[ENTRETIEN] Atiq Rahimi et Jean-Claude Carrière

Atiq Rahimi, né en Afghanistan puis exilé en France, a un parcours atypique : tandis qu’il débute dans le cinéma documentaire après un cursus à la Sorbonne, c’est son passage à l’écriture de romans qui le rend célèbre. Revenant à son moyen d’expression premier, il met lui-même en scène les adaptations de ses écrits : Terre et Cendres (2004) et désormais Syngué Sabour – Pierre de Patience, récompensé par le prestigieux Prix Goncourt en 2008. L’auteur y raconte l’histoire d’une jeune femme qui prie au chevet de son mari, un héros de guerre beaucoup plus vieux qu’elle, pour le sortir du coma dans lequel une blessure l’a plongé. Tandis qu’au dehors une guerre fratricide continue de faire rage, la jeune femme se met à confier à son homme inerte ses désirs inavoués, ses secrets de longue date et les souffrances que lui et d’autres hommes lui ont infligées. L’homme gisant devient alors, malgré lui, sa « syngué sabour », sa pierre de patience – cette pierre magique que l’on pose devant soi pour lui souffler tous ses secrets, ses malheurs, ses souffrances… Pour passer du roman au scénario, c’est avec rien moins que l’immense Jean-Claude Carrière que Rahimi a collaboré, scénariste notamment pour Luis Buñuel, Milos Forman, Pierre Etaix, Louis Malle, Jean-Luc Godard, Volker Schlöndorff, Nagisa Oshima ou encore Michael Haneke.

Courte Focale : Monsieur Carrière, vous avez déclaré avoir voulu adapter le roman d’Atiq Rahimi dès lors que vous l’avez lu…

Jean-Claude Carrière : Je connais Atiq depuis un certain temps, nous avons travaillé ensemble sur un scénario qui va être tourné cette année. Et dans le cas de « Syngué Sabour – Pierre de Patience », il est vrai que dès que je l’ai lu, j’y ai vu un film et je n’ai pas manqué de le lui dire. Ce n’est pas le cas pour beaucoup de livres. On se dit souvent de romans, de vrais bons romans, qu’ils se suffisent à eux-mêmes à l’état de livre. Dans ma lecture cinématographique du roman d’Atiq, l’essentiel, c’était cette impression que j’avais d’une action constante. L’action de cette femme, qui est en quelque sorte une « action intérieure », me paraissait beaucoup plus prenante et pressante que dans beaucoup de films dits « d’action », où l’on voit des gens qui culbutent, des voitures mitraillées mais où, en réalité, il ne se passe rien. Là, il y avait une action intime qui me paraissait évidente.
Vous savez, quand on s’attelle à l’adaptation d’un livre, c’est qu’il s’est passé quelque chose avec. Avec Luis Buñuel, on nous avait proposé à deux reprises d’adapter à l’écran « Au-dessous du Volcan » de Malcolm Lowry (1947). C’était un livre que l’on aimait. On était alors au Mexique, ça aurait pu être tourné tout prêt de là on l’on se trouvait, c’était un projet très facile à monter. On a eu beau lire le livre deux fois à trois ans d’intervalle, ni lui ni moi n’y avons vu de film. Plusieurs années après, j’ai dîné avec John Huston qui se plaignait de l’avoir adapté entre-temps [en 1984, avec Albert Finney et Jacqueline Bisset, NdlR] et me disait « J’ai fait une merde ! J’ai dû rajouter tout un tas de folklore mexicain pour rien ! » (rires).

