Here and Now, l’intuition VS l’intellect

CRÉATION : Alan Ball
DIFFUSION : HBO
AVEC : Tim Robbins, Holly Hunter, Daniel Zovatto, Jerrika Hinton, Raymond Lee, Sosie Bacon
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame
STATUT : Annulée
FORMAT : 52 minutes
ANNÉE : 2018
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Un professeur de philosophie, sa femme avocate, leurs trois enfants adoptifs (de Somalie, du Vietnam et de Colombie) et leur enfant biologique semblent mener la vie parfaite de la famille progressiste américaine. En réalité, ils connaissent des temps difficiles, car l’un des enfants commence à voir des choses que personne d’autre ne voit. Est-il mentalement malade ? Ou bien est-ce autre chose ?

Boboïtude désenchantée

Description parfaite du bobo, Here and Now aura pu inquiéter les téléspectateurs par ses aspects didactiques mais elle livre en réalité une réflexion plus subtile qu’il n’y paraît sur les élites culturelles américaines. On rappelle que le bobo est le bourgeois bohème, plutôt progressiste – souvent étiqueté « gauchiste » par les taquins – et qui prône des idéaux faciles, sans forcément mesurer les réalités concrètes qui émergent derrière la théorie. Souvent hypocrite, selon la définition originelle, le bobo n’adapte pas suffisamment ses actions à son éthique et choisit de la respecter uniquement quand ça l’arrange. Cependant, le terme « bobo » s’est très vide répandu et ne se limite plus à une seule acception, il n’est pas rare de l’entendre pour qualifier des individus modestes s’ils ont le malheur d’avoir fait des études, de vivre dans une grande métropole et de s’intéresser à des thématiques humanitaires ou écologistes. Bref, les personnages de Here and Now sont rapidement caractérisés comme tel et Audrey en est peut-être l’incarnation la plus éclatante. Ses vêtements style ethnique (et probablement éthiques) rappellent un passé hippie, la décoration de sa maison s’appuie sur des tonalités naturelles et de nombreuses plantes vertes, les mets qu’elle prépare se veulent diététiques et raffinés, etc. Ses enfants ne sont pas en reste car Duc et Ashley jouissent de revenus confortables et fréquentent les restaurants phares des quartiers gentrifiés.

Au début de la série, Greg compare l’adoption de ses enfants à une expérimentation, comme la volonté de faire une « B.A », Audrey semble bien naïve quant à son programme d’éducation, Malcolm ne prend pas Ashley au sérieux quand elle lui narre le racisme qu’elle subit. Kristen, quant à elle, regrette d’être blanche, ne comprenant pas les privilèges que ça implique et émet le souhait d’avoir une identité et des traditions plus exotiques. Dans une interview accordée au webzine Salon TV, Alan Ball a déclaré : « I think it’s very difficult, and it requires a tremendous amount of spiritual integrity and discipline, to not be a narcissist in a culture that encourages it every step of the way ». L’adolescente entre en résonnance avec cette remarque par l’égocentrisme qu’elle affiche dans les premiers épisodes, on la verra heureusement s’ouvrir au monde grâce au personnage de Navid. Par ce prisme, ces personnages peuvent être antipathiques car drapés de bons sentiments et totalement hors sol. Audrey pense pouvoir changer le monde avec ses mots, comme s’il était suffisamment binaire pour être soigné. Elle pense les inégalités depuis sa maison dorée de Portland et ses brunch dominicaux. Duc fait du marketing sur le développement personnel et comme le lui répliquera son père lors d’une dispute : c’est un imposteur dans le sens où il prétend être parfait devant ses clients et ses lecteurs mais ne respecte pas ses propres préceptes. Ainsi, il cède à ses pulsions sexuelles alors qu’il prône l’abstinence à des fins spirituelles. La question du « bobo » pose donc aussi la question de la fragilité des positions sociales. La limite entre la respectabilité et la marginalité fascine Alan Ball et c’est ce qui bouleversera la vision que Duc avait de son père, Greg passant de la figure respectable par excellence (universitaire reconnu, ayant publié de nombreux ouvrages) à celui du mari volage.

