Il Était Une Fois (bis) Dans L’Ouest (2ème Partie)

Dans notre 1ère partie, nous évoquions la genèse de l’un des plus beaux films du monde, le rapport de Sergio Leone à l’Amérique et à l’un des plus grands artisans de ses mythes, John Ford, ainsi que les multiples références au genre Western sur lesquelles les coscénaristes Dario Argento et Bernardo Bertolucci ont basé leur travail. Dans cette seconde partie, il sera question de musique, de danse, de « femmes avec des couilles en béton » (non, ça n’est pas de nous) et même un peu de Kubrick !

« UN BALLET DE MORT »

Sergio Leone : « Tous mes films sont toujours vus à travers des filtres. Ce sont toujours des fables pour adultes. Il était une fois dans l’Ouest, c’est aussi une fable. Je voulais raconter à travers une petite histoire la naissance d’une grande nation. Mais au fond qu’est-ce que c’est Il était une fois dans l’Ouest ? C’est un ballet de mort, une danse macabre. Dès le commencement du film, les personnages savent qu’ils n’ont aucune chance de survivre. Ils savent qu’ils vont mourir pendant le film, alors ils prennent leur temps. C’est le temps de rester accrochés à la vie. Ils sont conscients que leur mort est proche et ils essaient de retarder ce moment le plus longtemps possible. Chaque chose, chaque geste a alors une importance essentielle… Le rythme de mes films vient de là. Et c’est ce rythme que j’aime, par exemple, dans le cinéma japonais. »

Il est indéniable que bien des personnages du film ont quelque chose à voir avec la mort (« something to do with death », comme le dit Cheyenne d’Harmonica). Tandis que le mystérieux personnage de Charles Bronson paraît obsédé par un affrontement à mort avec Frank qu’il repousse sans cesse, afin que le face à face se déroule dans ce qu’il juge être les meilleures conditions possibles, Morton et Cheyenne connaissent de lentes agonies et Frank se résout finalement à répondre à l’appel du duel, trop curieux des révélations qu’a à lui faire Harmonica pour continuer à penser à quelque business que ce soit. Même les McBain, en un sens, sentent le danger avant de mourir, annoncé par de brusques silences quasi surnaturels. Leone aurait même dit avoir recherché, dans le rythme de son film, la sensation du dernier souffle d’un homme avant sa mort.

De ce temps que les personnages prennent pour aller vers leur mort émanent – dans les déplacements des acteurs dans le cadre comme dans la manière dont la caméra bouge autour d’eux – quelque chose de la chorégraphie. Sur le plan du rythme, aussi bien des actions réalisées que des mouvements d’appareil ou du débit des acteurs, tout semble relever de la sublimation d’une issue inévitable qui approche.
Nino Baragli, monteur des quatre derniers films de Leone : « Lorsque nous devons couper parce que le film est trop long, nous ne coupons jamais dans une séquence, nous coupons des blocs entiers, parce que le rythme doit rester le même. Il ne faut pas confondre rythme et vitesse – auquel cas les monteurs des publicités pour la télévision seraient de grands maîtres. Au contraire, il est bien plus difficile de monter des tempos lents parce qu’il est bien plus dur de trouver le bon endroit où couper… »
Si nous reviendrons plus bas sur l’importance de la musique dans cette élaboration d’un rythme flottant et fascinant, le seul traitement de l’intrigue joue énormément sur le rythme, sur la compréhension des enjeux par le spectateur, que Leone souhaitait très progressive.

