Le Règne Des Assassins

Est-ce que l’intérêt que peut porter le cinéphile lambda au Règne Des Assassins aurait été le même si le nom de John Woo n’était pas accolé dessus ? Inutile de se voiler la face et autant répondre immédiatement par la négative. En distribuant le film dans nos contrées, HK Video ne peut nier cet état de fait. L’intégrité de l’éditeur le pousse toutefois à s’accorder sur cet argument de vente de poids faisant de Woo le co-auteur du long-métrage. Si un gros sticker vendra la dernière œuvre de Woo, le packaging en lui-même indique juste un film de Su Chao-Pin. La question se creuse dans le livret où le principe de co-réalisation est disséqué. Bien sûr, faute de confirmation tranchante (les intervenants du making of ne laissent rien transpirer à ce sujet, pas même une insinuation), celui-ci se garde bien de tirer des conclusions définitives. Cela ne l’empêche pas de marquer nombre d’arguments pointant le fait que Woo fut plus un producteur très investit qu’un véritable co-auteur. On cite bien sûr la facilité avec laquelle l’histoire peut être rattachée à d’autres œuvres de la filmographie de Woo. On retrouve ainsi l’idée du changement de visage de Volte/Face et plusieurs résurgences de son film de sabre La Dernière Chevalerie . D’une certaine manière, l’héroïne du Règne Des Assassins trouve un écho dans le personnage d’habit vert qui, malgré l’insistance de sa bien-aimée, est incapable d’abandonner son mode de vie fait de meurtres divers et variés. Les deux films convoquent également une histoire de vengeance fondée sur le mensonge mais d’où survivront les nobles valeurs (l’amitié fraternelle dans le film de 1979, l’amour dans le cas présent). Mais après tout, Woo n’a pas le monopole de ses thèmes.

Il est plus aisé de considérer qu’il fut naturellement séduit par la matière proposée par Chao-Pin. Lors de la promotion des Trois Royaumes, Woo déclarera avoir été séduit par la passion de la nouvelle génération de cinéastes chinois auxquels il souhaitait enseigner son savoir. A l’époque, on pouvait interpréter cela comme une tentative de se faire bien voir de l’industrie locale après quinze ans d’exil américain. Le Règne Des Assassins pourrait prouver la totale sincérité de ses propos. Comme le note le livret, l’implication de Woo dans la mise en scène est plus que discutable. On ne retrouve ainsi pas ses célèbres gimmicks à base de colombes et de ralentis. En ce sens, si Woo a pris la caméra, il l’a fait en restant conformes aux choix de Chao-Pin. La présence de son nom au générique sonne alors comme un coup marketing servant à assurer la diffusion de l’œuvre de Chao-Pin à un niveau international. Un coup de pouce à double tranchant bien sûr puisque risquant d’éclipser ce dernier. Après tout, dans le générique de fin, le « coréalisé par John Woo » arrive en première position avant le « écrit et réalisé par Su Chao-Pin ». Mais qu’importent au final le stratagème et les questions de paternité. Le fait est que le film a un argument d’attirance et qu’il permettra d’accéder à ce grand divertissement, sorte de spectacle idéal alliant action spectaculaire et une recherche émotionnelle ébouriffante.

Le Règne Des Assassins nous conte l’histoire de Bruine, membre d’une secte de tueurs au temps de la dynastie Wing. Après avoir commis un meurtre de trop, Bruine décide de quitter la confrérie pour fonder une nouvelle vie. Bien sûr, la secte ne l’entend pas de cette oreille et préfère l’envoyer ad patres. C’est que, comme lui affirmera une ancienne collègue devenue ennemie, on ne quitte pas aisément le monde des arts martiaux. Afin de disparaître, Bruine choisit ainsi de changer son visage. Par cette opération se pose la première illustration visuelle du personnage principal. Le changement de visage et d’identité est un premier pas pour oublier la personne que l’on était et donc se rebâtir. Faire table rase du passé est son objectif mais le seul changement de visage n’est pas suffisant. En ce sens, le subterfuge ne fonctionne guère puisque tout le monde lui tombera dessus, devinant sans mal son moi profond derrière la nouvelle apparence. Le changement de visage n’est donc que le premier pas vers un accomplissement existentiel et spirituel. Avec une intrigue centrée autour du cadavre de Bodhidharma, l’histoire ne pouvait être qu’empreinte de spiritualité. C’est ainsi le court mais essentiel personnage du moine qui assurera la possibilité de transformation de Bruine. En acceptant de se transformer pour elle en un pont de pierre (leur rencontre aura d’ailleurs lieu sur un déjà symbolique pont), il lui ouvre la voie de la libération et de la plénitude.

