Millennium Actress

REALISATION : Satoshi Kon
PRODUCTION : Madhouse, Genco
AVEC : Fumiko Orikasa, Shôji Miyoko, Mami Koyama, Shozo Iizuka
SCENARIO : Satoshi Kon, Sadayuki Murai
PHOTOGRAPHIE : Hisao Shirai
MONTAGE : Satoshi Terauchi
BANDE ORIGINALE : Susumu Hirasawa
ORIGINE : Japon
TITRE ORIGINAL : Sennen joyû
GENRE : Animation
DATE DE SORTIE : 2002
DUREE : 1h27
MAKING-OF

Synopsis : Le réalisateur de documentaires Genya Tachibana interview la vieille actrice Chiyoko Fujiwara. Ensemble, tous deux se plongent dans le passé de la comédienne.

La diva du siècle de Memories, Mima de Perfect Blue et maintenant Chiyoko de Millennium Actress. Si le cinéma de Satoshi Kon a toujours eu cette faculté à abolir les frontières entre le réel et ce qui ne l’est pas, il repose avant tout sur des personnages qui se prêtent à cette vacillation des repères du spectateur. Une cantatrice, une chanteuse devenue actrice, une actrice, une évolution logique du héros « Konien » dont Mima incarnait la transition, mais toujours la même raison d’être : celle de divertir un public, nous compris. Car chacun de ces personnages féminins est avant tout un moyen pour le cinéaste d’arriver à ses fins, dans une logique d’immersion parfois troublante (Mima qui s’adresse directement au spectateur) mais toujours viscérale. Son objectif n’est pas tant de perdre son audience, que de l’inviter à partager un point de vue. Cette optique devient fascinante dans la mesure où c’est cette même notion de regard qui conditionne l’existence des héroïnes (les fans d’une chanteuse, les spectateurs de cinéma dans le cas d’une actrice). Jouer de notre perception extérieure pour mieux nous faire adopter le regard de celle que l’on observait jusqu’alors : un procédé dérangeant d’une complexité rare, clairement jubilatoire avec le recul, que Perfect Blue orchestrait à la perfection. C’est dans cette même logique, bien que la finalité varie, que Satoshi Kon revient au cinéma en 2002 avec Millennium Actress. Il convient alors de rappeler qu’en dépit d’une opposition réductrice entre réel et virtuel à laquelle on limite trop souvent son œuvre, le cinéaste ne joue pas avec la réalité sur le même « support d’irréalité » : la fiction et la folie dans Perfect Blue, le rêve dans Paprika, les souvenirs dans Millennium Actress. Et l’on parle bien ici de supports, les thèmes chers à Kon se retrouvant inlassablement dans chacun de ses longs-métrages.

Mais ici plus que jamais, les multiples visions d’un tel chef-d’œuvre ne sauraient se satisfaire de réponses définitives. Dés sa première séquence, Kon nous induit en erreur dans ce qui représente plus un moyen de déclarer sa note d’intention en s’amusant qu’autre chose. Car ces secousses que l’on apprendra issues d’un tremblement de terre n’ont pas d’explication au moment des faits. Kon nous laissant trouver leur source dans un lancement de fusée présent dans le film que regarde un journaliste. Si l’on réfute immédiatement un tel lien de cause à effet du fait de son improbabilité, Satoshi Kon a dores et déjà réussi son coup en ayant fragilisé notre logique sur un fait jugé anecdotique, car rationnel. Or, le récit présente les tremblements de terre comme intimement liés à Chiyoko (il en surgit un à chaque fois qu’elle fait une rencontre), l’actrice que ce même journaliste, Genya, est venu interviewer. On a connu plus crédible comme cause, mais l’on y croit fatalement dés lors que celle-ci déclare être née pendant un de ces phénomènes. Par cette seule idée du tremblement de terre, le récit a brisé chez nous toute logique puisque rétroactivement, le lien absurde que l’on vient de nous établir (une rencontre = un tremblement de terre) remet en cause notre perception de l’introduction. Peu importe finalement que les premières secousses ne soient pas dues à la fusée du film : la volonté de ne pas trouver ça impossible nous traverse définitivement l’esprit, car aussi absurde que le lien que l’on vient de nous présenter, alors que ce même sentiment fut très bref en premier lieu. C’est la seconde fois où la terre tremblera qu’une fascination naîtra pour cette actrice, isolée de tout depuis trente ans par choix personnel. En plus du fait insolite et extraordinaire de sa naissance, c’est au contact d’une clé que la nature fera de nouveau un caprice. Étonnantes, ces coïncidences, qui ne feront que rendre la vieille femme plus attachante, et surtout plus mystérieuse. « La terre nous dit de commencer » dit-elle alors, dans ce que l’on perçoit d’abord comme une manière polie de suggérer à Genya le début de l’interview.

