L’an dernier, nous avions été fortement touchés par les premières images de Dans un Recoin de ce monde partagées lors de son Work in Progress au Festival d’Animation d’Annecy. Ces communications nous permettaient déjà de mesurer la volonté qu’avait Sunao Katabuchi de tisser via son film un lien entre le Japon des années 40 et sa société actuelle. Un reportage qui nous y avait été projeté capturait d’ailleurs la réaction des derniers survivants d’Hiroshima en découvrant les plans de leur ville disparue. Si l’émotion était déjà palpable, nous ne savions pas à quel point le film saurait trouver l’équilibre entre humour et drame, préférant exhaler la vie ordinaire plutôt qu’un pathos facile. Nous avons rencontré le cinéaste et avons rapidement compris ce qui lui avait tant plu dans le manga originel…
À travers le film, on ressent l’immense respect que vous avez pour le manga et le souci d’en faire une adaptation très fidèle alors quels sont les éléments principaux que vous avez voulu en transmettre ?
Suzu. C’est d’abord le personnage de Suzu, tiré de l’oeuvre originelle, que je voulais faire découvrir aux spectateurs. Elle est si touchante, c’est elle que je voulais montrer. C’est un personnage très complexe en fait ; elle dépasse l’apparence et est beaucoup plus profonde qu’elle n’en a l’air. J’avais envie qu’on la ressente comme un être qui aurait vraiment existé. Je pense que Suzu est au moins aussi complexe qu’une personne réelle et j’avais envie de retranscrire ce que j’avais ressenti en la découvrant dans le manga. Evidemment cela couvre aussi son aspect physique mais au delà de son apparence, je voulais aussi représenter sa personnalité intérieure. Pour cela, j’ai fait en sorte que son environnement soit le plus réaliste possible, je me suis efforcé de reproduire avec précision le contexte des années 1940 dans lequel j’ai projeté Suzu.
Le travail de documentation entrepris, notamment auprès des survivants de Hiroshima se veut extrêmement précis. Pensez-vous que ce film peut, en faisant revivre Hiroshima c’est-à-dire en recréant ce réel perdu, “rendre justice” ?
Je sais qu’il y a beaucoup de gens qui après avoir vu le film ont eu envie d’aller à Hiroshima pour retrouver l’endroit où vivait Suzu. Ce n’est pas un phénomène nouveau que des spectateurs se rendent sur le lieux qu’ils ont découverts dans une oeuvre mais la différence avec Dans un Recoin de ce monde, c’est que même si on visite les endroits dépeints, on ne verra pas la même chose qu’elle. C’est normal puisque c’est un paysage et un environnement qui ont disparu il y a 70 ans, les personnes qui se rendent sur les lieux où Suzu a vécu ont donc besoin de faire appel à leur imagination. Et pour faire fonctionner cette imagination, ils ont besoin d’indices ; par conséquent je me suis dit que j’allais autant que possible mettre à l’image le monde tel qu’il avait existé et tel que j’avais les moyens de le reproduire. Par exemple, les montagnes, la géographie, la silhouette des îles… Il y a un bâtiment qui se situait à seulement 170 m du point d’impact de la bombe H et qui a mystérieusement subsisté aujourd’hui, c’est un magasin de kimonos qu’on voit au tout début du film dans la scène d’ouverture au moment où le titre apparaît. Il y a aussi le grand magasin devant lequel on aperçoit Suzu dessiner, c’est une boutique devant laquelle elle passe pour aller à l’école mais on l’aperçoit aussi quand elle se rend sur le lieu de travail de son mari pour lui apporter un petit cahier. Il y a beaucoup d’éléments qui existaient il y a 70 ans et qui existent encore aujourd’hui que j’ai positionnés dans le film mais même s’ils sont encore debout, ce qui les encadrait n’existe plus. Et de fait, ce sont des indices qui permettent au spectateur de penser : “ah, cette scène dont je me rappelle se déroule ici ! Je suis en mesure de l’imaginer parce que je sais que ça se passait là”. Il y a un bâtiment dans la ville de Kure qui est en passe d’être détruit, en réaction à cette décision se réunit en ce moment un mouvement d’opposition qui espère pouvoir sauver la construction qui a résisté toutes ces années. Alors, ces personnes peuvent se sentiers fières de leur histoire en découvrant le film et heureuses que la population s’intéresse à leur patrimoine par son biais.
Ces dernières années, beaucoup d’oeuvre japonaises à succès interrogent le rapport au temps et la transmission d’une époque révolue. Je pense à l’époque Edo avec Miss Hokusai de Keichi Hara, à Your Name qui parle d’un passé perdu. Pensez-vous que les générations des dernières décennies aient perdu le rapport au passé ?
