La Neige Tombait Sur Les Cèdres

Qui n’aime pas la contre-culture ? Qui ne s’est jamais senti pousser des ailes et aller à contre-courant de la masse ? Qui ne se délecte pas de pourfendre le consensus généralisé en mettant en avant un autre mode de pensée ? Le passe-temps est aussi appréciable que frustrant mais il faut toujours avoir à l’esprit qu’il nécessite d’être correctement exploité. Car à force de cracher sur tout ce qui nous débecte dans la culture prétendument élitiste, on finit par dire n’importe quoi. Si on pousse trop loin la logique, cette lutte contre l’establishment conduit inéluctablement vers la destination de toutes les idéologies : l’aveuglement complet par rapport à ce qui sort de notre contexte intégriste. Tellement fier de porter ses croyances et ses convictions en étendard, on perd de vue la notion d’intégrité morale en se justifiant derrière le fait que notre foi mérite bien qu’on lui consente quelques actes dédaigneux. Dans le milieu cinématographique, l’un des cas les plus frappants de cette stupidité sectaire restera probablement la nouvelle vague. Tellement excités à l’idée de bousculer les conventions, les François Truffaut, Jean-Luc Godard et consorts des cahiers du cinéma ne se sont pas gênés pour détruire des œuvres et des cinéastes qu’ils considéraient comme dépassés et surnommaient gentiment le cinéma de papa. Des propos auxquels on pourrait naturellement adhérer lorsqu’ils sont appuyés par un véritable argumentaire mais qui s’avèrent juste détestables lorsqu’ils se basent sur du vent. L’exemple le plus flagrant provient sûrement de Truffaut qui confessa qu’à l’époque des cahiers, il n’avait jamais visionné un film d’Henri-Georges Clouzot alors qu’il conspuait régulièrement le bonhomme dans ses écrits. Dès qu’on croit en quelque chose, on tend forcément à penser que la fin justifie les moyens. Loin de nous l’idée de jouer les Nostradamus mais on pourra se demander ainsi si le constat sur le mouvement geek apparaîtra au fil des années aussi positif que ce qu’il semble être aujourd’hui. Sans vouloir toucher directement à nos amis les geeks, le film qui nous intéresse ici s’apparente pourtant à une victime d’un contexte culturel d’une époque pas si lointaine.

Sorti en Mai 2000 en France, La neige tombait sur les cèdres arrive quelques mois après la fiévreuse ambiance qui a étreint le monde à l’entrée dans le nouveau millénaire. Débarquant juste après la panique aujourd’hui passablement grotesque du grand bug de l’an 2000, le film de Scott Hicks (alors auréolé du succès de Shine) apparaît quelque peu anachronique au premier abord. Le changement de millénaire a véhiculé au travers de la population un flot de tensions et de remises en question. La tendance est au chaos psychologique qui nous pousse à affirmer des tendances anarchiques. Le public est donc plus enclin à se retrouver dans un film comme Matrix ou Fight Club (certes, ce dernier ne rencontrera son public qu’à la sortie vidéo) que dans une œuvre du calibre de La neige tombait sur les cèdres. En apparence, nous avons affaire au film académique pépère comme on en ramasse à la pelle chaque année pour la saison des oscars. On se sent parti pour deux heures de film à procès édifiant où on va démontrer pour ceux qui en douteraient encore que les préjugés et le racisme, ben c’est pas bien du tout. A cela se rajoute le cachet film historique et le long-métrage est mis sur les rails pour devenir un assommant devoir de mémoire dont l’intérêt ne dépassera probablement pas ce statut. Il est louable de vouloir traiter le sujet fort méconnu de la claustration en Amérique des immigrés japonais suite à l’attaque sur Pearl Harbor, d’autant plus que celui-ci trouve un dérangeant écho avec la ghettoïsation des juifs en Europe (la séquence de l’exode est on ne peut plus équivoque à cet effet). Toutefois, on sait très bien qu’Hollywood est toujours prêt à gâcher un bon thème sous une surenchère de bons sentiments scandaleux.