C’est une réplique étonnante qui fera écho à cette dernière. « Je ne m’en souviendrai plus demain », déclarera Chiyoko après un malaise, ne désirant visiblement pas arrêter l’interview avant de l’avoir terminée. Au gré de sa mise en scène, Satoshi Kon n’imprègne aucune tension, aucun propos à cette séquence, si ce n’est une certaine rapidité d’exécution de manière à faire d’elle une simple transition durant laquelle le spectateur ne pourra réellement réfléchir. Une manière comme une autre de faire souffler son auditoire, comme de le prévenir de l’état de forme de l’actrice. Cette phrase fait pourtant écho à celle citée plus haut, et sous-entend l’intuition de Chiyoko vis-à-vis de la proximité de sa propre mort. Si ce qui semble être une ordonnance médicale nous indique qu’effectivement, sa mort semble inévitable, il semble peu probable qu’elle en connaisse la date exacte. Dans ce cas, quelle est la raison qui la pousse à être consciente de sa mort prochaine ? C’est là qu’entre en jeu la propension de Kon à fusionner différentes strates de réalité. Dans le cas présent, la réalité de la vie de Chiyoko et celle des films dans lesquels elle a tourné. À plusieurs reprises, le cinéaste juxtaposera allègrement les deux, au profit d’un tout cohérent explicitant le lien extrêmement intime entre vie personnelle et professionnelle de la jeune femme (jeune, car actrice jusqu’à ses quarante ans). Ou plus exactement, entre le récit de ses films et celui de son existence. Les deux sont montrés comme interdépendants, la vie de Chiyoko est liée au cinéma, et par extension à la mort du cinéma. La raison de cette prise de conscience quant à sa mort est donc simple : le journaliste vient interviewer l’actrice à l’occasion de la destruction des studios qui l’ont consacrée, le jour même de l’entretien, et donc de la mort de celle-ci. Des studios créés… il y a 70 ans. L’âge exact de Chiyoko.