Christopher Frayling : « Leone adore les chutes. Il appelait ça « dialogue indirect ». Ne jamais dire les choses clairement. Le public tente de deviner, puis on balance la chute. C’est une façon très filmique de dire les choses, de manière alambiquée. Il adore les trompe-l’œil, il aime ce qu’il appelle le « cinéma cinéma », avec des références à d’autres films et une approche surréaliste des scènes. »
Leone développe en effet une forme de connivence avec le spectateur, un art du dévoilement progressif qui fait appel à la réflexion de celui-ci et passe autant par le dialogue que par la mise en scène. Ces « chutes retardées » qu’évoque Frayling sont très nombreuses dans le film, le réalisateur aimant ne donner que des bribes d’informations à partir desquelles le public doit progressivement donner sens à ce qu’il voit.
Un long moment de tension s’étale par exemple de la première soirée que Jill passe seule dans sa nouvelle maison et où elle entend Harmonica jouer dans le noir, autour de la maison, jusqu’à ce qu’Harmonica abatte les deux hommes de Frank venus assassiner Jill. Il faut à l’héroïne (et au spectateur qui découvre le film) tout ce temps pour saisir réellement le fait qu’Harmonica n’est pas là en prédateur mais en protecteur. La séquence où le personnage de Bronson déchire la robe de Cardinale crée un profond malaise, ressemblant aux prémices d’un viol, alors qu’il s’agit en fait de faire croire aux hommes de Frank qu’Harmonica est désormais l’amant et donc le protecteur de Jill. On pense également à cet étrange jeu auquel Morton semble vouloir jouer avec les hommes de Frank en distribuant des billets à la place des cartes…


Le « jeu » de Morton

Sur un plan plus visuel, cet art du dévoilement se manifeste par de lents mouvements de caméra latéraux qui se répètent fréquemment : celui qui révèle le visage de l’assassin des McBain (le « Jesus Christ, that’s Henry Fonda! » que nous évoquions dans notre 1ère partie), celui par lequel nous découvrons – et Jill en même temps – les cadavres des McBain ou encore ce moment où Jill, résolue à repartir pour La Nouvelle-Orléans, ouvre la porte d’entrée de la maison McBain et sursaute. Il faut un temps – celui du travelling, précisément – avant que nous découvrions qui des trois personnages masculins présentés comme au moins potentiellement menaçants à ce stade du métrage (Harmonica, Frank, Cheyenne) se tient alors sur le pas de la porte.

Christopher Frayling évoque un lien incontournable chez Leone entre violence et rythme : « Quand bien même l’introduction du film est longue, la violence y est brève, contrairement aux films de Peckinpah où elle est filmée au ralenti. Leone s’intéresse aux rituels qui précèdent la violence, pas à la violence elle-même. »
Plus exactement, la violence, dans la manière dont elle est amenée et/ou se manifeste, est de l’ordre du rituel : « Les scènes de passage à tabac sont une récurrence des westerns de Leone, avec celles qu’entreprenait Eastwood dans la Trilogie du Dollar. La violence prolongée est un trait qui était alors très peu présent dans le western américain et qui allait le devenir de plus en plus à partir de la fin des années 1960, sous l’influence du western italien. La violence la plus baroque et extrême, qu’on trouve chez Leone, deviendra fréquente, voire un cliché dans le western américain. » On a en tête les exemples de la visite d’Harmonica chez le blanchisseur et bien sûr l’incroyable flash-back sur la mise à mort perverse du grand frère d’Harmonica. Sur un mode plus léger, on relève l’amusement de Cheyenne qui abat les hommes de main de Frank dans ce qui est presque une succession de facéties !


La première apparition de Cheyenne

La première apparition du personnage de Cheyenne, lors de la scène du relais, offre une belle illustration de ce jeu de Leone sur le rythme, les chutes et la violence ritualisée. L’entrée en scène du personnage de Jason Robards (2’50) est en soi une chute, qui vient résoudre ce long moment en suspens au cours duquel l’origine et le pourquoi des coups de feu que l’on entend au dehors demeurent inconnus.
Christopher Frayling : « On ignore ce qu’il y a. On ne voit que les réactions des gens, en quelque sorte chorégraphiées. C’est un moment visuel, avec un fond sonore, pour l’apparition de Jason Robards en Cheyenne, le bandit romantique, et l’on entend à peine son thème musical. »
Une autre chute retardée est celle qui nous montre les menottes de Cheyenne. Maintenues hors du cadre une bonne minute, elles appellent un zoom-avant tandis qu’Harmonica se fait entendre (4’08). Dès lors que Cheyenne est signalé comme une potentielle menace, cet autre personnage intervient, signe avant-coureur qu’il est là pour lutter contre les criminels.
Frayling, sur les gros plans suivants (4’40) : « On a dit du film qu’il était un opéra où les arias n’étaient pas chantés, où cela reposait sur le regard. En voilà un exemple. On est en plein opéra. On ne fait qu’observer les yeux de ces hommes, qui eux-mêmes s’observent. (…) Leone voulait un film lent, réactif, une sorte de ballet. Un rythme moins frénétique que ses premiers westerns. Mais il s’est aperçu qu’en maintenant longtemps ce rythme, il aurait un film très long. Ce rythme est inspiré des Japonais Kurosawa et Ozu plus que d’Hollywood, dont il trouvait les dialogues et le montage trop rapides, les discussions se chevauchaient, on passait vite sur les visages. Pourquoi ne pas prolonger ou distendre cela ? Pourquoi ne pas accroître la rhétorique ? En voici une illustration [à 7’25, Cheyenne fait rompre ses menottes par un homme qui a tenté de l’abattre dans le relais, NdlR], dans un style qui inspirera Tarantino. Deux hommes se menacent avec leurs armes, comme les trois dans Le Bon, la Brute et le Truand. Qui va tirer en premier, et sur qui ? On pense aussi à la fin de Reservoir Dogs ou à celle de Pulp Fiction. La tension a une source très simple et aurait pu durer quelques secondes, mais pas chez Leone. »

