Titane

REALISATION : Julia Ducournau
PRODUCTION : Kazak Productions, Frakas Productions, Arte France Cinéma, Diaphana Distribution, Wild Bunch
AVEC : Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier, Laïs Salameh, Myriem Akheddiou, Bertrand Bonello, Dominique Frot, Anaïs Fabre, Mehdi Rahim-Silvioli, Théo Hellermann, Lamine Cissokho
SCENARIO : Julia Ducournau
PHOTOGRAPHIE : Ruben Impens
MONTAGE : Jean-Christophe Bouzy
BANDE ORIGINALE : Jim Williams
ORIGINE : France
GENRE : Drame, Fantastique, Horreur, Thriller
DATE DE SORTIE : 14 juillet 2021
DUREE : 1h48
BANDE-ANNONCE

Synopsis : A la suite d’un accident de voiture, la jeune Alexia ne s’en sort qu’au prix d’une prothèse en titane vissée dans son crâne. Devenue adulte, sa haine s’oriente vers la chaleur humaine tandis que sa fascination se nourrit au contact de la froide carrosserie des voitures. Une série de meurtres sadiques et inexpliqués la pousse à prendre la fuite et à croiser la route d’un pompier détruit par la disparition de son fils il y a dix ans…

Après un premier film aussi puissant que clivant, Julia Ducournau enfonce le clou en pulvérisant toutes nos attentes et tout ce qui se relie au(x) genre(s). Un geste de cinéma qui laisse de profondes cicatrices.

On l’avait anticipé avec plusieurs mois d’avance, alors lâchons tout de suite le nom qui semble être sur toutes les lèvres à propos de Titane : David Cronenberg. Si on cite ce nom, c’est justement pour ne plus avoir à le répéter, histoire d’épargner le reste de cette critique d’un comparatif qui n’a très clairement plus lieu d’être. Il est en effet grand temps pour nos apôtres de la masturbation référentielle de lâcher la grappe une fois pour toutes au « ciné-psy de Toronto », et encore plus quand il s’agit de s’échiner mordicus à en faire l’objet d’un dialogue plus ou moins conscient avec le cinéma (désormais plus si) précoce de Julia Ducournau. On en prend acte aujourd’hui : la jeune et jolie réalisatrice de Grave boxe bel et bien dans une toute autre catégorie, ni supérieure ni inférieure (ce n’est pas la question), juste très différente du tout-venant dans lequel on serait tenté de la caser. On se réjouit même que nos quelques réticences entretenues à la découverte de Grave il y a quatre ans – et plus ou moins envolées depuis – ne trouvent même plus racine dans la triple gifle hardcore que constitue ce second long-métrage. Gageons que ceux qui estiment avoir ciblé la matière réelle du film à la seule vue de son hallucinante bande-annonce auront du mal à aligner deux mots d’une scène à l’autre. Impossible, en l’état, de percer ce Titane par les outils analytiques d’usage. Un « film de genre » ? Un trip horrifique en bonne et due forme ? Un Crash à la française ? Trois fois non. S’impose en revanche la patte d’une prodigieuse cinéaste qui, dans un geste filmique visant ouvertement à sidérer, cimente une vision thématique visant clairement à stimuler. Croyez-nous sur parole : vous n’êtes pas prêts parce que vous ne savez pas ce qui vous attend.