On repense à Belle de Jour de Luis Buñuel (1967), dans lequel il s’agissait déjà pour vous d’écrire un personnage de femme pétrie de désirs et de fantasmes…

Oui, il me semble même que j’écris mieux des rôles de femmes que d’hommes. Il faut croire que j’ai ça en moi ! Mais de manière générale, un auteur quel qu’il soit – cinéaste, romancier ou dramaturge – doit avoir tous les personnages en lui, les posséder. On ne peut pas attribuer à un personnage tels attributs à la va-vite sous prétexte que c’est une femme, il faut à un moment donné devenir elle. Elle peut bien sûr être loin de moi. Belle de Jour l’était déjà… Il y a toujours cet extraordinaire va-et-vient entre le personnage tel qu’on l’écrit et le personnage tel qu’on le ressent. Il y a des moments où ce va-et-vient est fructueux, d’autres où il ne l’est pas. Et il y a parfois un moment absolument miraculeux, que j’ai éprouvé deux ou trois fois au cours de cette écriture-ci : celui où les personnages se mettent à vivre par eux-mêmes. Ils cessent d’être vos marionnettes pour tout à coup faire des choses qui vous étonnent vous-même ! Et dans ce cas-là, le personnage a toujours raison. C’est l’un des grands mystères de l’écriture : si l’on veut qu’un personnage soit vivant, il faut qu’il ait un inconscient. Et pour être un peu authentique, cet inconscient doit échapper à l’auteur.

Monsieur Rahimi, en tant qu’auteur et cinéaste tout à la fois, en quoi l’association avec un coscénariste tel que Jean-Claude Carrière a-t-elle influé sur votre travail ?

Atiq Rahimi : Déjà sur Terre et Cendres, j’avais collaboré à l’adaptation avec Kambuzia Partovi, qui avait travaillé avec notamment Abbas Kiarostami et Jafar Panahi. Je pense avoir toujours besoin de quelqu’un pour me mettre à distance de mon propre travail de romancier, voire déjà pour me convaincre qu’il y a matière à un film dans ce que j’écris. S’il est vrai que j’ai une écriture « visuelle » du fait de ma formation cinématographique, je ne pense absolument pas à un potentiel film à venir lorsque je suis dans l’écriture d’un roman ! Si j’étais capable de penser en termes filmiques pendant l’écriture d’un roman, j’écrirais directement un scénario. Or être scénariste, c’est un métier à part entière, un savoir-faire propre qui n’est pas le mien.

Jean-Claude Carrière : Il faut complètement changer d’écriture lorsque l’on passe d’un roman à un scénario. C’est presque comme passer d’un travail écrit à une peinture sur un même sujet : c’est un tout autre langage…

La genèse du film a également été marquée par plusieurs langues différentes : le roman était écrit en français, mais le film est tourné en dari avec une actrice dont la langue maternelle est le persan (dans le dossier de presse, Golshifteh Farahani compare la nuance entre ces deux dernières langues à celle entre le français et le québécois)…

Atiq Rahimi : Au début, on a travaillé sur la version française, parce que Jean-Claude ne parle pas dari mais aussi parce qu’il fallait que le producteur français soit en mesure de lire le scénario. Puis, c’est Nahal Tajadod, l’épouse de Jean-Pierre, qui est iranienne, qui a effectué un merveilleux travail de traduction. Elle travaillait sur un livre, précisément avec Golshifteh Farahani, qui vient de paraître et qui évoquait la trajectoire de celle-ci. Elles travaillaient donc toutes les deux en parallèle de notre travail à tous les deux.

On a rencontré, au début, pas mal de problèmes avec les producteurs, qui voulaient que l’on tourne le film en anglais pour des raisons évidemment commerciales, ce qui était hors de question ! Se posait aussi la question cruciale de savoir quelle Afghane ou quelle Iranienne serait à même d’incarner cette femme, tant sur le plan politique que sur le plan artistique…

Jean-Claude Carrière : C’était un moment où Golshifteh, qui avait été jusque-là « la Brigitte Bardot » du cinéma iranien, avait des problèmes après son film avec Leonardo DiCaprio [Mensonges d’Etat de Ridley Scott, 2009, NdlR]. Le gouvernement iranien lui avait fait subir des interrogatoires étalés sur six mois. C’est à ce moment-là qu’elle a décidé de quitter le pays. A l’heure qu’il est, elle pourrait y retourner mais certainement plus en ressortir…