Le concept de transition liée au cheminement de l’héroïne se traduit ainsi longuement dans le film et ne manque pas de contaminer les autres personnages. Une tueuse fraîchement enrôlée sera inhumée vivante avant d’être déterré pour s’offrir à une nouvelle existence. Un personnage se verra réinsuffler la vie par la personne même qui lui a apporté la mort. Quant au final, il prendra place dans un cimetière. Un choix de lieu évident pour définitivement enterrer le passé et partir vers un futur neuf. Le long-métrage se laisse régulièrement porter par ces illustrations de mort et de renaissance. Il s’agit là bien sûr de tirer la force primale du récit. Il en va de même pour les multiples invocations de la nature comme moteur du destin. Des averses régulières permettront le rapprochement de deux personnages qui aboutira à la romance de l’histoire, les flots d’une rivière emportent un corps agonissant vers la résurrection… Tout ceci conduit à donner une saveur émotionnelle à une morale prônant des valeurs usuelles. Après tout, Le Règne Des Assassins est un film qui appelle chacun à se connaître soi-même, d’accepter ce que l’on peut être et ce que l’on veut être. En ce sens, la rencontre initiale entre l’héroïne et le moine fait comprendre à la première la fiabilité de sa vie de tueuse.

Pragmatiquement, le second lui dévoilera l’implication horrible de ses actes par son sacrifice. Toutefois, il aura également pris soin auparavant de lui révéler qu’elle ne pourra jamais être l’artiste martiale la plus accomplie. Afin de prévenir toute rébellion, son maître aura en effet inséré des failles dans l’enseignement de ses techniques de combat. Malgré sa grande maîtrise, les quatre coups qui manquent à sa connaissance suffisent à faire d’elle une combattante inachevée. En contrepoint de cette héroïne partie sur le chemin de l’accomplissement, il s’oppose ainsi des tueurs tout aussi dysfonctionnels. A un tueur mélangeant arts martiaux et tours de magie, le bad guy reproche sa monumentale erreur car s’il pouvait être le meilleur dans l’une ou l’autre des catégories, ses combinaisons l’empêchent de révéler tout son potentiel. Ironiquement, ce grand méchant est mal placé pour donner des leçons tant il apparaît tout aussi déséquilibré. Virtuose de l’épée d’une incroyable prestance sur toute la durée du film, il se révélera dans le dernier acte comme un homme finalement pathétique. Si magie et arts martiaux se conjuguent sans s’amplifier, les membres de la société secrète se voient globalement affiliés par la nécessité de faire cohabiter leur vie publique et celle de tueur. L’un des plus beaux passages du film provient d’un personnage secondaire. Appelé par la secte pour s’occuper du cas de Bruine, il dit au revoir à sa femme et son enfant. Chao-Pin prend soin de cadrer les personnages ensemble dans le plan. Lorsqu’il reviendra chez lui mortellement blessé, seule son ombre sera projetée sur le corps de sa famille endormie. Par là est transmis le drame d’un personnage qui s’est définitivement éloigné de ce qui lui tenait vraiment à cœur.

La réussite du Règne Des Assassins tient d’ailleurs à ne pas se contenter de faire de ses références existentialistes et spirituelles une saveur intellectuelle, mais de les mettre entièrement au service de la vocation émotionnelle des personnages. On trouve ici une harmonie de plus en plus rare dans la manière dont se lie la construction réflexive avec la pure émotion. On ne peut ainsi pas terminer sans évoquer les combats qui véhiculent bien cette idée. L’une des scènes d’action les plus passionnantes confronte cinq personnages dans une cour. Techniquement, on pourrait parler de mexican standoff puisque personne ne bouge et tout le monde se jauge en attendant de voir qui fera le premier pas. Toutefois, la principale question n’est pas de savoir qui attaquera le premier mais qui va attaquer qui. Cette scène se trouve en effet à la croisée des chemins. Chaque personnage doit choisir qui il va affronter et donc quelle voie choisir pour son avenir. Les affrontements deviennent donc clairement l’expression des aspirations des personnages et ça sans renier leurs caractères spectaculaires. D’une certaine manière, Le Règne Des Assassins a parfaitement intégré son propos : assumer ce que l’on est et en exploiter la moindre des possibilités.

Réalisation : Su Chao-Pin et John Woo
Scénario : Su Chao-Pin
Production : Lion Rock Productions
Bande originale : Peter Kam
Photographie : Horace Wong
Origine : Chine
Titre original : Jianyu
Date de sortie : 1er juin 2012

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