Interrogé à la sortie en blu-ray de Les Maudits, Costa-Gavras livra un point de vue assez intéressant sur René Clément pour lequel il fut assistant sur Les Félins et Le Jour Et L’Heure. Le réalisateur de L’Aveu tenta d’éclaircir une méprise généralisée sur le statut de Clément. De son point de vue, il est une sorte de point de jonction entre le cinéma de papa et la nouvelle vague. Bien qu’il partage un sens de la technique avec des artistes comme Jean Renoir ou René Clair, Clément est plus jeune que ces derniers. Il est certes également plus âgé qu’un François Truffaut ou Jean-Luc Godard. En ce sens, Costa-Gavras le définit comme le grand frère de la nouvelle vague. Il ne rechigne d’ailleurs pas à employer certaines techniques de cette mouvance comme le tournage caméra caché en pleine rue brillamment utilisé dans Monsieur Ripois. Mais si la troupe des cahiers du cinéma a décidé de tuer les pères, le grand frère doit également être banni. Comme d’autres, Clément subira une démolition en règle dont il n’arrivera pas à se remettre. Néanmoins, il est surtout frustrant aujourd’hui que la reconnaissance envers son travail demeure si timorée. À l’inverse d’un Henri-Georges Clouzot qui a également subit les foudres de la nouvelle vague, Clément n’a pas eu une réhabilitation à la mesure de son talent. Comme il le fera avec le réalisateur du Salaire De la Peur, Truffaut se confondra en excuses au fil des années pour les abominations aveugles qu’il a écrit. Mais l’extraordinaire talent du cinéaste ne semble plus tant motiver le public. Il faut dire que son style est très particulier à appréhender, presque antithétique d’une certaine manière. Ses films se caractérisent toujours par une apparence de solidité documentaire. On a vraiment un sentiment de réalisme et de véracité dans ses films. Pourtant, à cela s’ajoute un ton presque lyrique par l’incursion ponctuelle de pures idées de mise en scène servant généralement à mettre en relief l’intériorité des personnages. Si Clément serait la rencontre entre deux générations, ses films en sont la plus belle expression. Entre une inaliénable qualité technique et une poésie libératrice, il exprime de manière époustouflante deux modes de pensées sans paraître incohérent.
Cette qualité se retrouve bien sûr dans le monumental Paris Brûle-T-Il. Monumentale est bien le mot le plus approprié pour parler de cette grosse machine réalisée en 1966. L’objectif de la production était clair. Il s’agit de livrer une œuvre encore plus forte que Le Jour Le Plus Long, reproduction célèbre et célébrée du débarquement en Normandie. D’ailleurs, le nabab Darryl F. Zanuck, producteur et homme d’orchestre de la chose, pense fortement après ce succès à se lancer dans un projet sur la libération de Paris. C’est toutefois le producteur Paul Graetz qui le grillera au poteau en sautant sur le sujet avec pour base l’ouvrage richement documenté de Dominique Lapierre et Larry Collins. A la réalisation, il pense très tôt à René Clément qu’il avait rencontré à l’occasion de Monsieur Ripois. Dans le contexte de l’époque, Clément est un choix judicieux. Malgré les attaques de la nouvelle vague, sa compétence technique lui a permit d’acquérir une renommée internationale (Alfred Hitchcock et Jean Cocteau ne tarissent pas d’éloge sur son travail). Il semble parfait pour gérer cette production à gros moyens entre la France et les Etats-Unis. Par ailleurs, Clément jouit d’un certain prestige dans le domaine du film de guerre. Son premier long-métrage n’était autre que La Bataille Du Rail, hommage à la résistance conçu tout juste un an après la fin de la guerre. En soit, cela nous pousse à évoquer les craintes potentielles à faire face à un film comme Paris Brûle-T-Il. N’y a–t-il pas un risque d’assister à une grande fresque pompeuse et grandiloquente ? La réponse se trouve dans La Bataille Du Rail. De par son manque de recul sur l’histoire, il s’agit d’un testament immédiat précieux mais pas forcément très passionnant. Si le film maintient un quelconque intérêt au-delà du caractère pédagogique, c’est par le talent de sa réalisation. Pour ne citer qu’un exemple, Clément montre comment il peut créer une émotion bouleversante par la simple utilisation d’un insert (en l’occurrence la vue subjective d’un condamné lors d’une exécution sommaire). Outre de bénéficier à l’époque d’une juste distance temporelle par rapport aux évènements, Paris Brûle-T-Il exprime plus que jamais cette maîtrise de la mise en scène.
