Dante 01

REALISATION : Marc Caro
PRODUCTION : Canal+, Eskwad, StudioCanal, Wild Bunch
AVEC : Lambert Wilson, Linh-Dan Pham, Simona Maicanescu, Dominique Pinon, Bruno Lochet, François Levantal, Gérald Laroche, François Hadji-Lazaro, Lotfi Yahya-Jedidi, Yann Collette, Dominique Bettenfeld, Antonin Maurel
SCENARIO : Marc Caro, Pierre Bordage
PHOTOGRAPHIE : Jean Poisson
MONTAGE : Linda Attab, Sébastien Prangère
BANDE ORIGINALE : Raphaël Elig, Eric Wenger
ORIGINE : France
GENRE : Science-fiction
DATE DE SORTIE : 2 janvier 2008
DUREE : 1h28
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dante 01, prison spatiale, dérive dans l’atmosphère suffocante d’une planète hostile nommée Dante. À l’intérieur, six des plus dangereux criminels des mondes environnants servent de cobayes à d’obscures expériences scientifiques. Une résistance s’organise autour de César, psychopathe manipulateur. Mais son autorité se voit remise en cause par l’arrivée de Saint Georges, mystérieux détenu, possédé par une force secrète, qu’il apprendra à maîtriser pour faire face à l’hostilité de ses codétenus, et les libérer de l’attraction maléfique de Dante…

L’énigme laissée par le premier long-métrage solo de Marc Caro demeure entière. Tant mieux : sa beauté visuelle et sa richesse symbolique n’en sont que plus fortes. Retour sur un ovni incompris.

Quand on a gravi des montagnes à deux, peut-on faire de même en solo ? C’est un peu la question à se poser lorsqu’on revient sur le fabuleux duo formé par Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. Réussir en deux films cultes (Delicatessen et La Cité des enfants perdus) à greffer l’esprit de Terry Gilliam dans le corps de Marcel Carné leur aura certes permis de s’imposer sur la scène internationale comme une sacrée paire d’as, mais sans pour autant aller jusqu’à viser le brelan. En effet, il aura suffi que le père Jeunet s’en aille chatouiller de l’alien hybride aux Etats-Unis à la fin des années 90 (et ce avec une totale liberté) pour que le binôme prenne fin et que Marc, bien décidé à rester Caro et non sur le carreau, doive se contenter de travailler sur la direction artistique des films des copains (Pitof, Noé, Kounen, Gans) tout en enchaînant les projets avortés pour cause de financement insuffisant et de producteurs frileux. Des projets où la science-fiction se taille à chaque fois la part du lion, et ça se comprend : le bonhomme est un obsessionnel si fasciné par le voyage spatial qu’il aura été jusqu’à acheter un mètre carré de la Lune – il paraîtrait qu’il a fait de même avec Mars ! En plus d’une relecture futuriste de La Chasse au Snark de Lewis Carroll, il y aura surtout eu le projet Mentasm, conçu avec l’écrivain Pierre Bordage, montrant des humains en sommeil artificiel qui fuient une Terre menacée d’extinction en voyageant vers une planète lointaine. Jugé trop coûteux en l’état, le scénario fut remanié à une échelle plus modeste, à savoir celle d’un huis-clos cosmique qui téléporterait Vol au-dessus d’un nid de coucou dans l’univers mixé de deux films Alien (ceux de Fincher et de Jeunet) avec une pointe de mysticisme à la Solaris. Et c’est ainsi qu’en 2008, en grande partie grâce au soutien du producteur bienveillant Richard Grandpierre (dont on connait la prédisposition à défendre le genre à la française), Caro put concrétiser ce Dante 01 sur lequel, disons-le tout de go, l’énigme reste entière. Ce qui n’est clairement pas pour nous déplaire.

Il faut déjà bien garder à l’esprit que la séparation à l’amiable de Jeunet et Caro avait pour origine des désirs de cinéma relativement opposés, le premier cherchant à lorgner vers un cinéma plus émotionnel et narratif (essai transformé en beauté avec Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain) là où le second restait motivé à élaborer de vrais et sombres univers graphiques en lien direct avec le fantastique. Pour résumer, Jeunet veut raconter des histoires avec la logique du monde et Caro n’aime rien tant que de concevoir des mondes qui ont leur propre logique. C’est la première porte d’entrée idéale pour Dante 01, défini par son créateur comme un essai non pas de science-fiction mais de « spiritual fiction ». Le scénario en tant que tel se résume en quelques lignes. Autour d’une planète infernale nommée Dante gravite la station spatiale Dante 01, sorte de prison expérimentale à la Fortress où sept dangereux criminels, organisés autour de leur chef César (Dominique Pinon) et canalisés par des règles très strictes, servent de cobayes pour des expériences scientifiques sur le comportement humain. L’arrivée d’un mystérieux détenu (Lambert Wilson), mutique et visiblement possédé par une force étrange, va tout bouleverser : celui-ci, vite surnommé Saint Georges en raison d’un tatouage sur son épaule, peut soigner et même ressusciter autrui en extirpant le Mal de son organisme. Scientifiques et prisonniers tanguent alors entre perplexité et panique tandis que la station spatiale se rapproche dangereusement de l’atmosphère destructrice de Dante. Seul le sacrifice final de Saint Georges permettra in fine d’éviter le pire, ses pouvoirs lui permettant de terraformer Dante avant de se désintégrer lui-même. C’est tout ? C’est tout.