Pour bien mesurer l’envergure d’un choc aussi violent, il suffit de revenir à ce qu’était Grave – ou plutôt à ce qu’il semblait être aux yeux de tant d’autres. D’aucuns avaient tenté de déceler un précis d’horreur organique et traumatique dans ce qui, à bien y regarder, se résumait plutôt au combat très terre-à-terre d’une adolescente contre le déterminisme, installé dans un milieu étudiant sur fond de bizutage et d’isolationnisme, avec quelques zestes de cannibalisme moins pour justifier cette lutte intérieure que pour la teinter d’hémoglobine à des fins graphiques. D’aucuns s’étaient laissés aller à y lire la « redéfinition » du cinéma de genre hexagonal, quand le résultat, à l’instar du récent et totalement raté La Nuée, ne faisait que reprendre un enjeu auteuriste ancré dans les centres d’intérêt sociétaux de la sphère bobo (l’adolescence, la sexualité, l’écologie, la précarité, etc…) et donc susceptible de faire sensation auprès de nos confrères en pull cachemire, d’ordinaire prompts à fustiger le genre sans ménagement dès qu’il se montre trop radical. Et bien entendu, on dit tout cela sans ôter au film ses indiscutables qualités cinématographiques – écriture impeccable, réalisation réfléchie, photo travaillée, actrice sensationnelle – qui, quoi qu’on ait pu dire, auront amplement justifié son triomphe et son aura d’œuvre culte. Cette entourloupe sur la question du « genre » n’aura plus lieu avec Titane. Parce que Julia Ducournau s’est enfin frottée à ce qui forme la puissance du genre qu’elle prétendait autrefois investir ? Bien au contraire. C’est parce qu’elle fait tout imploser. Parce qu’elle envoie tout balader. Parce qu’elle pulvérise tout ce qui risque d’être codifié. Parce qu’elle lâche toutes ses cartouches les plus perforantes au travers d’un geste de cinéma insensé qui ne pourra rien faire d’autre que perturber. Loin du genre, donc ? Mieux : loin de la barrière du genre. Celle-ci vient tout à coup de foutre le camp, et pour le coup, les raisons de se réjouir se bousculent au portillon.

Si Grave était un film linéaire qui allait d’un point A vers un point B selon une montée en exponentielle, Titane aurait plutôt tendance à effectuer le chemin inverse. Une œuvre filmique vérolée de l’intérieur, qui mue au lieu de muter, se délestant scène après scène de son épiderme trompeur (un bagage référentiel que l’on sent trop lourd à porter) pour creuser toujours plus près de son essence véritable. De ce fait, la réalisatrice met un point d’honneur à « tuer » son film précédent, histoire d’avancer plus loin. Et ces desquamations qui se généralisaient autrefois sur la peau d’une jeune étudiante végétarienne s’appliquent désormais à l’échelle d’un film entier : tout ce que Julia Ducournau installe au premier abord est une « peau morte » destinée à se détacher d’un récit plus vibrant dans ses strates les plus souterraines. L’armature métallique de la jeune Alexia vous fait penser à la jambe prostatique de Rosanna Arquette dans Crash ? Oui ou non, qu’importe, ce n’est là qu’un plan saisissant qui s’évapore fissa de la narration. Ce long plan-séquence sur une Alexia désormais adulte (Agathe Rousselle), qui serpente au sein de l’assistance d’un salon automobile avant d’exécuter une transe lascive sur une bagnole flashy, vous semble être la fiche de renseignements sur ce qui ne tourne pas rond chez cette néo-succube ? Perdu, car ce n’est là qu’un leurre. Et si l’on s’attend à un gros délire sur fond de mécanophilie et de fantasmes biomécaniques (surtout au vu d’un générique qui relie la mécanique huileuse d’une automobile à la circulation sanguine du corps humain), mieux vaut continuer à y croire pour mieux se laisser scotcher par le virage à 180° qui va suivre. En une première demi-heure quasi muette et entièrement portée par une mise en scène sensitive en diable, Ducournau accomplit ainsi un sans-faute dans le contre-braquage, à la fois violent et permanent, de son propre volant narratif. La réalisatrice s’amuse même à tordre la fausse lecture de cette violence graphique, que l’on savait déjà mal comprise avant. Si un doigt coupé (et dégusté !) avait provoqué des évanouissements chez certains à la découverte de Grave (alors que le rire prenait bel et bien le dessus sur l’effroi !), la récidive se fait on ne peut plus limpide dans Titane, le temps d’une effarante scène de tuerie qui, en dépit d’un déluge de gore chirurgical, active sans cesse le fou rire par l’enfilade incongrue des situations et le caractère oscillatoire de la bande-son. La générosité dans l’effet au service d’un doute constant dans les faits : c’est un peu ça, l’effet Titane. Et plus ça avance, plus ça va (très) loin.