Mieux : un pan entier du film est chargé de suspense et tient à cette dextérité avec laquelle Leone donne progressivement des indices, parfois presque codés, amenant à une révélation des plus mémorables. Il s’agit bien sûr de la relation entre Harmonica et Frank. Suite à une première rencontre par envoyés interposés dans la séquence d’ouverture, leur premier face à face a lieu à bord du train de Morton. Il est marqué par l’émotion d’Harmonica qui se manifeste par un premier flash-back, très flou, montrant une silhouette au loin. « Tes hommes ont un taux de mortalité élevé Frank. Trois, maintenant deux » dit l’Harmonica : une manière de révéler qu’il est celui qui les a tous abattus. Cette fois-ci, c’est Frank qui paraît mal à l’aise, tandis que son thème musical se fait entendre. C’est le calme de ce face à face qui frappe, et qui annonce déjà que le compte qu’Harmonica a à régler avec Frank réclame du temps, presque une forme de délectation.
Plus tard, après la vente du terrain de Jill pour laquelle Harmonica a déjoué les plans de Frank, une nouvelle rencontre a lieu entre les deux hommes, un nouveau flash-back vient confirmer que la silhouette est bien celle de Frank, plus jeune de quelques années. Harmonica annonce qu’ils ont plus d’un compte à régler, « On peut tout régler en une fois, ici et maintenant ». Harmonica : « Doucement Frank. La première chose qu’un businessman doit apprendre, c’est à y aller doucement… ». Confirmation du fait qu’il s’agit de faire durer le plaisir, de faire les choses comme il faut. Frank est de plus en plus intrigué et paraît même inquiet.

S’ensuit une longue séquence où Harmonica semble « sauver » Frank de ses propres hommes de main, achetés par Morton qui souhaite se débarrasser de son exécutant un peu trop ambitieux.
Christopher Frayling : « Nous avons Bronson qui supervise la scène, tel une présence surnaturelle. Il tire les ficelles de ce qui se passe au-dessous. Voilà peut-être la distinction entre un homme d’affaires et un bandit. Frank est perdu, ses hommes sont contre lui. Lorsque Bronson apparaît au balcon du saloon, se glisse dans l’image avec une sorte de maîtrise hors-norme du temps et de l’espace, Fonda ne lui tire pas dessus. Il sait que tout cela ne fait qu’annoncer leur confrontation, quand les deux hommes se retrouveront seuls, sans tout ce bruit, sans ces intrigues secondaires. Ils seront enfin face à face. Ils échangent constamment ces regards. Fonda essaie de comprendre les pensées de Bronson. Pourquoi organise-t-il tout ça et regarde-t-il sans vraiment intervenir ? »
D’abord interloqué, le personnage de Claudia Cardinale commence à comprendre de quoi il s’agit lorsque Bronson lui dit : « Je ne lui ai pas sauvé la vie : je l’ai empêché de se faire tuer, c’est différent. »