Au fond, dire d’une telle intrigue qu’elle est squelettique n’a rien de péjoratif : il s’agit bel et bien d’un squelette narratif sur lequel le spectateur est invité (s’il le veut) à greffer ses propres organes réflexifs et sensitifs. Divisé très logiquement en trois « cercles de l’Enfer », le scénario met d’entrée cartes sur table en lorgnant clairement du côté des contes et des légendes, avec l’envoûtante voix off de Simona Maicanescu qui lâche un « Il était une fois… » en guise de pacte inaugural passé avec le spectateur. Accepter la magie et la naïveté, se nourrir du lait de la mythologie au sens large, s’imprégner d’un récit symbolique pour en extraire ses propres réponses : voilà bien le mantra central qui drive tout le projet de Caro, ce dernier ayant bien compris que la force du genre SF vise à utiliser la technologie comme une grille de (re)lecture des contes et de la mythologie. Symboliquement, tout se résume ici à l’histoire d’un chevalier qui affronte un dragon – c’est le sujet même de la légende de Saint Georges, infusée dans les croyances orientales et occidentales depuis des siècles. Sauf qu’à bien y regarder de plus près, le « chevalier » en question, à savoir cet être/ange purificateur qui ne dit pas un mot (hormis un très vague « La lumière… la lumière… »), est une surface opaque, pour ne pas dire carrément translucide (le définir comme un Jésus new age n’est qu’une interprétation parmi tant d’autres), tandis que le fameux « dragon » ne cesse de changer de forme (planète Dante recouverte du feu primordial, pieuvres mystico-lumineuses figurant le Mal, manipulation et/ou violence envers untel ou untel dans la station, etc…). Un signe qui, à lui seul, invite à se montrer méfiant sur la grille de lecture à adopter vis-à-vis du film.

Osons dire que la réception particulièrement négative du film à sa sortie aura été l’objet d’un malentendu sur le vrai contenu du film et sur le filtre de décodage à utiliser. Les influences d’abord, objet d’une sacrée polémique. Une station spatiale isolée qui est aussi une prison expérimentale, des cobayes et des scientifiques au crâne rasé, un mystérieux visiteur qui peut voir des créatures aux faux airs de facehugger dans le corps des gens, une planète ravagée à l’atmosphère irrespirable : il n’en fallait pas moins pour crier au plagiat éhonté d’Alien 3 de David Fincher, voire même à celui du plus récent Alien la résurrection de Jeunet. Mais est-ce réellement le cas ? Ne faudrait-il pas plutôt chercher du côté du Bunker de la dernière rafale, court-métrage abstrait et post-apocalyptique de 1981 dans lequel Caro, épaulé par l’imagerie rétro de Jeunet, mettait déjà en place tout ce qui allait former la charpente abstraite de Dante 01 ? Ce petit groupe de militaires chauves en quête d’un ennemi hypothétique et sombrant peu à peu dans la psychose en raison d’un compte à rebours inexpliqué n’annonçait-il pas déjà cette division progressive des caractères face à l’inconnu et l’insondable ? A partir de ce constat, tout coule de source. La narration elle-même emboîte le pas à ce pur désir d’abstraction, se servant ainsi de la voix off inaugurale pour faire mine d’installer un point de vue de conteur qui va pourtant prendre aussitôt la poudre d’escampette. Et contrairement à Delicatessen et à La Cité des enfants perdus, la symbolique prend cette fois-ci le pas sur le narratif et l’explicatif, à commencer par l’infusion massive d’une dimension mystique où rien n’est laissé au hasard.

