[ENTRETIEN] Alexandre Bustillo

Avouons-le sans honte : il était difficile pour nous de faire une interview comme celle-ci. Déjà dans la mesure où le film en question ne nous a pas franchement convaincu (mais en même temps, on avait envie d’en savoir un peu plus), ensuite dans la mesure où seule la moitié des réalisateurs se retrouve face au micro. Il n’empêche que, de par son statut d’ancien journaliste de Mad Movies et l’énergie dont il a su faire preuve en tant que réalisateur avec son comparse Julien Maury, Alexandre Bustillo reste encore aujourd’hui l’une des valeurs sûres du cinéma de genre français, prompt à asperger la toile de cinéma d’une quantité insensée d’hémoglobine, pour le plus grand plaisir de nos gueules carnivores. Aux yeux des vivants, troisième réalisation du bonhomme, faisait partie de la sélection des Hallucinations Collectives 2014, et on était là pour prendre le pouls d’une péloche aussi enragée et énervée. Heureusement, la rencontre fut tout l’inverse : décontractée et agréable, à l’image de notre invité.

Courte-Focale : Après l’expérience de Livide, quelle a été l’origine de ce troisième projet en collaboration avec Julien Maury ?

Il faut savoir que Julien et moi développons toujours nos projets ensemble, même si le processus a été un peu différent sur ce film-là. Au départ, il s’agissait pour nous de faire un film pour les Américains, parce qu’on nous proposait beaucoup de films aux Etats-Unis, et on a eu l’idée d’écrire un script autour de la jeunesse de Stephen King, à savoir prendre un élément fictif de sa jeunesse dans le Maine, qui allait amener un drame avec ses potes d’enfance (ce qui aura donné Stand by me) et peu à peu forger son statut d’écrivain. Le projet a été délicat à monter pour diverses raisons, mais on s’apercevait surtout que le projet risquait de se limiter à une suite de clins d’œil à l’univers de King, ce qui en aurait fait un exercice de style un peu vain. Du coup, on a choisi avec Julien de garder uniquement l’idée d’un trio de gamins à qui il arrive quelque chose d’extraordinaire au cours d’un été, et d’ancrer ce concept dans un contexte beaucoup plus français.

Sur ce point précis, le film est assez instable, puisqu’il intègre des éléments qui échappent au contexte exclusivement hexagonal, notamment cette idée d’un studio du cinéma laissée à l’abandon (qui m’a beaucoup rappelé celui de 800 balles d’Alex de la Iglesia), ainsi que les trois jeunes héros, qui portent tous un nom américain…

Tiens, oui, c’est marrant, j’avais pas pensé au rapport avec 800 balles, mais tu as raison, on peut y voir une connexion… En tout cas, cette idée du décalage était un peu voulue de notre part à Julien et moi. A la base, la première version du scénario intégrait une fête foraine abandonnée comme décor principal, et au vu d’un budget limité qui nous empêchait d’en créer une de toutes pièces, on s’est mis à la recherche d’un décor convenable, hélas en vain. Le seul décor de fête foraine qui nous intéressait était à Sofia en Bulgarie, mais elle était trop bien entretenue, trop propre, pas assez isolée du paysage urbain et en aucun cas conçue à échelle humaine. A un moment donné, on est tombé sur des vieux studios perdus dans la campagne bulgare, qui, de par leur allure, évoquent beaucoup un décor de western. Et du coup, on a opté pour l’idée d’un studio de cinéma abandonné, ce qui était bien plus intéressant et original qu’une fête foraine abandonnée. Ce genre de décor, on l’avait déjà vu dans plein de films comme Massacre à la tronçonneuse 2, donc il était nécessaire pour nous de changer un peu… Pour ce qui est du côté « américain » de ce genre de décor, c’est assez évident : en France, ce genre de studio n’existe pas, à l’exception de la Cité du Cinéma créée par Luc Besson qui est typiquement construite à l’américaine. Ce que l’on voulait, c’était une sorte de Cinecitta un peu local, où quelqu’un aurait pu tourner des films un peu plus artisanaux. En outre, Julien et moi souhaitions à tout prix nous écarter du réalisme, d’abord parce que ça nous ennuie, ensuite parce qu’on n’a pas envie de copier le réel. Par exemple, sur Livide, rien que le choix des voitures avait été fait sans lien direct avec le réel d’aujourd’hui, car nous recherchions quelque chose de plus old-school. Dans Aux yeux des vivants, on est là encore dans une France fantasmée. Celle dans laquelle on aurait vraiment eu envie de se perdre au même âge que les personnages.

Tu parlais de Stephen King en tant que point de départ du projet initial, mais avais-tu d’autres références cinématographiques en tête ?