Vers la fin du film, tandis que Cheyenne est venu faire ses adieux à Jill après avoir réussi à échapper à son emprisonnement à Yuma, la jeune femme regarde Harmonica assis dehors, attendant visiblement quelque chose.
Christopher Frayling : « En disant alors face caméra à Jill ce que fait Bronson (« Il taille un bout de bois, et j’ai l’impression que quand il aura fini, quelque chose va se passer »), Robards nous introduit à la confrontation entre Fonda et Bronson [on retrouve des traits formels du théâtre ou de l’opéra, Robards servant ici en quelque sorte de chœur commentant l’action, NdlR]. Fonda est le dernier des quatre personnages que l’on attendait dans ce troisième acte qui les réunit tous. Lorsqu’il s’approche d’Harmonica, on entend ce chant funèbre à la trompette, comme si des mariachis accompagnaient son arrivée. Tous les films de Leone avaient ce genre de musique, un thème funèbre qui annonce un duel [voir le Triello qui constitue l’apothéose du Bon, la Brute et le Truand, NdlR]. »


Le duel

Frayling commente également le duel en question, qui condense bien des caractéristiques évoquées précédemment (impression d’un ballet funèbre, références filmiques, etc.) : « Il est monté comme le duel à la fin du film de Robert Aldrich, El Perdido (1961), un film que Bertolucci adore. Il y a fait référence dans son film La Stratégie de l’Araignée, et l’on voit une affiche d’El Perdido au cinéma. Ce duel est monté comme celui de Kirk Douglas et Rock Hudson. Bronson, Fonda : différents chapeaux, différentes physionomies, et la grue monte pour nous les montrer. Ils se placent derrière le ranch de Sweetwater. L’insistance sur les détails est presque fétichiste. Les bottes, les costumes qu’ils portent, leur démarche. On dirait un pas militaire, une danse. Ou un échiquier sur lequel les pièces prennent place, tandis que le mythe prend fin. Le film débutait par une séquence basée sur des bruits naturels amplifiés, il s’achève sur une scène fondée sur la musique et la gestuelle. Ils sont face à face, la musique s’arrête et le silence se fait. La grande finale arrive. Comparé à Hollywood, tout est lent, étiré et distendu. Rien à voir avec la notion de temps réel, c’est le temps de la rhétorique, de l’opéra. Un temps très artificiel. La caméra va chercher, dans le regard de l’Harmonica, le souvenir qui l’a poussé à chercher Frank. Tandis que la musique enfle, on va entrer dans les pensées de Bronson. Le jeune Frank avance vers lui dans Monument Valley. Il devient enfin net, on ne l’avait pas encore vu, ce n’était qu’une forme floue, maintenant c’est Fonda. Et il sort de sa poche un harmonica. Celui dont Bronson joue pendant tout le film. Il le tourne vers la caméra. On revient à Bronson qui se souvient, car c’est vers Bronson jeune qu’il le tendait. La caméra se rapproche encore des yeux pour arriver à un gros plan stupéfiant, le plan le plus rapproché que Leone ait jamais filmé. »

« « Sois gentil avec ton cher frère. » L’harmonica va dans la bouche du jeune Bronson, qui s’avère être un jeune Indien. Il doit jouer de l’harmonica avec son frère sur les épaules. On voit Monument Valley à l’arrière-plan. La caméra recule, on voit que ce n’est pas tout, le frère a une corde autour du cou. Le frère est Claudio Mancini, le directeur de production, qui avait remplacé au pied levé l’acteur prévu initialement. La corde est attachée à une cloche et à une arche très romaine, en brique rouge, en plein Monument Valley. Une œuvre étonnante du designer Carlo Simi. Cela pourrait être mexicain, méditerranéen. Une manière incroyablement sadique de tuer un homme, qui évoque la Renaissance et Rome. Plusieurs visages souriants, comme chez Eisenstein. Des visages énormes. La musique enfle. Les yeux de Bronson jeune. Combien de temps tiendra-t-il ? Juste au moment où Bronson jeune tombe, poussé par son frère qui choisit le moment de sa mort, le duel a lieu. »

La précision inouïe de l’ensemble concerne entre autres l’utilisation de la musique, sur laquelle il nous faut également revenir en détails…

« MORRICONE, LES BEACH BOYS DU WESTERN » (Christopher Frayling)

Ennio Morricone : « Il y a une satisfaction toute particulière à travailler avec quelqu’un comme Leone. Pas seulement parce qu’il réalise d’excellents films, mais parce qu’il respecte le travail du compositeur et de l’orchestre. D’autres réalisateurs saccagent la musique au mixage, en la maintenant trop basse ou en la couvrant de bruits. Sergio, lui, donnait toujours la plus grande importance à ce que je composais pour lui. »