Il est trop facile de crier à la lecture exclusivement chrétienne de l’univers dépeint. Certes, d’une station spatiale en forme de corpus hypercubus (un tesseract en forme de croix) jusqu’à l’imagerie très Pietà de certains cadres en passant par un remodelage de l’Enfer tel que défini par Dante dans La Divine Comédie, les signes sont là. A ceci près que Caro, auto-défini comme un punk taoïste à l’écart de tout dogme religieux (ce qui ne l’a pourtant pas empêché d’élire domicile dans une chapelle nantaise !), pousse la logique christique jusqu’au bout en la mêlant à mille autres symboles empreints de mysticisme et de divers courants mythologiques. A titre d’exemple, le fait que tout fonctionne ici par sept rejoint aussi bien les doctrines chrétiennes (chacun des sept prisonniers représente un péché capital) que les préceptes de l’hindouisme (les sept couleurs qui les représente sur les écrans de surveillance de la station sont celles des chakras hindous). Même les noms des personnages frisent en soi le melting-pot des courants spirituels et mythologiques : autour de Saint Georges figurent ainsi César, Moloch, Bouddha, Lazare, Perséphone, Raspoutine, Charon, Attila, sans parler de deux gardiens appelés CR et BR (on vous fait un dessin ?). Seule la froide Elisa (Linh-Dan Pham), chercheuse cartésienne et quasi robotisée de par son absence d’émotion, échappe à cette caractérisation mythologique, d’autant plus facilement que son prénom n’est pas sans rappeler celui d’un célèbre programme d’intelligence artificielle en psychiatrie créé par Joseph Weizenbaum au milieu des années 60. L’appellation mythologique sert donc ici de raccourci pour définir le « design mental » d’un personnage et non pour dessiner une grille de lecture en soi. Même le crâne rasé se voit soumis au double sens : signe de déshumanisation et d’instrumentalisation à l’instar de ce que suggérait l’ouverture de Full Metal Jacket, ou pure démarche spirituelle visant à atteindre l’illumination selon la tradition bouddhiste ? Là encore, le film ne tranche pas, préférant laisser le symbole dans sa plus parfaite nudité.

Alors, bien sûr, le risque d’une telle surcharge de symbolique serait de la voir étouffer la trame du récit (aussi linéaire et minimaliste soit cette dernière) et servir de paratonnerre à une présupposée absence totale d’enjeu et de propos. Or, Caro et Bordage ont structuré leur récit de manière à laisser le spectateur tracer lui-même les passerelles entre ces différents relais mythologiques. Bombarder le sens sous un angle purement symbolique au détriment d’une intrigue stricto sensu, et laisser au spectateur assez d’espace pour y inclure son imaginaire et ses propres réflexions : au fond, et sans chercher à positionner Caro à la même hauteur (faut quand même pas exagérer !), n’est-ce pas là ce que Tarkovski mettait en place dans Solaris et Stalker ? Le nombrilisme de la pensée et l’arrogance du discours ne prennent jamais racine dans Dante 01, puisque tout repose ici sur un panel d’allégories multi-sens, fuyant toute leçon de morale dogmatique au profit de l’ouverture d’esprit (dans tous les sens du terme) et de la transsubstantiation du point de vue. Caro prend ainsi à bras-le-corps l’ambiguïté et l’abstraction qui régit la science-fiction en général, de sorte à bannir le sens unique censé découler d’un symbole ou d’une image et à encourager à des (re)lectures sans cesse renouvelées.

A l’instar de cet impénétrable personnage de Saint Georges que Lambert Wilson rend magistralement opaque de par son jeu purement intériorisé et physique, Dante 01 se montre insaisissable jusqu’au bout dans sa mise en abîme du sacré en action et de la dichotomie science/mysticisme. Sans question posée ni réponse apportée, le récit pensé par Caro et Bordage tisse une vaste toile symbolique dont les indices, parsemés tout au long d’un trajet subjectif vers tant de zones d’ombre métaphysiques, sondent mille interprétations certes valides mais insuffisantes dans leur unicité, un peu à la manière d’un puzzle dont il serait impossible d’isoler les pièces. Tout est donc question de mise en scène, dont le pouvoir d’évocation fait ici tout le boulot en plus d’éviter au film de tomber dans l’assertion crypto-fumeuse ou même la leçon de catéchisme sous amphètes que d’aucuns ont cru percer dans ce récit éminemment cryptique (la voix off est ici un guide pour pénétrer un univers, pas un filtre pour le décrypter !). Et si Caro ne fait pas ici mystère de son envie de laisser l’origine du Mal à l’état de mystère, c’est parce qu’il reste focalisé sur ses personnages, figures instables qui embrassent l’éternel schéma sartrien avec un au-delà figuré par l’arrière-plan cosmique. L’enfer c’est les autres mais aussi soi-même face au néant, avec une forme de démence intériorisée (échelle micro) ou propagée (échelle macro) qui régit la néo-condition humaine : c’est un peu ça, l’idée ? Oui, non, peu importe. L’univers est posé, faites en sorte qu’il soit vôtre.

