Winter’s Bone

Une poignée de films sortis au cours de cette première moitié de l’année 2011 nous permet de noter un attachement assez constant des cinéastes américains aux paysages les plus grandioses de leur pays, aux contrées les moins peuplées, les plus enclavées de celui-ci, celles qui ont gardé leur mode de vie propre et se sont parfois refusées à l’uniformisation modernisatrice… bref, à l’Amérique profonde. Et, forcément, au genre qui y est le plus immédiatement associé, le western. Pour autant, chacun des trois opus concernés tire le genre vers autre chose que l’aspect que celui-ci avait initialement à l’âge classique ou que son envers noir et rugueux apparu à la fin des années 60 : vers un assèchement formel radical figurant la dureté de la conquête de l’Ouest dans le cas de La dernière Piste de Kelly Reichardt ; vers le conte, plus ou moins macabre et plus ou moins enchanteur, dans ceux du True Grit de Joel et Ethan Coen ou du Winter’s Bone de Debra Granik. Tandis que la fresque magnifique des Coen s’achevait sur un chant traditionnel protestant, « Leaning on the everlasting Arms », le premier opus de Debra Granik à sortir en France (son tout premier, Down to the Bone, est inédit chez nous) s’ouvre sur un autre chant ancestral, fredonné, presque murmuré. En même temps qu’elle colle avec le décor et l’identité des personnages qui habitent celui-ci – autrement dit avec cet univers contemporain encore marqué par des traits « western », la « Missouri Waltz » inaugure le conte, tel un « il était une fois », à l’orée d’un grand bois, celui des Ozarks, dans la petite et fragile maison de bois où vit Ree Dolly…

Les deux films ont ceci d’autre en commun qu’ils tracent l’itinéraire d’une petite fille parmi les ombres, dans un univers dangereux qu’il lui faut vaincre. Dans les deux cas, c’est une quête du père qui motive la fuite en avant téméraire : plus précisément un combat pour la vengeance de son honneur dans True Grit, et une quête de ses restes dans Winter’s Bone. Dans le fond, Mattie et Ree sont à la recherche d’une droiture, d’une dignité au milieu de figures inquiétantes, recroquevillées sur leur vice, leur corruption. Celles-ci incarnent un monde fictionnel dont le processus de civilisation ne paraît qu’à demi-achevé, où les hommes gardent encore un fort instinct animal qui fonde leur violence. Là où les Coen mettaient en scène des tueurs hirsutes, Debra Granik peuple carrément son film de quasi freaks, de « trognes » incroyables dégotées dans les rangs des comédiens américains sous-exploités (l’excellent John Hawkes, déjà habitué à l’univers du western par sa participation à la série Deadwood) ou carrément castées sur les lieux du tournage, lors des nombreux repérages auxquels elle s’est attelée avec sa productrice et scénariste Anne Rosellini et l’auteur du roman original, Daniel Woodrell.

Si l’une des composantes du western – et du conte, pour le coup – nous est refusée ici, ce sont bien ces grands paysages du Missouri. Non seulement parce que la réalisatrice se refuse à s’adonner à leur contemplation, préférant livrer un film rapide et tranchant qui, dans ses moments les plus intenses, a des airs de thriller, mais aussi parce que, de toute manière, les arbres sont secs, leurs branches nues (même les vieilles carcasses de bagnoles que l’on voit çà et là sont couvertes de givre) : l’hiver a tout rongé. Le titre « Winter’s Bone », littéralement « l’ossature de l’hiver » ne renvoie donc pas seulement aux restes du père que Ree doit retrouver afin de montrer qu’il n’a pas pris la fuite suite à son jugement, mais fournit également une description de ce décor naturel fait de sombres branches enchâssées les unes dans les autres, comme des griffes prêtes à vous étrangler. Et comme Debra Granik le souligne en interview, l’hiver en lui-même suffit à augmenter les enjeux en matière de survie, autant psychologiquement que physiquement. On touche au beau paradoxe du film : savoir mêler la dureté d’un réalisme social, d’un mode de vie propre à son cadre géographique et l’univers du conte. Car, s’ils ne sont certes pas verdoyants, les bois conservent la fonction qu’ils ont traditionnellement dans les récits pour enfants : figurer l’inconnu, le dangereux dans lequel on n’est pas censé s’aventurer. C’est ainsi que, dès l’ouverture, c’est à l’orée du bois que jouent les enfants, de même que, plus tard, le chemin de l’école longera la forêt en se gardant bien de la traverser.