Greg choisit sciemment de ne plus apparaître comme respectable aux yeux des autres et c’est là que le vernis « bobo » se craquelle et que le personnage devient fascinant. Comment le réduire à un archétype quand il est en réalité si dense ? S’il porte un regard critique sur ce milieu bobo qui est probablement le sien, Alan Ball le colore aussi de tendresse. Au fil des épisodes, nous pouvons ressentir de l’empathie pour les membres de la famille Bayer-Boatwright. Steven Benjamin, séducteur homme d’affaire qui fait fortune dans l’humanitaire représente la fausseté de la bourgeoisie de gauche mais Audrey est une idéaliste : quand elle comprend l’hypocrisie du système, elle le rejette radicalement. Même si Greg et Audrey partagent chacun des défauts (naïveté, égocentrisme, syndrome du « white savior »), leurs intentions sont profondément sincères. Jeunes, ils croyaient en un monde meilleur et voulaient apporter leur pierre à l’édifice. Comme le dit Régis Debray dans une interview accordée au journal l’Express, la désillusion est amère :

« La faillite est celle d’un projet, qui était celui d’une génération éduquée à l’ancienne, le rêve ou l’illusion héritée des Lumières selon laquelle il serait possible d’agir sur le cours des choses par des exercices d’intelligence critique, avec des mots, des raisonnements, des démonstrations, sur du papier imprimé. L’acteur s’en tire mieux que son action, mais la vidéosphère a eu raison de ces ambitions intellectuelles ou plutôt de l’ambition qu’ont eu un moment les hommes de savoir et d’étude non seulement d’interpréter mais de transformer le monde. Le passage du « m’as-tu-lu » au « m’as-tu-vu » requiert d’autres talents. Le milieu technique a changé, donc notre démocratie d’opinion aussi, sans qu’on s’en rende clairement compte. Plus nous sommes informés de ce qui se passe, au jour le jour, plus nous sommes inconscients de ce qui passe et s’en va. »

Greg, professeur de philosophie qui fête ses 60 ans au début de la série – tout comme Alan Ball – appartient probablement à cette génération qu’évoque Debray. Le décalage qu’il ressent avec le monde contemporain est une des premières caractérisations du personnage.

Il faut donc bien noter que la série remet en cause le modèle d’une génération en en montrant les déficiences et les échecs. Greg est le premier des personnages à s’en rendre compte et Audrey le suivra in fine. Et leur jetterons-nous la pierre ? Cette génération a puisé ses principes dans les livres, s’est développée dans une bulle progressiste et souffre en découvrant un monde étranger qu’elle n’a pas réussi à infléchir. Il est facile de moquer le petit bobo mais nombreux ont été surpris par l’élection de Donald Trump, ne l’ayant pas pressentie. À beaucoup d’entre nous, il semble évident d’être progressiste en 2018 mais ce sentiment n’est pas universel. Beaucoup ont affronté le retour à la réalité d’un repas de famille, bercé par les déclarations misogynes du grand tonton, du papi xénophobe ou de la tata « pas homophobe mais… ». Universitaires, professeurs, journalistes, rédacteurs web, blogueurs, twittos, nous pourrions étudier nos sujets pendant des années, approfondir nos connaissances, nous enrichir des communications des uns et des autres, échanger, débattre mille fois, organiser des tables rondes, publier milles articles et vulgariser ; nous aurons l’impression d’avoir fait évoluer la réflexion, de s’être améliorés chacun et d’avoir fait avancer le capital intellectuel de la Culture, des Cultures. Mais en réalité, cela n’aura aucune importance pour la majeure partie de la population, il ne s’agira que de tergiversations confidentielles qui ne confronteront pas la société du « m’as-tu-vu ». Et à ce problème, Alan Ball trouvera une issue spirituelle et optimiste. Henry, le petit ami de Ramon, pense que l’ordre du monde est immuable et qu’il est inutile de vouloir changer la société. Son salut, il le trouve dans la vie sauvage qui est éternelle, et notamment dans la forêt qui devient un motif récurrent de la série. C’est cela qui semble totalement novateur dans Here and Now et que l’on avait pas perçu précédemment chez le showrunner. Le final explosif aurait eu de quoi creuser encore plus ce sillon en saison 2 puisqu’on y assiste à une foudroyante éruption volcanique. La nature guidée par un mystérieux 1111 s’y rebellerait contre le monde moderne…