Bien sûr, l’élaboration d’un tel lien ne saurait se limiter au scénario du film, remarquablement écrit au demeurant. Comme toujours chez Satoshi Kon, l’expérience se veut extrêmement sensorielle. On est là dans le registre de l’évocation suscitée par l’image et de son pouvoir quant à véhiculer du sens. À ce titre, l’évolution de la mise en scène se fait, comme dans Perfect Blue, progressivement. Le réalisateur s’y emploie en premier lieu de manière simple, par le biais de la voix de Chiyoko narrant ce qui se passe à l’image. Il déstabilise ensuite légèrement son spectateur en faisant intervenir Genya et son cadreur dans le champ, quand bien même celui-ci investit les souvenirs de Chiyoko. Un choix qui impose un glissement tout en douceur du réel vers ce qui ne l’est plus, et qui trouve un sens à l’aune du talent d’orateur de la vieille femme. Celle-ci a été l’une des actrices les plus talentueuses de l’Histoire, sa raison d’être est de susciter les émotions par le jeu. Un talent tel qu’il transporte littéralement son auditoire au moment des faits contés, nous y compris. De même, le duo ne fait alors que l’écouter, il s’agit là des souvenirs de Chiyoko et ils ne peuvent interagir avec. En outre, seul le journaliste pourra se rendre actif à certains instants de la discussion. Il est le seul à partager avec l’actrice sa connaissance du cinéma : les rôles pour elle, la passion pour lui. Cependant, tout cela n’est qu’absolu. La confusion se fait sans prévenir, en dépit de la compréhension du procédé par le spectateur.
Elle débute lorsque le cadreur et nous-mêmes découvrons que ce que nous croyions être un souvenir de la vie personnelle de Chiyoko est en réalité un film. À partir de quel plan, voire même de quelle image Satoshi Kon a-t-il bifurqué de l’intime au cinéma ? En ne donnant aucune réponse ni même le moindre indice, Satoshi Kon ne fait que traduire à l’image une des thématiques du film. Si la jeune fille interprète un rôle à l’écran, il s’agit avant tout de celui de sa propre vie. Limpide ? C’est le paradoxe fascinant de Millennium Actress : on s’y perd tout en parvenant à ressentir le propos véhiculé. Un paradoxe parfois simplement vertigineux.

Beaucoup se posent la question de la signification à donner à la présence de ce fantôme de sorcière. S’il semble clair (ça devrait l’être, mais là où le film nous emmène, nous ne sommes pas à une remise en cause près) qu’elle incarne le for intérieur de Chiyoko et qu’elle a pris pour modèle un personnage de l’un de ses films, ses quelques apparitions sont toujours impromptues et renforcent le spectateur dans une perte de repères atteignant parfois l’insoupçonnable. Après être apparue dans un film, le personnage « maléfique » (jugé comme tel car ayant trompé le personnage interprété par Chiyoko) reprend forme dans ce qui semble une nouvelle fois être une fiction. Nous sommes une nouvelle fois à côté de la plaque car il s’agit d’un documentaire. Or, le documentaire, s’il est un genre cinématographique à part entière, est trompeur. A contrario d’un reportage, celui-ci est scénarisé afin de véhiculer thèmes et propos. La réalité des faits filmés y est mise en scène. Censées faire partie d’un documentaire donc, les images qui nous sont montrées doivent être remises en question. Aussi, ces images sont-elles réellement issues du documentaire ? Pas totalement, à cause de l’apparition fantomatique.

Les prénoms utilisés reflètent l’identité réelle des actrices filmées. On parle bien de Chiyoko, non de son personnage. Il est donc probable que nous voyons celles que nous connaissons. Mais si l’on se fie à ce que l’on croit être l’affiche du documentaire, on y aperçoit la spationaute, le dernier rôle de Chiyoko. Le docu est donc postérieur à ce rôle. S’agit-il donc d’archives ? Est-ce une reconstitution de faits passés avec d’autres acteurs ? De même, seule la mise en scène de Kon nous suggère que l’image qui domine le journaliste clamant le titre, en est l’affiche. Rien ne nous le prouve. En une seule scène, Satoshi Kon continue donc à jouer sur le point de vue du spectateur, mais parvient avant tout à le plonger un degré supplémentaire dans le doute. Tout simplement renversant.