Ce motif bien connu de l’endroit dans lequel il ne faut pas s’aventurer, de la limite qu’il ne faut pas dépasser est souvent présent dans le film. C’est par un gros plan que la caméra soulignera le moment, ô combien risqué, où Ree franchira les fils de fer barbelés qui marquent la frontière entre le Missouri et l’Arkansas. Elle le fait pour aller rendre visite à une famille corrompue au possible qui est censée être la plus renseignée sur son père, et elle s’engage donc symboliquement dans un sentier hasardeux et menaçant. La notion de limite marque également, de manière non plus spatiale mais plus abstraite, la plupart des séquences de confrontations entre personnages. On apprend peu à peu que les différentes personnes auxquelles Ree va s’adresser pour tenter de retrouver la trace de son père sont des membres de sa famille, le plus proche – et également l’un des plus violents – étant son propre oncle (John Hawkes) ! D’emblée, la cinéaste et les comédiens – par leur jeu admirable – jouent sur l’étrangeté avec laquelle se superposent les liens familiaux et la violence des rapports entre les dits parents. On est loin de la tragédie antique lorsqu’une tante de Ree lui demande, l’air de rien : « Mon neveu n’aurait pas tiré sur ton père une fois ? ». Mais on s’en rapproche – et particulièrement d’Antigone – lorsque l’évocation des liens du sang et de la droiture qu’ils appellent permet à l’héroïne d’éviter in extremis un passage à tabac. Dans tous les cas, le jeu sur la limite au-delà de laquelle le calme apparent des conversations sera balayé par une déferlante de violence est toujours là, au point que même les scènes les plus intimes, entre Ree et ses deux jeunes frère et sœur, sont toujours tendues, car potentiellement menacées par une violence qui pourrait déboucher de n’importe où.

Mais la plus grande limite franchie par l’héroïne au cours du film, c’est bien entendu celle entre l’enfance et l’âge adulte. Or, il semble qu’au cinéma, ce passage s’accompagne fatalement d’une confrontation à la peur et à la violence. Comme la Mattie de True Grit, Ree effectue d’un même geste farouche une double trajectoire : celle qui fait d’elle une femme mais également celle qui la fait pénétrer dans l’univers du western, celle qui lui fait entrevoir la face à peine cachée de cette Amérique profonde qui, encore aujourd’hui, conserve de nombreuses marques de l’âge de sa conquête. L’épreuve à passer est bien la même. Et tandis que l’on met en pratique des leçons de survie certainement apprises à son plus jeune âge, on s’empresse également de les transmettre à ceux qu’on pourrait bien ne plus être en mesure de protéger, bientôt. Ainsi Ree apprend-elle aux enfants à tirer avec un fusil et guide-t-elle les mains de son jeune frère dans les viscères de l’écureuil qu’il vient de chasser : « Y a encore pas mal de peurs dont tu vas devoir te débarrasser » lui dit-elle. Car l’épreuve de force quotidienne peut en laisser certains sur le bas-côté. Au détour d’un dialogue apparemment anodin, on apprend que la mère de Ree a perdu la raison « en cherchant justement à s’éloigner de cette merde-là », des trafics de drogue de son mari, de la violence de leur entourage…

