l’un de vos livres, Anatomie de l’Enfer était adapté de Pornocratie, pourquoi avoir choisi d’adapter celui-ci ?

Je ne considère pas du tout que j’aie adapté le livre. Le livre, c’est un récit, ce n’est pas pareil. Il y a parfois des envolées dans le langage et dans la pensée mais dans le fond, je ne faisais que raconter les faits, c’est tout. Je pleurais beaucoup. Je suis cinéaste et avec le film, je suis redevenue moi même. J’ai toujours dit que le cinéma phagocyte la vie, la mienne et celle de autres, les faits divers, les gens qui parlent et dont j’écoute tout à coup la conversation parce qu’elle est inouïe. Tout. Et je construis des personnages comme ça, avec des amalgames. Quand je suis allée chez l’éditeur du livre, j’ai prévenu que je ferais un film sur le même sujet et il a été convenu que je garde les droits cinématographiques. Par contre, j’ai mis trois ans à faire le scénario…

Je me suis davantage replongée dans certaines scènes que je n’ai vécues dans la vraie vie que comme des scènes, je ne les ai appelées que comme ça. Vous savez, quand Vilko est dans le lit d’enfant et qu’ils sont dans une situation très étrange avec Maud, c’est copié-collé. Il y en a eu plein d’autres, c’était tellement joli, on aurait dit une comédie avec Cary Grant et Audrey Hepburn, c’était surréaliste. Je voyais bien, déjà à l’époque, qu’il y avait quelque chose qui était pour moi du cinéma, un cinéma que j’adore et que pourtant je ne sais pas écrire. Et là je les avais les scènes, je les vivais, alors le lendemain je les écrivais scrupuleusement parce qu’il fallait garder ce champagne et cette humeur que je ne sais pas garder dans mes films parce que je suis plus sombre, plus rebelle. Elle s’appelait Maud, il s’appelait Vilko mais c’était pour un autre film, je ne savais pas que ce serait dans celui là. Je ne réalisais pas du tout ce qu’il pourrait se passer…

Comment était-ce de recréer du vécu avec un média, le cinéma, qui vous y confronte peut-être de manière plus violente que la littérature ?

Je ne revis pas les moments, je les fabrique, ce n’est pas pareil. Ce ne sont pas des sentiments mais des situations. On a commencé par la scène où Isabelle réapprend à rire à l’hôpital, j’étais en larmes et j’ai dit « Ecoute Isabelle, quand je suis en larmes c’est que c’est bien ! ».

Comment s’est fait votre choix des acteurs, Isabelle Huppert et Kool Shen ?

Isabelle c’était évident dès le départ. Je la connais depuis très longtemps, elle m’avait déjà dit non pour Parfait Amour ! (1996). Pour Sex is Comedy (2002), elle a longtemps hésité puis refusé. Pour ce film-là, j’ai décidé que je l’aurais alors j’ai pris mon téléphone et je lui ai dit « Bon, Isabelle, t’attends que je sois morte ou quoi ? Il faut que tu tournes un film avec moi, je te préviens, c’est sûrement le dernier que je te propose ! » Elle avait déjà lu Bad Love, elle adorait, alors elle a dit oui sans que j’aie eu besoin de lui donner le scénario. Elle et moi on se connaît très bien mais on se voit jamais. Je ne vois presque jamais les acteurs. Mon producteur, mon assistant oui, mais jamais les acteurs. D’ailleurs Isabelle, je ne la voyais pas dans un cadre de travail…
Pour ce qui est de Kool Shen, le langage est si important dans mes films que je me disais : il me faut un corps de rappeur pour contrebalancer ça. Ça a l’air presque méprisant, mais pas du tout. Un film, c’est de la terre glaise, il fallait que tout cet espace vide, il l’arpente comme une scène, mais pas à la manière d’un chanteur de rock. Un chanteur de rap, ça prend et ça happe le public, c’est quelque chose de plus brut et c’est ce qu’était mon personnage. Le rap m’est passé autant au-dessus de la tête que mon cinéma pour lui, je n’y connaissais rien ! (rires) Je connaissais quand même le nom des vieux groupes. Je suis allée voir Akhenaton de IAM, et à ma grande surprise, il est très mignon pour un chanteur de rap ! Je l’aurais pris lui si c’était une romance mais on ne voit pas le gap culturel ou la brutalité. Donc je suis allée voir NTM. Je connaissais Joey Starr mais je l’avais éliminé à cause de son côté très sexuel et sensuel, je trouvais que ça changeait le film de manière peu intéressante. Donc c’était Kool Shen, il n’y en avait pas d’autre. Mon assistant me l’a trouvé et comme c’est un rappeur et que je suis loin de ça, j’ai décidé de le vouvoyer (rires). On était un peu comme en chiens de faïence parce que moi je ne pouvais pas lui citer une de ses chansons et lui pas un de mes films (rires).