Or Hicks (qui planchait sur l’adaptation du roman de David Guterson bien avant d’en avoir les droits) et son scénariste Ron Bass (Rain Man, Haute Voltige… oui on sait) vont littéralement renverser la vapeur en transfigurant la notion de devoir de mémoire. Ce retour sur un passé passablement honteux, ils ne vont pas l’expliciter par delà des diatribes aussi enflammées que pompeuses. Au bout du compte, une seule scène (le plaidoyer final de la défense filmé en gros plan et en plan séquence pour bien montrer à quel l’interprétation de Max Von Sydow est grandiose) pourrait se rattacher à la définition d’un tel spectacle. Car on assistera à tout autre chose pendant plus de cent-vingt minutes. Le travail de mémoire va en effet avant tout imprégner la mise en scène. Par celle-ci, La Neige Tombait Sur Les Cèdres n’apparaît plus comme un simple film à procès mais se métamorphose en une véritable plongée au sein de l’inconscient d’une collectivité. Les polars et par prolongement les films à procès ont toujours joué sur la multiplicité des points de vue. L’objectif est bien sûr de multiplier les pièces du puzzle et de positionner sous plusieurs angles l’énigme pour en retirer la vérité ou tout du moins une vérité. Ce procédé narratif en tant que tel n’a guère d’importance ici. La résolution du procès préoccupe peu et si il est nourrit par une multitude de témoignages et de flashbacks déconstructifs, ceux-ci servent un autre intérêt. Les nombreux sauts spatio-temporels ne sont pas ponctuels mais constants. Ces interventions cherchent avant tout à former une certaine représentation de la mémoire collective.

On saluera là le travail d’une densité folle accomplit sur le montage. Ce dernier reproduit à merveille cette curieuse mécanique de la mémoire. Tics agaçants pour certains, les effets utilisés par le montage répondent à la logique de la mémoire par son illogisme. Les séquences sont fragmentaires (une émotion passagère appelle l’incursion d’une image furtive), se superposent de manière curieuse jusqu’à flirter avec l’absurde (cette irruption de l’enfance lors de l’attaque sur Tarawa), s’enchaînent dans une pure démarche sensitive et s’adjoignent un caractère fantasmé. On reconnaîtra d’ailleurs au film sa forte portée onirique passant par un visuel léché et diablement étudié par rapport à son histoire. Les rêves sont toujours limités par ce que nous voulons bien créer ou recréer. Il en va de même pour les souvenirs. La réalisation reflète cette idée de manière perpétuelle. Outre que l’action se déroule sur une île isolée entourée d’une impénétrable eau noirâtre, le film laisse ses personnages dans des vases clos et nous maintient cette impression par des cadrages emprisonnant littéralement le regard du spectateur. Les personnages se déplacent dans des environnements toujours filmés de manière à être cloisonnés. Dans les extérieurs, l’horizon se retrouve ainsi bouché par la densité de la forêt, la neige ou le brouillard. Rien n’existe pour les personnages au-delà de ce qui les entoure car ce sont tout ce qu’ils ont en tête.

Mine de rien, ces aspects naviguant entre chaos narratif et représentation fantasmatique sont loin de montrer un film si déconnecté de son époque. Après tout, les deux films emblématiques de l’époque cités plus haut jouaient sur les mêmes instances. Malheureusement, aucune reconnaissance tardive n’arrivera pour La neige tombait sur les cèdres. Le film squatte désormais les bacs discount à un euro et Hicks n’arrivera jamais à se remettre de ce bide dantesque (le film ne récupèrera même pas la moitié de son budget sur le territoire américain). Il convient pourtant de découvrir ou de redécouvrir de toute urgence le formidable travail de mise en scène qu’il a accompli là pour former cet impressionnant dédale émotionnel dans lequel l’excellente musique de James Newton Howard apparaît comme un élégiaque fil d’Ariane.


Réalisation : Scott Hicks
Scénario : Ron Bass et Scott Hicks
Production : Universal Pictures
Bande originale : James Newton Howard
Photographie : Robert Richardson
Origine : USA
Titre original : Snow Falling On Cedars
Année de sortie : 1999

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