Atiq Rahimi : C’est donc chez Jean-Claude que j’ai rencontré Golshifteh pour la première fois pour discuter du projet. Au début, j’avais un problème : je la trouvais trop belle. Il n’y avait pas seulement la peur de tomber amoureux d’elle (rires), mais aussi le risque que sa beauté l’emporte sur le personnage et sur l’histoire. Le public occidental peut souvent être amené à penser, à propos de certains films sur le Moyen-Orient produits en partie en Europe, que le réalisateur a délibérément choisi « la plus belle actrice du cinéma iranien » ou d’ailleurs. Mais dans le cas de Golshifteh, ce sont vraiment les films que j’ai découverts ensuite, principalement A propos d’Elly d’Asghar Farhadi (2009), qui m’ont convaincu de la choisir. Je n’ai pas été déçu : elle s’est révélée être non seulement d’une grande intelligence, mais également très inventive dans son rapport à son personnage. Elle m’a aussi impressionné sur le plan linguistique que vous évoquiez : elle devait parfois apprendre seize pages de dialogue en une seule journée et avec des accents différents de ceux de sa langue maternelle. Il est clair que son parcours personnel rendait difficile de vivre jour et nuit avec ce personnage et cette histoire. Elle a traversé des moments assez durs pendant et après le tournage… Mais son travail était toujours d’un haut niveau !

On est étonné d’apprendre que votre film a été projeté en Afghanistan, où il a même été sélectionné par le Comité des Cinéastes Afghans qui l’a proposé pour représenter le pays aux Oscars…

Atiq Rahimi : Pour faire bref, je dirais que dans la loi constitutionnelle actuelle en Afghanistan, rien n’aurait pu me contraindre. Les médias ont une liberté plus grande qu’on pourrait le croire, avec encore récemment la publication de caricatures de chefs de guerre par exemple. Contre les hommes politiques, on peut dire plus ou moins ce que l’on veut. Blasphémer, c’est une autre histoire… Mais vous vous doutez bien que filmer des scènes de nudité n’est pas sans conséquence. Plutôt que des dirigeants politiques, c’est de la société civile qu’émane la pression dans ce cas-là, ce qui est encore plus grave. En Iran, c’est un peu l’inverse : la vie sociale apparente est très normée, mais il suffit de rentrer dans une soirée à Téhéran pour se croire sur la Côte d’Azur !

Jean-Claude Carrière : Téhéran est la ville au monde dans laquelle il y a le plus de partouzes, sachez-le ! (rires)

Atiq Rahimi : A Kaboul aussi, on voit des prostituées étrangères, des bars où consommer de l’alcool, mais l’autocensure domine chez les citoyens.

Quand bien même le cadre est souvent limité à une petite chambre délabrée, le film est émaillé d’échappées et de flash-backs qui offrent des images bien plus impressionnantes, qui lorgnent presque vers la fresque à grand spectacle. Vous paraissez vous être fait plaisir à ce niveau-là dans le passage de l’écriture à la réalisation cinématographique…

Atiq Rahimi : Bien sûr ! Il y a une tendance, dans les films des pays du Moyen-Orient, à un « réalisme Tiers-Monde », à un style proche du documentaire. Du fait de mon éducation faite ici, en France, j’ai toujours eu un goût pour la peinture et pour un cinéma dans lequel l’image n’est pas seulement un enregistrement du réel. Je voulais ici filmer mon personnage non pas comme un simple mannequin mais comme une icône, ce qui impliquait une grande attention à la composition des plans, aux couleurs des vêtements et des décors.
Le bleu de la chambre, c’est le bleu de la majorité des voiles des femmes afghanes. C’est une couleur qui me plaît en ce sens qu’elle semble communiquer les rêves de ces femmes que ce vêtement, pourtant, masque à notre vue. Or cette chambre, pour moi, c’est un peu ça aussi : à la fois une prison et le lieu où le personnage exprime ses aspirations. L’héroïne y regarde à travers les motifs brodés des rideaux comme elle regarde à travers la « grille » de sa burqa…

Propos enregistrés puis retranscrits à Lyon le 12 février 2013. Merci au cinéma Comoedia et à son équipe.

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