Fort de sa volonté de structurer un thriller abstrait, et afin de contrebalancer l’extrême maigreur de son budget, Caro tire constamment profit de ses intérieurs froids, où les miroirs sans tain et les écrans multiples prennent racine dans un dédale de salles cubiques – on se croirait souvent dans un THX 1138 upgradé. Cette recherche d’une mise en scène très dépouillée qui sculpte ses images par le travail des lumières, des couleurs et des mouvements de caméra va de pair avec ce labyrinthe mental métaphorisé par le décor, dans lequel tous les personnages, taulards ou matons, ne sont rien de moins que les rats de laboratoire d’un ordre supérieur. Dante 01, un film mental ? Mille fois oui, et la mise en scène en donne toutes les preuves sans le moindre effort. Entre une incroyable matière sonore (jeu génial sur les infrabasses pour accroître les illusions auditives) et un usage savant de la courte focale (notons de très beaux effets de snorry-cam déformante et de travellings compensés sur Lambert Wilson), tout le film se réincarne peu à peu en pure déambulation psychique, donnant à ressentir chacune des sensations internes des personnages (nausée, hallucination, désorientation, instabilité, perte d’équilibre…) par le biais d’un processus purement technique. Mieux encore : Caro réussit même à caler nos pulsations cardiaques sur l’énergie de sa caméra lorsque Saint Georges se connecte spirituellement au corps de ceux qu’il guérit, mettant de facto nos cinq sens à contribution, voire à l’épreuve.

Sensitif de bout en bout parce que puissamment subjectif, Dante 01 montre ainsi que Caro, au-delà de mettre à profit toute son expérience de dessinateur de BD chez Métal Hurlant et Fluide Glacial, utilise la caméra et le découpage pour créer des effets inédits, qui se vivent de l’intérieur avant même d’être questionnés ou analysés. Le curseur de l’abstraction sera poussé au maximum lors d’un climax final très 2001 l’odyssée de l’espace dans l’âme, où Saint Georges, les bras en croix dans le vide spatial, aspire soudain l’énergie négative émanant de l’atmosphère suffocante de Dante jusqu’à s’évaporer sous forme de spirales lumineuses qui jaillissent de son corps. Trois minutes de pur trip hallucinatoire qui en ont refroidi plus d’un et qui, on peut l’admettre, pêchent par un découpage se bornant principalement à répéter les deux mêmes effets sur un rythme toujours plus accéléré – ça reste tout de même hypnotique mais ça fait un peu facile. Reste que l’idée va de pair avec le caractère ouvertement abscons du récit et le désir de Caro de tout faire pour déstabiliser son audience. Et de par tout ce qu’elle dégage d’abstraction et de poésie, cette ultime vision d’un homme se sacrifiant pour créer la vie sur une planète dévastée se veut même une sorte de continuité du support BD sur grand écran.

Revoir aujourd’hui Dante 01 permet ainsi de prendre acte de ce qui est sans doute l’atout majeur de la science-fiction à la française, à savoir son aptitude à tendre le plus possible vers l’abstraction. De La Jetée de Chris Marker jusqu’au High Life de Claire Denis en passant par un large panel d’essais très intéressants (Bunker Palace Hotel, Eden Log, Alphaville, Renaissance…), la recette a déjà suffisamment fait ses preuves pour que l’hypothèse se change en certitude. Et si le film de Marc Caro se positionne à l’écart de la folie baroque dont il a pu faire preuve avec son comparse Jean-Pierre Jeunet, sa radicalité conceptuelle et thématique, couplée à la faculté de donner chair à un univers d’une grande richesse visuelle avec trois fois rien, a de quoi imposer le respect. Pour une fable humaniste sur le mystère de la foi (au sens large) et le vertige des forces intérieures, le film a su imposer sa matière : une ligne claire et minimale sur laquelle mille symboles élargissent le champ de lecture et des possibles, invitant de facto chaque spectateur à relier les points à sa guise. N’en déplaise à tous les aigris qui persisteront à y voir le parangon d’un certain type d’auteurisme à la lisière de l’autisme, où l’abus de symboles serait la preuve d’un récit égaré en cours de route et d’une incapacité à émouvoir son audience. De toute façon, ce qui clive stimule toujours plus que ce qui fédère, et comme le film en prend acte dans le cadre de son propos laissé à la disposition de chacun, on ne voit pas quoi rajouter d’autre.

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