[ENTRETIEN] Yolande Moreau


© AFP Photo / Loic Venance

Grâce au phénomène Deschiens dans les années 1990 ou par ses seconds rôles dans de nombreux films à succès, de Germinal (1993) au Fabuleux Destin d’Amélie Poulain (2001), du Bonheur est dans le Pré (1995) à Camille redouble (2012), Yolande Moreau s’est imposée comme une présence inimitable du paysage audiovisuel francophone. Ils ont été peu nombreux à offrir des têtes d’affiche à cette Belge d’origine qui n’a pas vraiment la tête de l’emploi. Ils n’ont même été que trois, trois ami proches : les Grolandais Gustave Kervern et Benoît Delépine dans Louise-Michel (2008) puis Mammuth (2010), où elle formait un inoubliable couple avec Depardieu, et Martin Provost, dans Séraphine (2009, César de la Meilleure actrice) et Où va la Nuit (2011). Alors elle se crée ses rôles d’importance toute seule, sur scène dans un one-woman-show délirant qu’elle monte à plusieurs reprises, Sale Affaire, du Sexe et du Crime, ou au cinéma dans l’attachant Quand la Mer monte… (2004, César de la meilleur première oeuvre et de la meilleure actrice). Et puis surtout, elle prend son temps pour élaborer avec patience et minutie ses films, attentive au moindre détail. La générosité et la modestie dont elle fait preuve en entretien la rendent plus attachante encore qu’elle ne l’est souvent à l’écran par toutes ces petites maladresses qui nourrissent son jeu et dont elle se délecte elle-même. Yolande évoque ses réalisations comme de toutes petites choses tout en ne cessant de parler, dans le fond et à demi-mot, de l’essentiel : le chemin vers l’autre, la recherche de l’amour, l’envie de chacun de sa petite part de bonheur.

Dans Quand la Mer monte…, vous vous mettiez directement en scène, certes en prenant un autre nom mais en reprenant le statut d’artiste itinérante de vos débuts. Le film était pour ainsi dire à la première personne. Le point de départ d’Henri a-t-il été aussi personnel ?

Oui. Je mets longtemps à faire des films, mais leurs points de départ sont toujours proches de moi quelque part. Je ne fais pas partie de ces cinéastes capables de partir faire un film au Vietnam sans y avoir jamais mis les pieds : j’admire ça, mais ce n’est pas mon cas. C’est autre chose que ce que je fais et c’est beau d’une certaine manière : c’est se donner la possibilité de réfléchir à un ailleurs… Mes films à moi doivent toujours se rapprocher géographiquement de la Belgique comme coeur névralgique.

Comment décidez-vous, à ce propos, de tourner d’un côté ou de l’autre de la frontière Belgique-France ? Les facteurs sont-ils financiers, plus personnels ?

Comme je prépare mes films très à l’avance, je vais souvent me balader seule en repérages et, au départ, je voulais tourner dans la région de Charleroi, en Belgique. Pour des raisons de production, j’ai été obligée d’avoir un tournage franco-belge. On a donc tourné, par exemple, du côté de Liévin, dans le Nord-Pas-de-Calais. C’est là encore une ancienne région minière qui correspondait aux paysages que j’avais repérés en Belgique. Ce que ces endroits ont en commun, ce sont surtout ces terrils [entassements de déblais issus de l’extraction d’une mine, ndlr], qui ne sont jamais mentionnés dans le film mais qui accompagnaient son histoire…

Comment avez-vous travaillé avec les handicapés mentaux que l’on voit dans le film ?

Alors là, j’avais très peur ! Peur d’un film qui fasse « guimauve ». Il fallait se placer à la bonne distance. Très vite, je me suis éloignée de l’idée de « voler des plans » à des handicapés que j’aurais costumés et fait danser, chanter. Je préférais travailler avec des gens qui savent ce qu’ils font, alors je me suis tourné vers le Théâtre de l’Oiseau Mouche, dont les membres sont en situation de handicap mental mais dont certains jouent depuis des décennies. Je leur ai parlé du film et quand je leur ai dit qu’il s’agirait de jouer des personnages déficients mentaux, ça a jeté un sacré froid ! Ils m’ont répondu : « Nous, quand on monte sur scène, c’est pour jouer, on laisse nos problèmes aux vestiaires ! ». Je leur ai expliqué que j’étais comédienne et que, à moi, on ne m’aurait pas demandé de jouer dans La Vie d’Adèle par exemple : je n’ai pas le physique pour ! (rires) Je leur expliquais qu’on fait avec ce qu’on est, qu’être comédien, c’est savoir être juste avec l’autre au moment du clap et que ce talent-là, ils l’avaient. Ce qui a permis qu’ils ne se sentent jamais lésés, c’est que tout était très écrit, jusqu’aux moindres détails d’un scène de gros bazar comme celle du réfectoire où ils réclament tous « Du cul ! Du cul ! ».

