Animal Kingdom

De Pique-Nique à Hanging Rock (1975) à Priscilla, Folle du Désert (1994) en passant par Crocodile Dundee (1986) ou les films de Baz Luhrmann, le cinéma a souvent donné de l’Australie l’image d’une terre sauvage faite avant tout d’une nature luxuriante et mystérieuse, sujette à l’enchantement mais de laquelle peut également émaner le danger. Les villes sont moins connues des spectateurs non-australiens qui ne voient pas les nombreux téléfilms plus citadins diffusés à la télévision locale. Bien qu’originaire de Sydney, David Michôd choisit de situer son premier long-métrage à Melbourne, ville australienne où la criminalité est la plus développée. Il rappelle ainsi, par le choix de ce cadre emblématique, que l’Australie était, aux premières heures de sa colonisation, « une prison », une colonie pénitentiaire, où était envoyé le rebut de la société britannique. Australia (2008) de Luhrmann évoquait, bien que trop timidement, cette violence située au fondement – pour ne pas dire au cœur – de cette société australienne. David Michôd se saisit bien plus directement de ce sujet dans cette œuvre plus contemporaine qu’est Animal Kingdom. Il situe même son action à une période où Melbourne est en pleine transition dans le traitement de sa criminalité. Ville dont le réalisateur explique que sa population nourrit une forte fascination pour ses criminels, ceux-ci pouvant littéralement passer aux infos et faire la « Une » des journaux pour leurs crimes, puis se retrouver propulsés stars de la téléréalité. Dans les années 1980, tandis que le banditisme ne paye plus, que les casses deviennent plus difficiles et moins rentables pour ceux qui les commettent, une brigade spéciale de répression est créée, et ses méthodes qui outrepassent parfois la légalité marquent un déclin de la figure du flic à l’ancienne. A l’image, le cadre spatio-temporel n’est que très peu voire pas explicité, les costumes étant sobres, peu caractéristiques d’une époque donnée, et les indicateurs temporels traditionnels que sont les JT d’époque ou les références politiques manquent. Tout juste un tube du duo Air Supply, « All out of Love », vient-il nous plonger dans une époque en même temps qu’il octroie un certain souffle mélancolique à la séquence qu’il accompagne. Ce refus d’un ancrage trop clair, d’une détermination trop historique des enjeux de l’intrigue est compréhensible : la chronique que livre Michôd ne fait qu’en gagner en grandeur, comme si les figures qui traversent l’écran n’avaient pas à être rattachées à un cadre précis, comme si elles se situaient au-delà de ces déterminants, à force de monstruosité…

Il semble donc que tout ce qu’il faille retenir de l’époque et de l’endroit où se situe l’histoire soit cette dynamique de transition. Côté gangsters et côté police, l’ancienne école connaît une déchéance ou alors s’est déjà effacée au profit de nouvelles recrues, de nouvelles méthodes. L’une des bonnes idées qui fondent le scénario de Michôd est de saisir un tel mécanisme dans un cercle restreint, celui de la famille. Chez les Cody, les criminels sont en nombre suffisant pour que des enjeux dramatiques puissent émerger. La marâtre Janine, surnommée Smurf (Schtroumpf en anglais), veille sur ses trois fils : Pope, le plus calme et ténébreux, Craig, dealer et toxicomane à fleur de peau, et Darren, aussi massif que discret. Baz, un ami de la famille, vient compléter cette brochette de malfrats décomplexés. A table ou au supermarché, en présence ou nom des femmes (après tout, elles savent tout et couvrent leurs hommes si besoin est), on parle braquage et meurtre. Le réalisateur évite habilement toute complaisance dans la mise en scène d’une telle fratrie en recourant à un procédé narratif simple et habile : ne pas faire de nous les spectateurs directs – ou du moins à travers le seul objectif de sa caméra – des combines et du déclin familiaux, mais nous faire observer les Cody à travers les yeux du jeune Josh, dix-sept ans, dont la mère, unique fille de Smurf qui avait décidé de couper les ponts avec ces gens qu’elle décrivait comme « dangereux », est morte d’une overdose… Cette intrusion d’une figure rendue volontairement lisse par l’interprétation toute en retenue de James Frecheville dans un univers perverti au possible devient ainsi le prétexte à une observation distancée d’une fratrie pas comme les autres. Tout n’est alors affaire que de gestes discrets, de regards soudain anormaux, de réactions incontrôlées : tout comme l’adolescent, nous scrutons les visages et les corps de ces tueurs, ces fous, ces camés… cette meute de bêtes sauvages. Le titre Animal Kingdom prend assez vite son sens dès lors qu’on se surprend à observer en quasi éthologue ces figures à la fois si proches et si distantes de nous. Dans la rage qui monte chez deux frères à l’annonce de la mort du troisième, dans le sourire carnassier de la grand-mère qui soumet au chantage un policier, Michôd – aidé par un casting remarquable emmené par la terrible Jacki Weaver – saisit assurément une part animale de ses protagonistes.