Un monde au-delà des perceptions et de la connaissance intellectuelle

D’après Bergson dans La Pensée et le mouvant, notre perception du réel est limitée par nos sens mais aussi par les outils que la science nous apporte. On imagine bien que notre conception du monde matériel n’est plus la même depuis la création du cinématographe ou du microscope. Or, les artistes seraient en mesure de percevoir des parcelles du réel auxquelles nous ne prêtons pas attention, trop empêtrés dans nos contingences quotidiennes. Idéalistes et portant sur les choses un regard désintéressé, ils pourraient donc peintre une vision autre du monde. Et cette vision nous transmettrait donc une vérité inaccessible en dehors de l’art. Il semble que ça soit l’entreprise d’Alan Ball ; en interview, il répète souvent que nos niveaux de perception sont limités et nous empêchent d’accéder à une large partie du réel. Il nous serait totalement impossible, ne serait-ce que d’imaginer l’étendue de ce qui nous dépasse et par conséquent, nous ne pourrions comprendre intellectuellement les mécanismes qui construisent le monde. Cela peut évoquer le Tao – la voie – l’essence même de la réalité qui est par nature ineffable et source de l’impermanence du monde. On retrouve cette idée de deux manières dans l’œuvre d’Alan Ball, d’une part à travers des stases contemplatives qui se focalisent sur des objets anecdotiques et d’autre part à travers un certain mysticisme. Dans une interview accordée à Amazon.com, il revient sur la scène iconique du sac plastique dans American Beauty :

« I had an encounter with a plastic bag! And I didn’t have a video camera, like Ricky does… There’s a Buddhist notion of the miraculous within the mundane, and I think we certainly live in a culture that encourages us not to look for that ».

Il s’agit donc de savoir appréhender la beauté du monde commun, de reconnaître le cycle de la vie dans l’aspect le plus matériel des choses. Ricky Fitts (American Beauty) s’émerveille devant des corps sans vie : un oiseau, une SDF et finalement Lester. Cela pourrait sembler glauque mais la mise en scène de Sam Mendes sublime ces scènes et permet de retrouver la poésie que le scénariste voulait leur insuffler. En affirmant que nos perceptions sont lacunaires et ne nous permettent pas d’accéder aux secrets de l’univers, Alan Ball interroge le seuil entre la vie et la mort, tendant même à abolir cette frontière. Ce n’est pas surprenant que la question l’obsède puisqu’il a vu mourir sa sœur aînée sous ses yeux alors qu’il avait 14 ans, un évènement traumatique qui lui a laissé une conscience aigüe de la fragilité humaine. Dans American Beauty, le narrateur nous parle en voix-off depuis la mort, dans Six Feet Under, on suit le quotidien d’une entreprise de pompes funèbres, dans True Blood, on côtoie vampires et autre créatures merveilleuses, etc. Alan Ball nous pousse à imiter Ricky et à observer, sourire aux lèvres, ces phénomènes qui témoignent d’un monde qui nous dépassent et qui dénotent de l’invisible.