Il faut aussi dire que le film compte énormément sur son actrice principale, cobaye du film autant que coauteur du récit. Bombe androgyne qui fait d’extraordinaires dégâts à force d’exploser dans chaque scène, la révélation Agathe Rousselle donne chair à une héroïne au carrefour de tout, au schéma interne et aux émotions vraiment impossibles à définir. Au premier plan, corps en transformation (tantôt subie tantôt provoquée), créature hybride entre la chair et le métal. Au second plan, figure transformiste qui décrypte sa vérité à mesure que les couches supérieures s’effritent une à une. C’est que Ducournau aime à voir sous les apparences, au-delà des frontières imposées par la norme au sens large, et utilise ainsi Titane comme un moyen de rendre caduque la moindre opposition. Le masculin et le féminin, la virilité et la sensualité, l’organique et le mécanique, le cinéma de genre et le cinéma d’auteur, le genre (cinématographique) et le genre (identitaire), etc… La fausse pertinence de ces distinctions conformistes fond comme neige au soleil à mesure que la quête identitaire de l’héroïne passe d’un visage à l’autre, d’un extrême à l’autre. Car cette anti-héroïne, corps de freak charnellement attiré par la froideur du métal, ne met pas bien longtemps à dévoiler sa nature de psychopathe. Le titane sous sa cicatrice crânienne est un symbole limpide : tel un cyborg blond et tatoué de partout, Alexia agit comme un robot meurtrier, faisant subir la paracentèse la moins anesthésiée qui soit à quiconque – homme ou femme – tend à lui manifester le moindre début d’attirance sexuelle. Tous ces meurtres ne sont qu’une prolongation de son désir de transfigurer l’Autre à son image (altérée et défigurée), tout comme sa persistance à livrer son propre corps à des véhicules mécaniques rejoint son désir de donner vie à ce lien fusionnel que sa famille biologique, ici mutique et glaciale à en crever, n’a jamais su lui donner. Rédemption déformée oblige, il suffit donc ici d’une fuite criminelle et de la métamorphose physique qui s’en suit pour qu’Alexia finisse par se rapprocher d’une âme aussi blessée qu’elle : Vincent, un pompier borderline alors persuadé d’avoir retrouvé son fils disparu.

L’arrivée de ce personnage trouble, incarné par un Vincent Lindon minéral et transfiguré, relance alors les dés d’un récit toujours plus imprévisible. Loin de s’en tenir à l’hypothèse d’une cellule familiale recomposée sur fond d’une imposture vouée à être dévoilée tôt ou tard, Julia Ducournau bétonne encore plus la structure en V de son scénario. Aidée par deux acteurs performants dans l’ambiguïté et le non-dit, elle soustrait au lieu d’additionner, évacue toute lecture morale au profit d’une empathie naissant d’un contexte toujours plus opaque, pour ne pas dire carrément malsain (où se situent exactement les émotions et/ou les fantasmes de chacun ?). Mais surtout, avec encore le déterminisme dans sa ligne de mire, elle filme deux corps avant tout intériorisés qui se vivent eux-mêmes comme des huis clos à échelle humaine, animés par le rejet direct de leur propre chair. Ici, le corps de l’un implose et révèle sa « peau » la plus sensible – donc la plus authentique – au contact de l’autre, tandis que l’autre singe le culte de la figure paternelle massive – il carbure aux injections de stéroïdes – pour ne rien laisser éclater de son chagrin ou de sa fragilité. Il est en outre si heureux de voir la réalisatrice épurer toujours plus son récit de tout ce qui viendrait éclairer ou justifier les actes de son duo central. De par sa narration « à l’os » qui filme au lieu de dire et qui chauffe le fer de la suggestion en lieu et place d’une psychologie en plomb, Titane fait rejaillir l’intime sous forme de bribes et de sous-entendus qui, lors d’un climax final au-delà de l’inouï, achèveront de lui donner sa forme la plus pure. Il faudra attendre le point de chute de cette expérience physique pour laisser éclater le noyau central du film et de ses deux cobayes toujours plus épluchés : une chambre dans laquelle deux titans désaxés, confrontés chacun à un « corps étranger » gorgé de sang neuf, laissent éclater cet irrépressible et inconditionnel besoin d’amour qui n’a jamais cessé de les travailler de l’intérieur.