Qu’est-ce qui l’a attiré dans votre univers ?

Je crois que les gens qu’on désire se demandent toujours un peu pourquoi. Le cinéma est déjà un mot magique et malgré tout, je crois qu’il avait parlé à des gens qui l’avaient mis au parfum me concernant. J’ai lu récemment qu’on lui avait dit de quand même venir au rendez-vous, je ne savais pas qu’il doutait à ce point. J’ai décidé de faire des essais. La présence du corps, je l’avais. Sous le coup de l’enthousiasme, j’ai dit à Isabelle, à mon producteur et à l’agent de Kool Shen que je le prenais. Plus tard, je regardais les essais et je me disais finalement « non, il joue pas bien, en fait je me suis trompée ». Il y avait quelque chose de beaucoup trop évident, presque au premier degré… Comme je fais toujours des essais avec d’autres derrière le dos des acteurs, je l’ai rappelé pour les lui montrer – c’est quand même quelqu’un d’extraordinaire, il n’y a pas grand monde qui aurait supporté ça – et lui dis « Là, vous êtes exactement le personnage et la nature du rôle, là c’est lui qui est mieux mais il n’a pas la nature du rôle ».
Un obstacle qu’on a dû surmonter, c’est le mépris qu’il avait pour le modèle qui a servi pour le rôle – et moi aussi. Mais il ne faut pas mépriser ses personnages. Je lui ai dit qu’il ne fallait pas y penser, que c’était une mauvaise référence à avoir. C’est d’ailleurs pour ça que c’est de la fiction. Donc je lui ai donné à apprendre la scène de séduction d’A ma sœur ! (2001), un texte très long, entièrement littéraire, une situation totalement bourgeoise, exactement ce qu’il ne peut pas connaître et qu’il ne connaîtra jamais. Il avait mis du temps à l’apprendre… Aux premiers essais, il bougeait, alors je le coince sur un fauteuil et je le filme en gros plan parce que j’aime scruter les visages. C’est mon assistant qui lui donnait la réplique donc il était forcément très mauvais. Ce sont les conditions les pires pour faire des essais. Et alors là, stupeur ! il s’accaparait le texte, je n’entendais pas un point, pas une virgule, ce n’était pas écrit, c’était parlé, je suis restée fascinée. A ce moment-là, on a recommencé pour voir si c’était pas un hasard : pareil ! On était tous les yeux brillants, enfiévrés, dans une espèce de transe passionnelle. Là on savait tous, il n’y avait même plus besoin de regarder les essais, c’était évident.

Avec Isabelle Huppert, comment avez-vous abordé ensemble la question du corps ?