Ennio Morricone et Sergio Leone sur le tournage d’Il était une Fois en Amérique

Sergio Leone évoque son travail avec Ennio Morricone : « A partir du Bon, la Brute et le Truand, je lui ai fait composer la musique avant le film. Je ne lui fais rien lire du scénario mais je parle avec lui, je lui dis des substantifs, des adjectifs qui me semblent définir le film. Il compose des thèmes et après on choisit. Je les enregistre avec un petit orchestre et ensuite, sur cette musique je travaille avec les acteurs. »
Voilà un travail des plus originaux : si la musique a tendance à venir s’ajouter aux images à posteriori, c’est elle qui, ici, dicte d’une certaine manière les mouvements d’appareil (voir la scène de l’arrivée en gare de Jill dans notre 1ère partie, où le grand crescendo du morceau appelle une élévation de la caméra dans les airs). Elle devait constituer, également, un outil précieux pour les acteurs. On imagine l’émotion de Cardinale dans la scène de la découverte des cadavres de sa nouvelle famille, avec le thème de son personnage à vous donner des frissons. Ou le plaisir qu’il y a pu y avoir à tourner la scène du relai (voir la vidéo plus haut), où chaque ordre que Cheyenne donne à l’homme qui doit lui briser ses menottes est entrecoupé par une sorte de délicieux commentaire musical. On comprend, enfin, le caractère chorégraphique du duel final (voir la vidéo plus haut), où Fonda et Bronson se déplacent au rythme du thème glaçant de Morricone. Voilà donc un procédé à l’utilité non négligeable : l’ampleur émotionnelle de la séquence, à laquelle contribue largement la musique, est perçue dès le stade du tournage par le réalisateur et ses comédiens.


Grand moment d’émotion du film, permis entre autres par la musique

Christopher Frayling raconte que Stanley Kubrick lui-même aurait appelé Leone après avoir vu le film au début des années 1970 et lui aurait demandé « Mais comment avez-vous donc obtenu cette relation si forte entre l’image et la musique ?! ». Ce à quoi Leone aurait répondu : « C’est simple, vous faites écrire la musique avant de tourner le film, puis vous la faites entendre sur le plateau : vous verrez, même les chevaux galoperont en rythme ! ». Le film suivant que Kubrick réalisa fut Barry Lyndon (1975) : il y suivit le conseil de Leone. On connaît le résultat.

Hans Zimmer, célèbre compositeur de musiques de film (du Roi Lion à Inception) : « Quand j’étais petit, mes parents pensaient que la télévision et le cinéma étaient des antithèses de la culture. A douze ans, je me souviens avoir réussi à aller au cinéma en cachète voir Il était une Fois dans l’Ouest. Les images et la musique m’ont frappé et je me souviens m’être dit : « C’est ça que je veux faire. » J’avais grandi avec la musique et je réalisai alors qu’il y avait tout un autre monde qui pouvait y être associé. Ce fut une immense leçon pour moi. (…) Il y a une utilisation géniale de la mélodie dans le film. Cela m’a souvent fait penser que peut-être l’invention des disques avait été une erreur. Le film m’a montré que la musique et les images ensemble étaient une manière incroyable, puissante de communiquer. »


La musique-commentaire : « You said 5000 dollars?! », « It’s on its way. »

Sergio Leone, à propos de la place-clé de la musique dans son film : « Ennio Morricone n’est pas mon musicien. Il est mon scénariste. J’ai toujours remplacé les mauvais dialogues par la musique soulignant un regard en gros plan ».
Au moins une anecdote permet d’affirmer que Morricone a contribué au sens le plus concret du terme à l’écriture du scénario : l’instrument phare du mystérieux personnage de Bronson n’y aurait été ajouté qu’après que Morricone en aurait fait la spécificité de quelques-unes de ses compositions pour le film ! La musique intervient également au niveau du scénario en ce que les quelques notes que joue inlassablement Harmonica mettent à plusieurs reprises les personnages de Jill et de Cheyenne extrêmement mal à l’aise. Enfin, la musique endosse aussi un rôle plus ironique de commentaire de l’histoire en train de se dérouler. Un exemple parmi d’autres : lorsqu’Harmonica crée la surprise en achetant aux enchères la propriété McBain, on lui demande : « 5000 dollars ? » et il répond : « It’s on its way ». Leone cadre alors le début de la descente des escaliers par un personnage dont on voit les bottes en gros plan.
Christopher Frayling : « La musique nous dit de qui il s’agit. Elle nous dit tout. Pas besoin de voir son visage, c’est Cheyenne. »