La principale référence que l’on avait avec Julien était Massacres dans le train fantôme de Tobe Hooper, un film que l’on adore. D’ailleurs, après la sortie de notre premier film A l’intérieur, on avait proposé aux studios Universal d’en faire un remake, et on s’est rendus compte qu’ils ne connaissaient pas le film alors même qu’ils en avaient les droits ! On a donc été frustrés de ne pas pouvoir monter ce projet. Avec Julien, c’est vrai qu’on est à fond dans le mixage des références : on les prend et on les régurgite un peu à notre manière, que ce soit Halloween, La colline a des yeux ou encore des films d’enfance comme Stand by me, qui sont rattachés au thème de la fin de l’enfance et de l’innocence. Notre but premier était vraiment de mixer tout ça ensemble, en prenant donc des enfants de 12 ans et en les plaçant dans un contexte horrifique très précis, marqué par une violence frontale.

Concernant la violence, A l’intérieur était déjà très marqué au niveau du Grand-Guignol alors que Livide était plus axé sur la suggestion et l’onirisme. Dans le cas d’Aux yeux des vivants, on revient à une ultraviolence poussée au maximum. En tant que réalisateurs, y a-t-il des limites que vous vous fixez dans la représentation de cette violence ?

Ce n’est pas une question de limites. Sur ce film-là, on ne s’est pas posé la question pendant le tournage, à vrai dire. Par exemple, il était clair dès le départ qu’on ne voulait pas montrer la mort des deux garçons, non pas pour s’autocensurer (parce que ça ne nous aurait pas fait peur de montrer ça), mais au contraire pour conserver un peu de suspense et installer le doute sur leur destinée. Je pense qu’un spectateur non initié au cinéma d’horreur pourra penser en premier lieu qu’ils ont été simplement kidnappés. Après, lorsqu’il s’agit de filmer la violence, on ne se pose pas de limites dans la représentation, parce qu’on est conscient que ça reste du cinéma. On n’a pas non plus de dilemme moral sur le fait de filmer une femme enceinte qui se fait éventrer en plan-séquence. Dans A l’intérieur, tout le scénario était construit sous la forme d’un jusqu’au-boutisme assumé pour aboutir à cette scène finale d’éventration du personnage d’Alysson Paradis. On cherche aussi la beauté dans l’horreur, et je pense que le plan final d’A l’intérieur en est un bel exemple : ce que l’on y voit à l’écran est immonde, mais on a choisi d’y intégrer une esthétique et une vraie recherche picturale de manière à ce que le plan dégage une certaine poésie. On veut que nos scènes gore aient avant tout un pouvoir narratif, et ne soient pas limitées à « du gore pour du gore ». Et sur ce terrain-là, il existe des films violents qui me posent un vrai problème, parce qu’ils me semblent faits uniquement pour choquer sans la moindre raison narrative, notamment A Serbian Film qui ne fait qu’enchaîner les scènes les plus immondes sans justification précise.

Le personnage joué par Francis Renaud est protecteur envers son fils, tout comme l’est celui d’Alysson Paradis avec son enfant dans A l’intérieur. Est-ce que le thème de la maternité constitue un sujet important pour toi et Julien, et est-ce que vous pensez continuer à l’explorer dans vos futurs projets ?

Pour te dire la vérité, on a l’impression d’avoir fait le tour du sujet. Mais c’est clairement un thème qui nous touche, sans doute aussi parce que nous sommes pères de deux enfants chacun. Avoir un enfant, c’est un électrochoc dont on a du mal à se relever : tu passes tout à coup de l’insouciance à la prise de conscience ultime. Nos films tournent effectivement autour de ça. Par ailleurs, en tant que parent, je pense que la véritable horreur réside dans le fait de s’attaquer à ce qui t’est le plus cher, à savoir tes enfants. Aujourd’hui, il n’y a plus que ça qui puisse me faire peur au cinéma. Preuve en est que le film qui m’a le plus terrifié récemment, c’est Prisoners, qui développe une situation qui représente à mes yeux le cauchemar ultime… Après, je considère que notre cinéma n’est absolument pas un cinéma sérieux. A l’intérieur n’a jamais été conceptualisé pour choquer les gens ou paraître malsain, on l’a conçu au contraire comme un film de petit branleur à destination des fans de cinoche gore. Et surtout, a contrario d’un film comme Prisoners qui est constamment ancré dans du pur réalisme, on cherche à s’en écarter au travers de codes plus fantasques, comme les vampires de Livide ou le boogeyman d’Aux yeux des vivants.

Je voulais revenir sur le choix du casting dans tes films, qui semble refléter un désir de piocher du côté des actrices plus ancrées dans le drame ou la comédie populaire : Nathalie Roussel dans A l’intérieur, Catherine Jacob et Marie-Claude Pietragalla dans Livide, et cette fois-ci Anne Marivin dans Aux yeux des vivants. Est-ce un choix délibéré ?