Grands yeux bleus, chevelure blonde et joues roses, voix rauque, accent traînant et parka treillis : Ree est un paradoxe à elle seule, qui lie là encore l’innocence des contes et les attributs nécessaires à tout personnage de western qui veut survivre dans l’Ouest. « I’m a Dolly, bred and buttered » (plus ou moins : « Je suis une vraie Dolly, tu peux compter là-dessus ») lâche-t-elle avec un mélange d’ironie et de fierté à plusieurs reprises. Mais, bien que pleine d’aplomb face au shérif du coin qui vient la menacer d’expulsion, elle paraît égarée lorsqu’elle traverse le couloir d’un centre social, face à deux portes, deux choix de vie : derrière l’une, on montre aux futurs parents comment s’occuper des bébés ; derrière l’autre, on apprend à défiler au pas cadencé, un fusil sur l’épaule. Mère ou guerrière ? Le moment de faire un choix paraît se rapprocher avec la majorité. Il semble que ce soit précisément parce qu’elle ne s’est encore engagée dans aucune voie que Ree peut porter un regard, un jugement sur les autres et leur mode de vie, leur (absence de) morale. Sur sa copine Gail (Lauren Sweetser), jadis aussi téméraire qu’elle et terriblement assagie depuis qu’elle est devenue mère. Sur son oncle qui a oublié les valeurs familiales de base et lui saute à la gorge.

Dans ce rôle de femme-enfant, extrêmement pure et en même temps traversée par bien des questionnements, Jennifer Lawrence, déjà récompensée à la Mostra de Venise du Prix du Meilleur jeune espoir pour Loin de la Terre brûlée de Guillermo Arriaga en 2008, est impressionnante et accède à un autre degré de renommée en décrochant une nomination à l’Oscar. Son jeu, comme celui des interprètes des personnages secondaires, est le support d’une rencontre sans cesse étonnante entre plusieurs univers cinématographiques. De l’avis de certains, Winter’s Bone emprunte au cinéma social de Ken Loach. Il est assurément un western, avec ses ventes de bétail et ses chevaux affamés, avec son méchant propriétaire terrien et son marshal qui échoue au jeu des regards perçants face à un cowboy chevronné (la scène de l’interpellation de l’oncle de Ree est pur western : « Is this gonna be our time ? » demande-t-il au shérif, comme s’il allait sortir de son véhicule et que tous deux allaient s’adonner au traditionnel duel au pistolet). Ici, on dégaine, ou du moins on a souvent l’arme à la main, comme ce voisin de Ree qui, voyant venir le marshal, va chercher son fusil et traverse le cadre le temps d’un insert qui exprime toute la violence potentielle qui hante en permanence l’action du film.

Mais ces réflexes venus d’un temps reculé sont loin d’être magnifiés par la mise en scène de Granik. On ne peut s’empêcher de les considérer comme tout ce qu’il reste à ces habitants d’une Amérique trop peu souvent regardée par les cinéastes, pauvre, enclavée, plus que jamais laissée à terre après la récente crise économique et sociale. Des nombreuses images qu’elle a tournées avec les acteurs amateurs engagés sur les lieux mêmes du tournage, la cinéaste n’a pas pu garder grand-chose – impitoyable tyrannie du récit oblige. Mais l’un de ces passages suffit, à la volée, à octroyer au film une touche poétique et mélancolique : sans regarder sa nièce Ree qui pénètre dans la pièce, une vieille dame – dont on fête l’anniversaire – continue de chanter, accompagnée au banjo et au violon, « I wish I were a tiny sparrow, and I had wings, and I could fly away to my own true lover… » (« Je voudrais tant être un petit moineau, avoir des ailes pour m’envoler vers celui que j’aime »). Cette envie d’apesanteur renvoie aux efforts de l’héroïne et des siens pour s’élever et apporte au film un apaisement et un lyrisme momentanés mais nécessaires à la richesse des émotions qu’il nous transmet. Winter’s Bone, sous ses airs de modeste enquête policière, a tant à offrir. Il doit beaucoup au talent d’une réalisatrice et d’une actrice à suivre, mais aussi, assurément, à ce cadre (géographique et social) américain qui porte en lui un mélange de violence extrême et de poésie, et qui offre toute son étrangeté, toute la superposition passionnante et encore apparente de ses pages d’histoire à qui le veut vraiment…


Réalisation : Debra Granik
Scénario : Debra Granik et Anne Rosellini, d’après le roman de Daniel Woodrell
Production : Anne Rosellini et Alix Madigan
Bande originale : Dickon Hinchliffe
Photographie : Michael McDonough
Montage : Affonso Goncalves
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 2 mars 2011

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