Comme pour Perfect Blue, il n’est pas rare pour Millennium Actress de se voir reprocher une animation approximative et une tendance à l’immobilisme lors de séquences de foules. Et comme pour Perfect Blue, il est tout à fait possible de voir dans ce parti-pris résultant en apparence d’un manque de moyens, une manière cohérente de parsemer des indices sur ce qui tient de la réalité ou non. Lors d’une scène clairement ancrée dans la réalité que l’on connait, Chiyoko tient dans ses mains un album de photos. Des photos en noir et blanc, ce qui est cohérent compte tenu de l’époque où elles ont été prises. Ceci étant, tous les films dans lesquels apparaît l’actrice sont en couleur, ce qui semble peu probable si l’on se fie à l’époque. La conclusion évidente que l’on connait mais dont on ne prend pas conscience directement est que l’on ne voit jamais les films dans lesquels elle a joué, en tant que tels. Des souvenirs, seulement. C’est dans cette optique là que l’animation intervient. Souvenirs ou pas, une scène d’un film où un wagon est assiégé par des bandits reste une séquence où chaque bandit se déplace. En revanche, un souvenir de vie réelle ne garde le mouvement que des personnages avec qui l’on a eu une interaction, ou proches de cette interaction. On pourrait ainsi très bien supposer que chaque plan complètement animé tient du cinéma, et inversement, les plans peu animés, de la vie de l’actrice. Et Satoshi Kon de jouer de ce parti-pris en alternant les deux, sans rendre pour autant cette hypothèse incohérente. Et il semble que plus que chez n’importe quel autre cinéaste (tel un Darren Aronofski qui se rêve le Satoshi Kon du film live), définir l’incohérent relèverait plus de la gageure qu’autre chose.

Mais après tout, si Millennium Actress se veut avant tout affaire de ressenti, il n’empêche pas les questionnements, bien au contraire. Satoshi Kon joue brillamment de l’ellipse pour asseoir son propos selon lequel vie de l’héroïne et récits de films sont en adéquation. Aussi, une scène d’un des longs-métrages présente le personnage buvant une boisson censée la tuer : Chiyoko a-t-elle fait une tentative de suicide ?
Au début de Millennium Actress, Genya regarde le dernier film de Chiyoko, puis le rembobine. Ce rewind sert d’écran-titre au film de Satoshi Kon, mais révèle des images provenant d’autres œuvres de l’actrice, ainsi que des instants peçus comme de vrais souvenirs ! Genya regardait-il donc vraiment le dernier rôle de son idole ? Le documentaire qu’il mentionnera plus tard ? Ou visionnait-il… Millennium Actress ?

Le fait est que les trente ans sans faire le moindre film se sont accompagnées pour Chiyoko d’une vie paisible et isolée, sans le moindre tumulte (là aussi, suggestion par omission : rien ne nous est précisé dans ce cas). Énième élément de la logique voulant que cinéma et existence soient ici liés. La clé rendue par Genya à sa propriétaire sera d’ailleurs l’élément fondateur de cette relation. C’est sa volonté de rendre celle-ci à l’homme dont elle tomba amoureuse qui la poussera à devenir actrice, au sens où travailler dans le cinéma lui permettrait de voyager, donc de partir à sa recherche. Elle ne tournera pas de film une fois la clé une première fois perdue, elle n’en tournera définitivement plus la seconde fois. « C’est la clé de ce qu’il y a de plus important. » C’est elle qui ouvrira la porte de ses souvenirs (sans clé, pas d’interview) et qui lui permettra d’avancer. Sa volonté de survie ne l’aidera pas à sortir du train en feu, contrairement à son envie de poursuivre le but qu’elle s’est fixé. Une nouvelle fois sans objectif en vue, elle se laissera séduire par son réalisateur avant que la clé ne lui remémore cette envie, et empêche donc le baiser. Elle porte d’ailleurs la clé en collier, contre son cœur. Millennium Actress se pose ainsi en variante de Magnetic Rose : dans ce dernier, il fallait faire le deuil du passé pour avancer. Ici, le passé est heureux, il sert à aborder l’avenir. « Car après tout, c’est courir après lui que j’aimais ». Une manière très poétique pour Satoshi Kon de rappeler l’importance d’un objectif assez grand pour ne jamais être atteint. En retrouvant la clé peu avant sa mort, Chiyoko retrouve une envie, un but. L’ouverture de la fleur de lotus, symbole d’épanouissement spirituel, symbolisera cet accès à la paix intérieure et un bonheur retrouvé dans la mort.

Millennium Actress – Making of (vostfr) from Courte Focale on Vimeo.

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