On ne l’aborde jamais. Je lui ai dit : « Tu sais Isabelle, je ne travaille pas » et elle m’a dit : « Ah ben moi non plus ! ». C’est pour ça que je ne vois presque pas mes acteurs avant le tournage. C’est vraiment sur le plateau que se passe l’essentiel. A partir du moment où je lui ai proposé le rôle, deux-trois mois avant le tournage, on ne s’est pas revues jusqu’à l’essayage des costumes. Une semaine après, on tournait. Moi je ne parle pas du scénario ni des dialogues, de rien du tout. Je n’aime pas ça, parler de quelque chose qui n’est pas fait et dont je ne sais pas toujours comment je vais le faire. Mais on sait qu’on va le faire, qu’on a une passion qui nous lie, qu’on veut faire la même chose. Il y a une part d’énigme, c’est pour ça que c’est passionnant…

Vous faites une apparition dans un caméo de quelques secondes dans la scène de l’hôpital. On vous voit marcher et croiser Isabelle Huppert. Est-ce une sorte de passage de relai entre elle et vous ?

Je l’ai improvisé sur le tournage. Je n’étais ni coiffée ni maquillée ni habillée mais j’ai voulu le faire car j’ai pensé que ce couloir d’hôpital était le chaînon manquant avec le moment où on la retrouve dans le loft. Le couloir était trop vide. Isabelle était très surprise, pas forcément très contente mais je lui ai expliqué : «  C’est l’ombre qui croise la lumière ! »

Les faits relatés dans votre film sont très récents et pourtant on sent une certaine distance, une prise de recul dans la mise en scène. Comment l’expliquez-vous ?

Je suis cinéaste, je ne fais pas des reportages donc il y a forcément une distance. Tous mes films ont une grosse part d’autobiographie mais je ne suis pas du tout narcissique. Ce qui m’intéresse, c’est qu’en voyant l’histoire qui m’est arrivée, les gens se reconnaissent eux, parce qu’ils ont la même émotion, les mêmes problèmes secrets dans la vie.

En tant que spectateur, on ne ressent jamais d’apitoiement pour le personnage d’Isabelle Huppert mais à l’inverse on ne ressent pas vraiment d’attachement non plus. Comment avez-vous jonglé entre ces deux ressentis ?

C’est un personnage qui ne se comprend pas et que personne ne comprend. C’est absolument normal que le spectateur n’ait pas un réel attachement. Je n’avais pas envie que ce soit un plaidoyer en ma faveur. Le côté autobiographique m’aurait montrée sous un très beau jour où tout le monde m’aurait aimée et aurait dit « Ah le salaud ! ». Toute histoire est toujours plus compliquée.

Vous dites ne pas vouloir que le spectateur s’apitoie sur le personnage. Dans le film vous faites preuve d’humour dans les répliques, parfois même avec une certaine noirceur. D’où vient cette impression que le film verse autant dans la gravité que dans la jubilation ?

Je crois que c’est une caractéristique de tous mes films finalement… J’ai eu très peur que ce soit un film sur moi. Une autobiographie que l’on fait sur le papier, c’est plus introverti alors qu’au cinéma, c’est un étalage. Dès que mes personnages deviennent trop sympathiques, je « casse » l’empathie que le spectateur peut avoir. J’ai horreur de me faire avoir au sentiment dans les films, pourtant je peux pleurer comme une madeleine. Je trouve que ça fait appel à ma bêtise, à mon côté fleur bleue et pas à l’art. Donc je casse cet apitoiement par un côté agressif et tragique. Mais de toute façon, je ris tout le temps dans la vie, dans mes films, et surtout de moi. Je suis peut-être méchante avec les gens mais je suis bien plus méchante avec moi-même.

Votre mise en scène privilégie le champ/contre-champ qui donne l’impression d’une confrontation permanente entre les personnages…

Je n’utilise pas tant le champ/contre-champ sauf s’il a une signification très précise… Parce qu’évidemment il y a une fascination. L’attraction, ça peut être plus… Soit l’antagonisme soit la fascination c’est évidemment du champ/contre-champ pour moi.

Le film débute enveloppé dans un blanc léthargique et au fur et à mesure, les couleurs reviennent à l’image. Vous y avez accordé beaucoup d’importance ?