Plus largement, la musique, au stade de sa composition même, renseigne sur les personnages, et ce d’autant plus clairement que chaque personnage se voit associé à un thème.
Christopher Frayling : « Pour le thème du Cheyenne, Leone avait dit à Morricone : « Pense au Clochard, dans La Belle et le Clochard. » Ce chien charmant mais filou, le antihéros du dessin animé. Ce morceau est dynamique, enjoué et sent le Far West. »
Si les thèmes de Jill et Morton sont relativement classiques dans leur orchestration, ceux de Frank et Harmonica bénéficient d’un travail particulièrement intéressant : non seulement ils interviennent l’un dans l’autre à plusieurs reprises au cours du film, signalant un lien fort entre les personnages, mais ils font appel à un instrument qui n’est absolument pas contemporain de l’époque à laquelle se déroule le film : la guitare électrique. Le décalage ainsi créé est d’une puissance émotionnelle indéniable.
Hans Zimmer : « Morricone a inventé un type de musique que l’on associe à l’Amérique et qui n’avait jamais existé auparavant. Dans la B.O., il y a de la guitare électrique, ce qui est complètement anachronique par rapport à l’histoire, mais nous ne remettons jamais cela en cause parce que Morricone emploie l’instrument avec tellement de conviction ! »


Artificialité du son : extrait de la séquence d’ouverture

Plus largement, c’est le son qui joue un rôle d’importance énorme dans Il était une Fois dans l’Ouest.
Christopher Frayling : « Leone disait que le son était 40% du film. Dans l’Italie des années 1960, le son n’était que de la postsynchronisation. Et paradoxalement, cette habitude de Leone, qui pouvait déjà sembler archaïque à l’époque, a apporté au western cette touche révolutionnaire : l’ouverture du film, avec cette hélice en grave manque d’huile, ce train que l’on entend arriver au loin, mais aussi tous les petits bruits que font les trois cowboys qui attendent, n’est ainsi qu’un collage génial de bruits artificiellement mêlés les uns aux autres. »
Dans une ouverture qu’un spectateur habitué aux westerns classiques attendrait très musicale (les génériques de la Trilogie du Dollar l’étaient eux-mêmes), Leone privilégie le bruitage et le mobilise avec précision en une sorte de ballet de sons qu’il fait passer pour naturel. Son biographe évoque son goût pour la musique d’avant-garde qui explique en grande partie son attention particulière au son, qui intervient jusque dans la poétique du montage. Celle-ci ne passe pas seulement par des enchaînements percutants de plans très rapprochés et de paysages immenses, mais également par des enchaînements sonores : ainsi de ce tir de Frank sur le jeune Timmy McBain qui se fond presque dans le sifflement de la locomotive du train qui amène Jill en gare de Flagstone.

C’ERA UNA VOLTA L’AMERICA

Christopher Frayling : « Il y a globalement deux sortes de personnages : ceux qui appartiennent à un ordre ancien, Harmonica, Cheyenne et Frank, et ceux qui appartiennent au nouveau : Jill et Morton sont d’une nouvelle espèce, ils bâtissent une nouvelle civilisation. C’est le conflit plus profond qui sous-tend celui, littéral, que raconte le film. Ce conflit apparaît pour la première fois dans le film lorsque le vieux conducteur de charrette traverse Monument Valley avec Jill à ses côtés. Quand il passe devant les ouvriers du chemin de fer, il fait accélérer la course de ses chevaux et fait peur aux travailleurs en manquant de les renverser. C’est pour ainsi dire la seule manière que le vieil homme a trouvée de combattre le progrès, et ça le rend plutôt content. »