Dans le cas de Your Name, c’est quand même une histoire très ancrée dans le présent. C’est vrai que Miss Hokusai est une oeuvre qui essaie de reproduire de façon très réelle des faits passés. Cependant, c’est une époque très ancienne à laquelle on n’a pas accès alors que dans le cas de Dans Un Recoin de ce monde, on se situe dans une époque passée mais à laquelle on peut encore avoir accès. Si les personnes qui ont vécu dans les années 40 sont aujourd’hui assez âgées, un certain nombre d’entre elles sont toujours présentes. Mais il est vrai que quand je suis allé à Kure pour faire des repérages, on m’a très vite expliqué que si je cherchais des gens qui ont vécu cette époque là en tant qu’adulte, j’aurais beaucoup de mal à en trouver car elles ont presque toutes disparu. En revanche, ceux qui ont vécu la guerre en étant des jeunes enfants sont encore nombreux et l’une de ces personnes qui a vu le film au cinéma à Kure a dit “quand j’ai vu une scène où de jeunes étudiantes marchent dans la rue, je me suis rappelé, je les ai vues à l’époque ! ”. Au sein du public japonais, il y a beaucoup de personnes âgées, je pense que c’est quand même assez rare qu’un dessin animé soit autant regardé par cette tranche d’âge. Jusqu’à présent, elles étaient restées relativement muettes sur ce quotidien de la guerre qu’elles avaient vécu, qu’il s’agisse des bombardements successifs ou des balles de mitrailleuses reçues. Bien sûr, parmi les plusieurs millions de spectateurs, plusieurs se sont rappelé avoir vécu ce traumatisme. Certaines disaient “je vous assure que ça fait vraiment ce bruit là quand un bombardement arrive”. Hors de ce type de témoignage, des personnes se sont surtout mises à raconter le quotidien de l’époque. À leurs yeux, c’était tellement commun et inutile de raconter des faits ordinaires qu’elles étaient restées muettes. Et en voyant le pers de Suzu qui vit justement la même existence qu’elles ont eu à l’époque partager des points communs avec eux, elles se sont mis à raconter ce qu’elles avaient vécu à leurs enfants et petits-enfants. De fait, ce qu’on voit dans le film, ce sont des éléments qui appartiennent au passé mais qui ont un lien très fort avec ce qu’on traverse aujourd’hui.
[SPOILERS] À la fin du film, vous reprenez la case qui montre la maman de l’enfant vagabond qui sera recueilli par Suzu. Son cadavre est en train de se décomposer mais vous en accentuez encore la violence, montrant davantage la chair coupée, les vers qui rongent la chair, il me semble que cela apparaît de manière plus brève dans le manga. Dans votre film, on a l’impression que le corps se liquéfie. Pourquoi avoir choisi de montrer de manière si crue la violence de Hiroshima, sachant que dans le reste du film les événements violents sont presque toujours en hors-champ ou situés dans des ellipses (notamment la mort de Hirumi) ? [SPOILERS]
Ce qu’on voit à l’écran n’est qu’une toute petite partie de ce qu’a subi Hiroshima, il y a des événements tellement plus horribles qui s’y sont produits… Etant donné l’horreur générale de la catastrophe, je ne pense pas que je pouvais montrer moins à l’écran et je devais m’imposer une ligne minimale pour représenter cette souffrance. En outre, j’aimerais que vous vous rappeliez la blessure de cette maman : c’est la même qu’a connu Suzu. Par le biais de ce personnage dont le corps est en décomposition, je voulais que le spectateur réalise l’atrocité de ce qu’avait vécu Suzu lorsqu’elle a perdu son bras, qu’on puisse réaliser à quel point ça avait été une souffrance physique pour elle. Et une telle douleur physique laisse forcément des traces psychologiques. Ce passage là est bien sûr l’expression de ce qui arrive à cet enfant mais aussi et surtout la marque de ce qui est arrivé à Suzu. À la suite de cette scène, on assiste d’ailleurs à son rétablissement progressif.