Vous savez, c’est le lieu qui vous donne quelque chose. L’hôpital de Lariboisière, j’y suis restée entre la vie et la mort pendant un mois sans aucune chance de remarcher. En France, les hôpitaux sont roses, les draps sont jaunes, ils essayent d’apporter un peu de douceur. En Belgique, tout est blanc. Donc le début du film, je l’avais conçu tout blanc à l’exception du lit d’un rouge très particulier. Mais finalement c’est beaucoup plus beau que cet hôpital soit blanc. S’il avait été rose, ça aurait été trop réaliste, pas assez froid.

Pouvez-vous nous parler de vos choix visuels pour les décors et les costumes, pour lesquels vous êtes créditée au générique ? Pour ce qui est des scènes d’intérieur, on pense notamment à la chambre de Maud qui a un aspect assez coloré, plutôt baroque, avec notamment un tableau en arrière-plan qui rappelle une certaine époque, une certaine vision de l’art…

J’ai fait recouvrir le lit en rouge, mais pas n’importe quel rouge, j’ai bien choisi ! Le tableau évidemment je le voulais, je fais mes dessins moi-même, la bibliothèque je la voulais comme ça, les livres il n’y en avait pas assez alors j’ai envoyé tous les miens en Belgique. La table basse ne me plaisait pas non plus. Alors il y avait des objets magnifiques, mais tout de même très peu. Or le décor était immense. Après il y en avait des moches alors… Enfin moches… mignons disons. Mais mignon ce n’est pas beau, et surtout ça n’a pas de mystère. Alors j’ai dit que je n’achèterais jamais cela, donc ça ne sera pas chez Maud. Ou alors il faut qu’il y ait une relation avec le personnage… Le pull par exemple [celui de Kool Shen, le beige, ndlr], il est affreux bien que ce soir un Ralph Lauren (rires). Justement c’est Ralph Lauren, on sent bien que c’est une forme d’opulence, que c’est un pull cher avec cet espèce de mauvais goût bourgeois m’as-tu-vu. Quand je mets quelque chose de laid, je le choisis. Il faut que ça signifie quelque chose. Mais chez Maud, je n’allais pas mettre des trucs cul-cul, jolis, des barbotines…

Les éléments alentour aussi peuvent être importants : il y a notamment ce plan sur les vagues qui s’écrasent contre les rochers et qu’Isabelle Huppert regarde fixement.

Ce pont amenait une impression de vertige, une fascination du vide. Au départ, j’imaginais une mer agitée pour cette scène où les personnages avancent sur le pont pour regarder la mer. Au final, j’y ai renoncé. La mer, le côté opaque du remous et de l’écume, c’est suffisant pour avoir le vertige et être attiré. J’ai une passion pour l’océan, j’aime la mer quand elle est violente. Le fait marquant qui m’a décidé à être cinéaste et écrivain, c’est la découverte du cinéma avec Bergman, quand j’avais douze ans [nombre de films du cinéaste ont été tournés sur l’île de Fårö, ndlr]. Cette incantation à l’océan, j’ai ça dans la peau, pour moi c’est magique…

Est-ce que l’océan peut être vu comme la métaphore d’un piège qui se referme sur le personnage de Maud, la violence qui s’en échappe ?

Et la fascination du vertige, la fascination de la perte ! Car le vertige c’est ça ! Je n’aime que ce qui me fait peur et ce qui me donne le vertige, je sais que je vais y céder ! Dans le fond cette histoire c’est aussi une histoire de vertige…

Propos recueillis à Lyon le 4 février 2014 par Clémence Michalon, Guillaume Gas et Guillaume Perret
Merci à Amaury Ballet de Radio Brume, dont certaines questions sont reprises ici

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Le passage du temps dans Synecdoche, New-York

Courte-Focale.fr : Analyse de Synecdoche, New-York, de Charlie Kaufman (USA - 2009)

Fermer