Oui et non. Il est évident qu’on ne souhaite pas employer des acteurs ou des actrices qui sont cantonnés au cinéma de genre dans des rôles invariables (Jo Prestia ou Philippe Nahon, par exemple), mais on ne revendique pas pour autant le fait d’aller à tout prix chercher le contre-emploi. En fait, Nathalie Roussel était pour nous la maman idéale depuis qu’on l’a vue dans Le château de ma mère, il était donc indispensable pour nous de lui faire jouer la maman d’Alysson Paradis et de la filmer en train de mourir dans notre film ! (rires) Pour ce qui est de Marie-Claude Pietragalla, on l’avait aperçue sur l’affiche d’un de ses spectacles et on s’était rendu compte qu’elle avait le look exact du personnage. Quant à Anne Marivin, c’est le directeur de casting qui avait pensé à elle, et on avait trouvé l’idée excellente. Ça a tout de suite collé avec elle, car elle excelle aussi bien dans la comédie que dans le drame. Et surtout, les gens ne s’imaginent pas à quel point elle peut être une mitrailleuse à vannes sur un tournage ! (rires)

Et Béatrice Dalle ? Avec un rôle dans chacun de vos films, elle semble devenue une présence familière et indispensable pour vous…

Ah ben, c’est surtout qu’elle a eu le malheur de dire qu’elle voulait être dans tous nos films, alors on l’a prise au pied de la lettre ! (rires) Au bout du compte, elle est surtout devenue une amie. Mais c’est aussi quelqu’un qui a très envie de se confronter aux jeunes générations de réalisateurs. Il faut dire qu’à l’époque d’A l’intérieur, ce n’était pas gagné pour Julien et moi, parce qu’on ne connaissait personne dans le milieu. On était donc tellement flippés lorsqu’elle avait accepté de nous rencontrer, d’autant qu’elle avait encore une réputation sulfureuse. Mais dès le premier regard échangé avec elle, ça a été un coup de foudre artistique et amical, et ça continue encore aujourd’hui. C’est à la fois notre grande sœur et notre marraine. On l’adore !

Contrairement à vos deux premiers films, on ne retrouve plus cette fois-ci la Fabrique de Films au générique, qui avait signé avec A l’intérieur sa première production interne. Pour quelle raison ?

Vérane Frédiani et Franck Ribière ont été nos producteurs sur A l’intérieur et Livide, et on restera toujours très reconnaissants envers eux pour nous avoir permis de percer en tant que réalisateurs. Mais ils ne sont pas les seuls producteurs français à s’intéresser au genre. Pour Aux yeux des vivants, tout est parti d’une rencontre avec Fabrice Lambot de la société Metaluna par le biais d’amis communs. On s’est tellement bien entendus qu’on a eu envie de faire un film ensemble, et notre premier projet envisagé était un film de morts-vivants situé dans un hôpital le temps d’une nuit. Seulement, le projet était tellement gore et dégénéré (on avait un carnage toutes les deux pages du scénario !) qu’il aurait nécessité un budget gigantesque. Du coup, on a dû le laisser tomber pour l’instant au profit d’Aux yeux des vivants, qui nous semblait alors bien plus facile à financer et à tourner.

Durant le film, je n’ai pas pu m’empêcher de faire un parallèle entre ce décor de studio de cinéma laissé à l’abandon et la situation actuelle du cinéma de genre à la française, qui peine toujours à décoller en terme de box-office français et de distribution en salles. La question était déjà d’actualité il y a plus de cinq ans, mais aujourd’hui, penses-tu qu’il soit toujours aussi difficile de faire ce genre de film en France ?

Disons qu’il y a très peu de producteurs qui s’intéressent au cinéma de genre, ce qui constitue déjà un obstacle évident. Ensuite, du côté du financement, les difficultés commencent à partir du moment où Canal+ ne participe pas au film, puisqu’ils couvrent en général les trois quarts du budget. Mais le plus gros problème reste les distributeurs et les exploitants, qui sont eux-mêmes confrontés au problème d’un nombre trop élevé de films qui sortent chaque semaine. Quand j’étais très jeune, les blockbusters étaient limités aux périodes de l’été et de Noël, alors qu’aujourd’hui, tu te retrouves avec le nouveau Spider-Man dès que tu as fini de voir la suite de Captain America. Ce sont ces grosses machines qui trustent désormais les salles et qui bloquent l’accès à de nombreux films. Pour te donner un exemple, je me souviens qu’à l’époque de la sortie de Livide, on demandait aux exploitants de prendre notre film, et eux nous répondaient qu’ils avaient Intouchables dans quatre salles intégralement remplies à chaque séance, et qu’ainsi, il leur était impossible d’enlever une salle qu’ils étaient sûrs de remplir pour y mettre à la place un film de genre qui n’allait pas faire le même chiffre. Ils ne sont pas là pour l’amour de l’art, ils sont là pour le business et pour faire tourner la confiserie. J’ai travaillé en tant que projectionniste pendant quatre ans chez un exploitant très connu, et j’étais désespéré de la façon dont était faite la programmation… Mais malgré tout, le cinéma de genre français voyage énormément dans le monde, ce qui lui permet d’être visionné dans des conditions idéales. C’est notre force, même si, en France, la situation n’a malheureusement pas évolué sur la distribution en salles.

Propos recueillis à Lyon le 17 avril 2014 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia ainsi qu’à Josh Lurienne, dont certaines questions ont été reprises ici

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