Le biographe commente un passage du script qui évoque ce sous-texte global du film, que Leone décrivait, dans la première citation de cet article, comme la naissance d’une grande nation paradoxalement évoquée à travers la mort de plusieurs personnages : « [Au moment où ils s’apprêtent enfin à aller s’affronter en duel, NdlR] on a un dialogue très important entre Bronson et Fonda sur l’ancienne race de héros que le chemin de fer va évincer de l’Ouest. Une nostalgie profonde pour les héros de l’Ouest, les vieux westerns, une nostalgie pour les films qui ont marqué Leone enfant. En fait, cela se base indirectement sur une réplique du roman de Lampedusa, Le Guépard, où le prince de Sicile, Don Fabrizio, déclare : « Nous étions les lions, les guépards, les grandes figures héroïques, il n’y a plus de place pour nous dans ce monde de petites gens, de technologie et de capitalisme. Les héros n’ont plus leur place. » En d’autres termes, on retrouve ce dialogue entre Frank et L’Harmonica. Mais ils comprennent que tout le reste était peu important. Il faut qu’ils règlent leurs comptes. (…) Frank, tout au long du film, tentait de devenir un homme d’affaires. Il sait désormais qu’il ne peut en être un. Il demeure un homme qui règle ses comptes en abattant des gens. Il sait qu’il n’a pas sa place dans le monde moderne. »

Le dialogue en question, tel que retranscrit dans les sous-titres français [Harmonica commence] :
« _Je savais que tu viendrais.
_ Un jour, Morton m’a dit que je serais jamais comme lui. Maintenant je comprends pourquoi. Ça l’aurait pas dérangé de te savoir en vie quelque part.
_ Alors tu as découvert que tu n’étais pas un homme d’affaires ?
_Juste un homme.
_Une race ancienne. D’autres Morton arriveront qui l’éradiqueront.
_L’avenir n’a pas d’importance pour nous. Plus rien n’a d’importance. Ni la terre, ni l’argent, ni la femme. Je suis venu te voir. Car je sais que tu vas me dire ce que tu veux.
_Seulement dans mon dernier souffle.
_Je sais.
»


Henry Fonda et Sergio Leone sur le tournage de la séquence-clé évoquée ci-dessus

Christopher Frayling : « On note que deux « hommes anciens » sont signalés comme tels par la seule mise en scène : à la toute fin, un plan cadre Harmonica se retournant vers le cadavre de Cheyenne (en voilà un), puis un autre le cadre en gros plan. Mais un sifflet retentit alors, et la caméra entame un mouvement ascendant pour nous dévoiler un train qui arrive sur le chantier des McBain chargé de travailleurs. En ce mouvement de caméra, le pouvoir passe de l’ancien au nouveau. Ceux-ci sont même séparés par une différence de niveau de terrain, c’est dire ! Jill sort de chez elle et vient porter de l’eau aux ouvriers, et l’on se sent alors à la fois enthousiasmé par la nouvelle ville amenée à être bâtie et abattu par la perte de cette vieille frontière de l’Ouest. »

La tension est d’autant plus grande entre personnages de l’ordre ancien et ceux du nouveau que cette fracture sépare Jill de deux personnages masculins qui la soutiennent et sont clairement perçus par elle comme des protecteurs voire des maris potentiels. Dès qu’elle comprend qu’il n’est pas celui qui a assassiné les siens mais seulement la victime d’un complot visant à l’accuser, Jill paraît séduire Cheyenne. Dès la deuxième partie de leur scène de rencontre (entrecoupée par Morton et Frank), elle parle de faire des enfants et de s’installer en lui lançant des regards ambigus. Et lorsqu’il lui fait un compliment très bien déguisé (« Vous savez Jill, vous me rappelez ma mère. Elle était la plus grosse putain d’Alabama et la meilleure des femmes. Elle aussi faisait du bon café. Qui qu’ait été mon père, il a dû être pendant un temps au moins le plus heureux des hommes. »), l’émotion de la jeune femme est soulignée par l’intervention de son thème musical.