Aimer untel du moment que ce besoin d’amour est réciproque. Laisser la norme genrée du microcosme pompier se cogner brutalement à la révolution transformiste des rapports humains. Déceler l’absolu au-delà des dogmes moraux et du déterminisme socio-familial. Tuer le vrai père au profit du faux. Laisser l’altération corporelle hurler à peu près tout ce qui peut (et doit) l’être, et ce sans recours à la lourdeur psychologisante du verbe. Enregistrer la bave et la bile comme des contrepoints saisissants à l’impact visuel du sang humain. Guetter cette « nouvelle chair » qui peut naître de la cohabitation de deux corps monstrueux (très Tetsuo, tout ça…). Inverser la logique narrative de Grave en faisant du cocon familial un corps biologique malade qu’il faut d’abord fuir puis redéfinir, et non pas une prison génétique à laquelle il s’agit de rester enchaîné… Les pistes thématiques les plus barrées s’accumulent non-stop tout au long de ce film insensé, prototype inédit d’un drame intimiste qui s’enrichirait au contact d’une imagerie ouvertement héritée du body horror. Dans son obsession à mettre en perspective des genres et des corps soumis à un devenir quasi mutant, dans son acharnement à tancer les aprioris sociétaux de toutes sortes, Julia Ducournau accouche surtout de ce très grand film méta dont le cinéma français avait grand besoin, obnubilé qu’il est par sa manie de vouloir tout hiérarchiser et compartimenter. Alors, certes, sa force de frappe la contraint parfois à se manger le mur par manque de subtilité (chantonner la Macarena pour aider un pompier novice à ranimer un corps évanoui ?!?) ou par des choix de casting discutables (gêne carabinée devant une Dominique Frot toujours en mode The Smell of Us, qui persiste et signe dans le registre du squelette ambulant avec la voie enrouée, la bave dégoulinante et les grimaces de Garcimore !). On pardonnera ces (très) légers couacs, à mettre sur le compte de l’excès de zèle d’une tête chercheuse qui, à trop vouloir sidérer par sa profusion, se hasarde parfois à un geste maladroit. En tant qu’œuvre mutante qui pose un regard neuf sur des termes à double sens (voire plus), qui atomise le male gaze pour racler à l’os ce qui forge l’identité humaine, et qui crache frontalement ses audaces au lieu de les freiner, Titane ne tend pas vers autre chose qu’une savante perforation du néocortex. Et l’état des cicatrices sur l’esprit ? Irréversible ? Oui, grave.

Photos : © Carole Bethuel. Tous droits réservés

2 Comments

  • Anonyme Says

    Super analyse, pour la macarena ça m’a paru crédible sur le coup et après vérification c’est bien un moyen mnémotechnique pour réaliser un massage cardiaque.

  • kathnel44 (catherine) Says

    Que nous propose TITANE sinon qu’une expérience de cinéma intense, bouleversante, qui met à mal les sens et la raison ? Un film où se révèle le corps sous toutes ses dimensions (corps hybride, augmenté, cybernétique), à la mise en scène, puissante et aux séquences ultra-violentes mais pas tant gore qu’énigmatiques. Des thématiques multiples greffant ensemble différents genres : une fable fantastique et une tragédie familiale, une histoire d’amour aussi bouleversante que cruelle et violente, un questionnement sur le genre, l’identité féminine et masculine, la filiation, la maternité, la paternité, le transhumanisme …Deux interprètes vibrants dans cette rencontre de deux êtres en dérive (Lindon et son corps souffrant et bodybuildé, Agathe Rousselle et sa douloureuse métamorphose qui fait exploser à la fois identité et genre) Tout est affaire de corps et de sensations. Une mécanique pulvérisant les limites identitaires. ”Si l’horreur est une manifestation du réel dans les scènes de tueries, c’est plutôt l’angoisse qui vient après coup dans la crainte de ce qui va arriver ensuite qui domine. « L’horreur » n’est que la réalisation de cette peur faite de sensations, de suggestions.

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