Il s’agit d’imaginer des canaux de communication qui permettraient aux humains d’accéder au verso du monde. Dans Here and Now, ce sont Ramon et le Dr Shakrani qui y sont sensibles. Cette attraction pour la philosophie bouddhiste imprègne évidemment grandement Here and Now. Il le confiait à Vanity Fair :

Ball calls himself an armchair Buddhist—“I meditate daily, but at such a beginner level”—and says he was influenced by “the concepts of ‘be here now,’ and of the ‘here and now.’ . . . That’s a big part of my understanding of Buddhism: the importance of choosing empathy, and not allowing fear to get its hooks into you and send you off into a spiral of distorted thinking.”

Il semblait nécessaire de marquer à l’écran la dichotomie entre le monde visible (kenro selon le shintoïsme) et le monde caché (yumei). L’univers esthétique de l’ensemble, peu enthousiasmant, correspondrait donc au premier et nous ferait partager l’apathie de Greg. On pourrait donc critiquer ses (non) partis-pris visuels mais ce serait nier la caractérisation même de Portland où tout est factice, construit à l’image d’une politique hypocrite. Dans ce Portland, il ne pleut pas mais il n’y a pas de soleil non plus, la ville y est dépeinte ici loin des stéréotypes (dans la représentation collective, c’est une ville moderne et progressiste) et ressort bien grisâtre. D’ailleurs, une amie d’Ashley nous rappelle le passé obscur de la ville lors d’un dîner, se faisant la voix d’Alan Ball. En effet, voilà comment il explique le choix de la métropole au New York Times :

“Portland has this reputation for being so incredibly progressive — and it is, However, it also has a pretty sketchy history in terms of racism. For a place that’s very progressive, it’s still predominately Caucasian. So there’s an interesting dichotomy there, because it’s a very progressive town and one of the greatest places to live. At the same time, it isn’t really what it aspires to be.”

Alliée à des personnages qui auront semblé antipathiques de prime abord, la colorimétrie froide voire flat aura donc difficilement charmé un public qui était déjà enclin à comparer le show à Six Feet Under. Les scènes contemplatives sont rares. Même la musique apporte peu d’emphase, comme pour montrer des personnages incarcérés dans un monde étroit, sans rien qui ne fasse sens. Ce cadre ultra-réaliste fait mieux ressortir les incursions mystiques de Ramon en contact avec des pouvoirs surnaturels dont on ne saura malheureusement pas beaucoup plus, la série ayant été annulée par HBO. Cela souligne donc la poésie de ces scènes en milieu naturel qui viennent ponctuer la saison : la contemplation d’un ciel étoilé, une partie de jeux dans un parc, etc. Ces moments de lucidité ou d’illumination spirituelle (au sens zen ?) seraient l’apanage de Ramon, le seul artiste de la famille. L’art et la nature seraient donc bien nos deux voies salvatrices, la première nous apprenant l’empathie (ce n’est pas un hasard si la série est un exemple d’inclusivité) et la seconde nous imprégnant des mystères cosmiques.

2 Comments

  • Anonyme Says

    Assez troublant le passage où Ramon hallucine une foule masquée et le dernier épisode…

  • faerieMoonlight Says

    Merci pour cette analyse étayée. Je viens de finir cette unique saison. Quelle frustration et tristesse de savoir qu’il n’y aura pas de suite. quand je pense à toute la médiocrité des series de netflix… Enfin, point de vue de « bobo » !
    Aussi, je pense que cette analyse n’insiste pas assez sur la représentation donnée des musulman.e.s, de leurs questionnements, de leurs conflits, à travers la famille Shokrani. Ce qui est très rare, et engagé pour une série américaine sous l’ere de Trump, et dans un contexte d’islamophobie grandissante. J’ai également été surpris par les angles d’approches du racisme. Et comment ne pas être troublé.e par cette vision de cette foule masquée…
    Aucune suite donc pour cette série d’une qualité certaine ! LE MODE VA MAL ;)

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