Génie du montage et grandeur de Claudia Cardinale : le départ d’Harmonica

A la fin du film, ce que l’on perçoit comme un potentiel triangle amoureux se résout par le départ volontaire de l’un des trois, que commente Frayling : « Entrée typique de Bronson. La porte s’ouvre. Elle grince. Jill sourit. C’est le bon qui est revenu. Il voit son sourire et se glisse dans l’image par la droite. Robards comprend qu’il n’a aucune chance. Jill a plusieurs réactions complexes en observant Bronson. Elle est heureuse qu’il ait gagné, mais elle voit, à son visage, qu’il ne restera pas. Cela ne marchera pas, il est le genre d’homme qui a toujours quelque chose en tête [« Something to do with death » disait le personnage de Cheyenne un peu plus tôt dans la scène, NdlR]. On comprend tout, sans qu’elle ait parlé. Elle va devoir se débrouiller seule. Elle reprendra l’héritage de Brett McBain et s’occupera de Sweetwater. « Je reviendrai un jour », grande réplique, comme dans L’Homme des Vallées perdues et autres westerns. On sait bien sûr que c’est faux. »

Christopher Frayling : « Le train arrive à Sweetwater. Le film entier nous a amenés à cet instant. Il était une fois dans l’Ouest, le chemin de fer arriva et s’ensuivit tout le désordre que l’on sait. L’Amérique moderne devient possible mais l’ancienne est morte. Jill prend finalement ses responsabilités, et reprend le flambeau des McBain. Elle est enfin devenue Jill McBain, elle est devenue une pionnière. Pour le dernier plan, elle donne de l’eau à des ouvriers assoiffés. Ils l’entourent mais elle s’en sort. Elle est la grand-mère d’un grand politicien du vingtième siècle, elle est l’origine de l’Amérique moderne. Once upon a Time in the West. »

Si le titre américain est bien le même que le français, le vrai titre original, à savoir l’italien (rappelons que Leone était non anglophone), est « C’era una volta il West », donc « Il était une Fois l’Ouest ». Faut-il encore souligner que, bien plus qu’un western, c’est à une épopée, à une grande fresque que nous avons à faire : celle d’une ère qui en chasse une autre, celle d’un pays qui se construit dans le sang.

Sergio Leone : « Le film raconte la fin de la dernière période de l’histoire américaine où les hommes avaient des couilles, et la transition entre le Far West et l’institution du matriarcat en Amérique. L’Amérique est fondée sur des femmes qui ont des couilles en béton. »

POSTFACE

Quentin Tarantino : « Il était une Fois dans l’Ouest, je l’ai toujours aimé. Pour moi, c’était presque comme une école de cinéma en un seul film. »

Martin Scorsese, dans un interview avec Christopher Frayling pour « Once upon a Time in Italy », a déclaré : « Il était une Fois dans l’Ouest est devenu l’un de mes films préférés, une obsession. Il n’y aucun doute sur le fait qu’il ait influencé la génération des cinéastes des années 1970 – Spielberg, Lucas, Milius, Carpenter. Et il n’y a aucun doute sur le fait que Leone ait élaboré quelque chose qui est presque une réinvention du langage cinématographique. Les gens essaient de l’imiter mais il était le seul, l’unique. Et nous regardons les films de Leone pour l’inspiration qu’ils nous donnent. »

Sources :
Commentaire audio de l’édition 2 DVD sortie en France
Le site de référence sur Sergio Leone (en anglais)
« Il était une Fois dans l’Ouest de Sergio Leone », court ouvrage sur le film par Philippe Ortoli, Les Editions de la Transparence, Coll. Cinéphilie, 2010, 114 pages
Interview de Christopher Frayling, auteur de « Something to do with Death », la biographie de référence de Sergio Leone (en anglais)
« La Montagne magique », une interview de Sergio Leone pour la sortie d’Il était une Fois en Amérique (1984), sur Premiere.fr
Il était une Fois dans l’Ouest : l’extase, sur L’Ecran Musical
« Hans Zimmer on Ennio Morricone’s score for Once upon a Time in the West » (en anglais)
Il était une Fois dans l’Ouest sur Notes of a Film Fanatic (en anglais)

1 Comment

  • Luc Beriot Says

    Merci pour ce travail très complet. Vous m’avez permis de replonger dans ce film que j’aime tant, et je constate qu’il est pour beaucoup une référence. C’est ainsi que je l’ai toujours vécu, depuis mes quinze ans où j’ai pu le découvrir sur grand écran. Chaque fois que le mot cinéma résonne en moi de toute sa force, je suis emporté par la caméra qui monte au-dessus du décor et la musique de Morricone. Longue vie à votre page. Luc

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