En ce sens, Paris apparaît dans le film moins comme une ville que comme un symbole. Le titre du film renvoie à l’intention d’Hitler de mettre en œuvre la politique de la terre brulée. Autrement dit, si les forces alliées envahissent la capitale, les généraux ont ordre de la détruire. Il s’agit pour le führer de faire passer un message clair : si le monde ne peut être nazi alors il doit être détruit. Seul ce message compte puisque dans le contexte de l’été 1944, Paris n’est plus vraiment une place forte d’un point de vue stratégique. Une grande partie de la France est déjà libérée, l’avancée des alliés est inflexible et la Wehrmacht bat en retraite de toutes parts. Le maintien des allemands à Paris ne sert qu’à maintenir l’illusion de l’occupation. Personnages pragmatiques et réfléchissant en termes d’objectifs à long terme, les chefs militaires ne montrent ainsi guère de considération pour Paris. Le général Patton ne considère pas la libération d’une ville comme un objectif prioritaire et préfèrerait foncer vers Berlin pour tuer le loup dans sa tanière. Quant au général Choltitz, gouverneur de Paris, il refusera de détruire la ville non pas parce qu’il est éblouit par sa beauté mais parce qu’il juge un tel acte inutile. « Si je pensais que la destruction de Paris aiderait l’Allemagne à gagner la guerre, je serais le premier à aller allumer l’incendie.» déclare-t-il. Pour tous les autres, Paris est bien sûr le symbole de la France et si Paris est libéré, toute la France l’est.
Le film fonctionne allègrement sous forme de symboles. Outre des touches visuelles brillantes (l’attention portée à un tableau représentant la révolution française lors d’une discussion entre résistants) ou ostentatoires (la destruction du drapeau nazi après l’arrestation de Choltitz), on sera également intéressé par l’illustration de certains personnages historiques. Il y a bien sûr le plus difficile à traiter à l’écran : Hitler. Clément choisit de l’introduire dans une sorte de métaphore des évènements à venir. On le voit exciter son chien en tirant sur l’os qu’il tient dans sa gueule. Il semble se forcer à reprendre l’os mais finalement laisse tomber et laisse le chien partir avec. On notera par ailleurs qu’aussi bien dans la version française ou anglaise (difficile de profiter pleinement du jeu des comédiens sans jouer avec la télécommande), Hitler est le seul à s’exprimer uniquement en allemand. Le dictateur a tellement bien su se transformer en symbole par l’utilisation des médias qu’il semble impossible de l’imaginer autrement. C’est d’ailleurs uniquement au travers des images d’archives parsemant le film que le général de Gaulle apparaîtra puisqu’il aura purement et simplement refusé qu’on le représente au cinéma. À la place, le long-métrage met en avant le général Leclerc. Le personnage nous est introduit par les yeux d’un résistant. Ce dernier ne manquera pas d’être troublé par cette rencontre et le général lui dira comprendre son émotion. Il n’apparaît ainsi pas comme un individu mais comme le potentiel libérateur de la France.
Si la libération de Paris est une affaire d’individus (les auteurs à l’origine du livre ont été subjugués par le nombre d’histoires relatives à l’événement), un film même aussi conséquent dans sa durée (plus de deux heures et demie) ne peut leur rendre hommage sans ce recours au symbolisme. En usant de techniques figuratives, il permet de transcender l’effort de tout le monde, tout en s’octroyant une portée cinématographique. Afin de pouvoir insuffler de la vie à ses personnages, Clément et ses prestigieux scénaristes (Francis Ford Coppola et Gore Vidal) se reposent sur leur all-star-cast. Tout comme Le Jour Le Plus Long, le film est un stupéfiant défilé de vedettes : Jean-Paul Belmondo, Gert Fröbe, Kirk Douglas, Glenn Ford, Jean-Louis Trintignant, Alain Delon, Bruno Cremer, Yves Montand, Jeanne Moreau, Orson Welles, Anthony Perkins… dans la marge de manœuvre souvent courte dont il dispose, ses acteurs s’assurent de créer l’attachement nécessaire envers le spectateur. Clément tentera notamment de manipuler cet attachement en octroyant deux rôles à Claude Rich : celui du lieutenant Pierre de la Fouchardière et du le général Leclerc. Suite à des essais maquillages improvisés, Clément se rendit compte que Rich, alors engagé pour le rôle de Fouchardière, ferait un Leclerc saisissant. Il décide de faire un forcing pour que Rich joue les deux rôles en prenant soin de le faire doubler sur un des deux pour que le spectateur n’ait pas trop conscience de cette dualité. D’une certaine manière, cette petite manipulation permet à Clément de relier l’individu à l’Histoire en juxtaposant par le biais d’un même acteur une figure historique primordiale et une à l’envergure bien moindre. Cela véhicule clairement l’idée que la seule star de Paris Brûle-T-Il demeure Clément lui-même. Il mêle à la fois les grands moyens d’une épopée à une aventure à hauteur d’homme (il ira jusqu’à volontairement gâcher une journée de tournage pour ne pas avoir à réaliser une scène de bataille exigée par le producteur) comme il mélange violence documentaire (l’ébouriffante scène de déportation) et une puissance lyrique teintée d’une ironie féroce (la mort d’un soldat obsédé par Paris).
Si Clément ne portera pas particulièrement dans son cœur le résultat final (trop d’ingérence du producteur dans le processus créatif) et fait l’objet de polémique stupide (est-ce un film gaulliste ?), Paris Brûle-T-Il reste avant tout une démonstration fastueuse d’un génie de la mise en scène.
Réalisation : René Clément
Scénario : Francis Ford Coppola et Gore Vidal
Production : Transcontinental Films
Bande originale : Maurice Jarre
Photographie : Marcel Grignon
Origine : France
Année de production : 1966