Le film donne l’impression que les personnages, plutôt que d’avoir été très écrits et construits au préalable de la recherche d’acteurs, sont indissociables de ceux-ci, Pippo Delbono et Candy Ming…

Je trouve que si l’on se dit ça, c’est tant mieux ! Ça veut dire que les gens qui les incarnent sont très justes. Pour moi, c’est ça être un bon comédien : on ne vous voit pas faire, on ne vous voit pas interpréter – c’est un mot que je n’aime pas trop. On vous voit incarner, c’est différent et je préfère. Très vite, d’ailleurs, les deux acteurs m’ont rassurée sur ça, sur leur capacité à me donner ça. Miss Ming, je l’avais vue dans le film de Kervern et Delépine où elle n’avait qu’une petite apparition [Louise-Michel, 2008, ndlr]. Comme on n’avait pas de scène ensemble, je ne l’avais pas rencontrée sur le tournage. Alors quand j’ai découvert le film, j’ai demandé : « C’est qui cette fille ?! ». Elle avait une puissance intérieure, elle savait tenir, remplir les silences – ce que tous les comédiens ne savent pas faire… Elle est juste très instinctivement.

Il manque à vos personnages des clefs pour établir des rapports « normaux » avec les autres. Comment travaille-t-on ces « manques » tout en se préservant du misérabilisme ?

Ces fêlures, elles sont toutes petites. Presque tout le monde pourrait les avoir. Henri, surtout, ne vit pas si mal, il est intégré socialement. Il a juste oublié, à un moment donné, qu’on pouvait être plus vivant que ça. Mais rien de tout ce que je montre dans mon film n’est d’une grande désespérance : tout est toujours sur le fil. Ce que je montre, c’est une petite désespérance grise. Rosette, elle vit mieux que lui quelque part. Mais elle a une autre forme de souffrance : la dureté de la vie en groupe, le rêve d’un foyer, d’être « comme tout le monde »… Je crois que mon film ne raconte qu’une petite piqûre de rappel à la vie. C’est tout petit en fait.

Ces petites fêlures, on ne les trouve pas seulement dans les personnages de vos films à vous mais aussi dans plusieurs des rôles que vous tenez chez d’autres. Êtes-vous consciente de cette unité que peut avoir votre travail perçu de l’extérieur ?

Consciente, non… Je pense que nous, acteurs, sommes des artisans : nous fabriquons aussi avec ce qu’est notre corps. C’est ce que j’aimais dès mes débuts au théâtre : fabriquer à partir de son propre corps, de ses propres maladresses… J’ai l’impression d’avoir fait des choses très différentes, mais on a toujours un corps qui est là, une manière de parler qui est là… C’est ce que j’aime au cinéma, par rapport au travail d’écriture – je ne suis pas une très grande fan d’écriture! : une simple prononciation peut amener beaucoup, on peut dire « Passe-moi le sel » de trente-six manières différentes !

On retrouve de Quand la Mer monte… votre goût pour les scènes d’ivresse et/ou de danse…

L’ivresse, je l’associe à cette petite désespérance grise dont je parlais : Henri n’est pas constamment saoul à se rouler sous la table, mais il est tout le temps entre chien et loup. Je connais beaucoup ça autour de moi : être entre chien et loup, ce n’est pas être le soulard du coin, mais c’est quand même être alcoolique quelque part… Ça révèle d’une personne que quelque chose n’est pas résolu dans sa vie. Et la danse, justement, vient répondre à ça : les personnages se révèlent, il y a quelque chose d’heureux.

Pouvez-vous nous parler de vos choix de mise en scène, que l’on sent déjà très assurés (avec un cadrage au millimètre, des mouvements d’appareils se faisant écho entre eux, etc.) pour un premier film réalisée seule ?

Je connais très mal la caméra, et pour compenser ça comme le reste, j’ai énormément préparé. Je préparais le déroulement de chaque scène, tout ce qui allait se dérouler dans le champ avec la même précision qu’on aurait au théâtre. Et puis, bien sûr, j’ai été très aidée par mon chef opérateur Philippe Guilbert. En tout cas, la mise en scène, ça m’amuse !

Aviez-vous des sources d’inspiration en tête ?

Eh non, à mon grand regret, je ne suis pas cinéphile. J’habite la campagne en Normandie, donc je ne le serai toujours pas dans les mois qui viennent. Là, ils passent Les Invincibles, mais je ne pense pas que je vais y aller (rires)… Je pense être assez autodidacte en fait… Mais j’ai mes envies : j’ai envie que chaque plan raconte quelque chose, je suis heureuse comme tout dès que je peux me passer de mots. Me permettre de ne pas expliquer, J’ADORE ! Déjà que mon scénario n’était pas bavard, mais alors au montage : « clac, clac, clac!», je coupe !

Propos recueillis à Lyon le 9 septembre 2013 par Gustave Shaïmi
Merci à Christophe Chabert du Petit Bulletin, Florence Salfati de Judaïciné et Magali Van Reeth de la SIGNIS, dont certaines questions sont reprises ici

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