[SPOILERS] Dans le manga, les événements clé sont toujours minimalistes voire positionnés dans des ellipses (un mariage, un enterrement), vous avez fait le choix d’être extrêmement fidèle à cette narration : même Hiroshima est tenu à distance et finalement la mort des parents est décrite comme un non-événement. On ne voit personne pleurer en l’apprenant, ni Suzu, ni sa sœur… N’avez-vous pas eu peur que cela déstabilise les jeunes spectateurs habitués à vivre des films jalonnés de péripéties ? [SPOILERS]
Je pense que dans le film, j’ai fait justement une utilisation très spéciale des moments où les personnages pleurent, notamment lorsqu’on apprend la reddition du Japon le 15 Août 1945. Cette scène me permettait de représenter tous ceux qui ont perdu un proche pendant la guerre. C’est le cas de la plupart des personnages du film qui doivent continuer à vivre et garder le souvenir des êtres perdus. L’une des voisines de Suzu incarne cette idée car elle ne s’est pas rendue compte que son fils était arrivé, blessé, jusqu’à chez elle avant de s’y éteindre, il est donc mort sans qu’elle le reconnaisse. Elle avait bien évidemment remarqué que quelqu’un était décédé non loin de son domicile mais elle n’avait pas pensé que cela avait pu être lui. Si vous vous mettez à la place de cette femme, vous avez une idée du traumatisme que cela représente. Moi je n’ai pas montré comment elle l’avait vécu et ressenti à ce moment là mais j’ai choisi de montrer la phase suivante. C’est un thème récurrent dans le film qui ne concerne pas seulement les personnages principaux mais aussi les anonymes que l’on rencontre brièvement. Lorsque Suzu se rend sur les lieux de l’explosion d’Hiroshima, elle est à plusieurs reprises interpellée par des personnes qui croient voir en elle un membre de leur famille. Toutes les personnes qui ont subi ce type de souffrance ont envie de combler l’espace qui s’est créé dans leur coeur et c’est un espace beaucoup trop important pour être comblé par des larmes, de fait il faut vivre avec un trou béant dans le coeur. Ça fait partie de ce que les gens connaissent et doivent supporter.
Vous avez choisi de restituer les citations de Van Gogh, par exemple on voit un plan qui reprend la Nuit Étoilée, qui était dans le manga et qui était aussi dans le film. et je trouve même que grâce à la couleur, la citation de ses œuvres prend encore plus d’importance par rapport aux mangas. Quel est votre rapport à ce peintre ?
Je n’ai pas la sensation d’avoir introduit Van Gogh de manière directe dans le film et il me semble que dans le manga on ne voit pas intégralement l’un de ses tableaux. Je pense que vous faites référence au passage où Suzu développe une vision très artistique du monde. Moi ce que j’ai voulu faire dans le film, c’est reprendre le style graphique de Fumiyo Kōno. J’ai lu beaucoup de livres qu’elle a écrits et à l’intérieur d’une de ses oeuvres, il y avait un passage où on voyait les oeuvres du peintre. Je pense que finalement, j’ai exprimé non pas Van Gogh mais le trait de Fumiyo Kouno qui elle, admire Van Gogh.
Puisque vous avez déclaré en conférence de presse avoir “colorisé le manga”, est-ce que vous avez voulu choisir essentiellement des couleurs réalistes où avez-vous voulu au contraire exprimer cette patte expressionniste de Fumiyo Kōno ?
La teinte globale de l’image est un peu plus claire que la réalité. Il y a des illustrations de Fumiyo Kōno qui sont aussi en couleur dans le manga et je ne voulais pas m’éloigner de cette ambiance là. Ainsi, tout ce qu’on voit : tous les objets et tous les paysages s’en rapprochent. Cependant, j’ai aussi été guidé par une volonté documentaire. Par exemple, si on prend le dôme d’Hiroshima qui est un des bâtiments qui a résisté à l’explosion atomique, le spectateur aperçoit la couleur qu’il avait avant. En m’intéressant à son histoire, j’ai découvert qu’à l’époque il y avait un type de couleur qui était particulièrement apprécié chez les architectes. Je me suis également demandé quelles étaient les couleurs à la mode pour concevoir les kimonos entre les années 20 et 40. Ce qui m’a posé le plus de problème était de savoir quelle était la couleur des bus qui circulaient à Kure à l’époque. C’était facile de savoir quelle était la couleur des trams qui circulaient à Hiroshima parce que les Américains qui sont venus s’y installer après la guerre ont tourné sur les lieux de nombreux films en couleur mais à Kure il n’y avait que des films en noir et blanc, j’ai donc recherché un article de journal qui parlait de sa première mise en service. Il était indiqué qu’il était bleu/argenté mais en regardant les photos, on se rend compte que trois couleurs sont utilisées ! Je n’arrivais pas du tout à savoir à quoi cela correspondait. Un cousin de la grand-mère de Fumiyo Kōno était militaire dans l’armée, or pendant la guerre, cette personne prenait ce bus tous les jours pour se rendre au travail. Par le biais de Mme Fumiyo Kōno, j’ai donc pu poser directement la question à ce monsieur, je n’ai pu obtenir qu’une réponse en demie-teinte mais je pense que ce qu’on a obtenu est finalement assez proche de ce qui a existé. D’ailleurs, le cousin de la grand-mère de Fumiyo Kōno faisait à l’époque le même métier que Shūsaku (le mari de Suzu), de fait, elle a pu lui poser beaucoup de questions quant à ses conditions de travail mais aussi sur les lieux où il travaillait. Cet homme avait pour hobby la guitare, c’est pourquoi on a décidé de lui rendre hommage en dissimulant dans le film son instrument préféré. Si vous revoyez le film, c’est l’occasion d’essayer de la retrouver !