Le film semble alors jouer sur la superposition de plusieurs niveaux. Autour du foyer des Cody, principal décor du film, s’affrontent la normalité du pavillon de banlieue et la violence ordinaire d’un quotidien de criminels, l’allure quelconque de la marâtre et de ses fils et la bestialité de leurs actes pernicieux. A un niveau plus large se joue une dialectique qui fonde l’ensemble du film : entre le calme lourd de certaines séquences d’intérieur ou d’intimité morbide – au cours desquelles se trame parfois le pire – et la violence sèche des assassinats ou des courses-poursuites, toujours de courte durée. A la fois comme polar, comme film de gangsters et pourquoi pas comme drame familial, Animal Kingdom est atypique de ce fait : le réalisateur saisit avant tout un entre-deux, une période de latence où le drame n’explose pas, où l’énergie ne demeure que potentielle et où pourtant on sent l’implosion imminente. Rythmiquement, cela donne une œuvre où les accélérations gagnent en intensité du fait de leur faible nombre. Plastiquement, on ne peut s’empêcher de relever une faille du cinéaste qui, semble-t-il inquiet de livrer une œuvre trop dépouillée – alors que tout l’enjeu était justement là -, charge son visuel de ce qu’on espère ne pas être – déjà – des tics de mise en scène (ralentis langoureux et consort). On ne saurait exiger d’un premier film la maîtrise totale d’un James Gray, cinéaste dont l’ombre plane forcément sur le film. Notons à ce propos que Michôd ne gère pas aussi bien que Gray la multiplication des points de vue – ou tout au moins des personnages – qu’il opère à mesure qu’il déroule son récit. Le film n’aurait-il pas gagné en intensité s’il s’en était tenu à la chronique de la seule famille Cody plutôt que de filmer à plusieurs reprises des personnages de flics de leur côté ? Ce choix narratif ne se révèle, sur le tard, que partiellement maladroit, lorsque les frontières entre transgresseurs et garants de la légalité se révèlent plus floues que ce que l’on croyait et lorsque la figure centrale de Josh se retrouve en quelque sorte cernée de toute part. Le discours métaphorique que l’inspecteur Leckie (très bon Guy Pearce) tient à l’adolescent prend alors du sens : des animaux qui s’affrontent, il finit par ne rester que les vrais forts, ceux dont la parade parvient à berner les autres. Comme résumé de cette œuvre qui distille une peur sourde, une violence douceâtre et un malaise parfois tétanisant, on retiendra le sourire imperturbable de la lionne mère (incroyable Jacki Weaver) lorsque, dans un banal supermarché de banlieue, l’inspecteur de police en civil lui dit le plus poliment possible sa haine pour avoir entraîné en quelques jours la perte d’une petite dizaine d’individus.


Réalisation : David Michôd
Scénario : David Michôd
Production : Liz Watts
Bande originale : Antony Partos
Photographie : Adam Arkapaw
Montage : Luke Doolan
Date de sortie 27 avril 2011
NOTE : 4/6

1 Comment

  • Gaëlle Says

    Si je semble être un poil plus enthousiaste que toi, je suis totalement d'accord concernant ce Animal Kingdom, premier long-métrage éminemment fort et bousculant, et malgré certaines maladresses il est vrai, dévoilant un réel potentiel. Vivement le prochain…

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