Brick

REALISATION : Rian Johnson
PRODUCTION : Bergman Lustig Productions, Focus Features, Mars Distribution, RCV Film Distribution, StudioCanal
AVEC : Joseph Gordon-Levitt, Nora Zehetner, Lukas Haas, Noah Fleiss, Matt O’Leary, Emilie de Ravin, Noah Segan, Brian White, Meagan Good, Richard Roundtree
SCENARIO : Rian Johnson
PHOTOGRAPHIE : Steve Yedlin
MONTAGE : Rian Johnson
BANDE ORIGINALE : Nathan Johnson
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Film noir, Policier
DATE DE SORTIE : 16 août 2006
DUREE : 1h50
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Lycéen d’une intelligence hors norme, Brendan Frye est un garçon solitaire qui préfère se tenir à l’écart de ses camarades. Jusqu’au jour où son ex-petite amie, Emily, tente de reprendre contact avec lui, avant de disparaître. Toujours amoureux d’elle, Brendan se met en tête de la retrouver…

En tant qu’exercice de style prodigieux sur les codes du genre néo-noir, le premier film de Rian Johnson laisse l’ADN de Dashiell Hammett réagencer et métamorphoser le corps de John Hughes. Fallait oser.

Comme dans tout film noir digne de ce nom, tout commence par un cadavre. Celui d’une jeune femme dont le corps inerte git dans un petit canal, devant un tunnel aux allures de trou noir – peut-être déjà celui dans lequel l’intrigue à venir va nous faire chuter, qui sait. A peine cette vision achevée, on remonte le temps de deux jours pour découvrir que la future morte, se sentant menacée, avait appelé son ex à l’aide. Deux phrases à peine, et on crève le plafond du déjà-vu. La suite de ce contenant inhérent à tout film noir se borne donc à exhiber un contenu qui se fait aujourd’hui trop familier, pour ne pas dire trop frelaté. Le détective solitaire qui enquête, le récit à tiroirs qui égare, l’acolyte surdoué qui informe, la femme fatale qui ensorcèle, le parrain dark qui inquiète, le dur à cuire qui cogne sec, la victime qui obsède une fois morte… Ouaip, les spectres de Dashiell Hammett et de Raymond Chandler planent au-dessus de Brick. Il y a donc assez de preuves pour croire que Rian Johnson (Looper, Star Wars Episode VIII, A couteaux tirés) aurait adopté la posture du fan-boy pour son premier film. Or, si l’intrigue est toujours la même et si le vocabulaire sonne pareil, le changement de ton suffit à renouveler la première et l’agencement ultrasophistiqué des mots aide à enrichir le second. C’est qu’ici, rien dans le cadre ne semble coller au film noir tel que pratiqué autrefois par tous les cadors de la profession. Le détective ressemble à un geek nonchalant à lunettes qu’on aurait repêché parmi les recalés du casting de The Social Network, il ne porte pas de trench-coat mais un anorak et un jean retroussé, et ses poches ne servent pas à cacher un flingue mais à loger ses mains. L’acolyte qui joue les indics est un « cerveau » dont on n’ose même pas imaginer le QI et qui distille ses infos entre le réfectoire et la bibliothèque. Le « parrain » est un gringalet en cape noire qui vit toujours chez maman. Son homme de main singe le cancre buté qui fulmine et fronce les sourcils comme si on l’avait privé de sortie. Quand aux femmes fatales, qu’elles soient grimées à la mode kabuki ou fringuées en robe chinoise, elles passent pour les « reines de bal » du lycée. Parachuter Bogart et Bacall chez John Hughes : telle est ici l’audace de Rian Johnson. Et le résultat épate. Mieux : il étourdit.

Faute de tout effet de perspective sur le microcosme ado et/ou de peinture sociale sujette à la réflexion, on en restera là pour la question du teen movie. Et pour ce qui est du film noir, le fait d’en transplanter le canevas dans le corps teenager n’a rien de révolutionnaire en soi – Alan Parker procédait déjà ainsi en 1976 avec Bugsy Malone. Il n’en demeure pas moins que le pastiche et la parodie n’ont pas lieu d’être dans Brick, et encore moins cette propension à revisiter un genre codifié comme si l’on se rendait au musée pour la énième fois afin d’emprunter ad nauseam le même parcours fléché. La stratégie de Rian Johnson n’est au fond pas si éloignée de celle de Baz Luhrmann vis-à-vis de Shakespeare sur Roméo + Juliette : payer dignement son tribut ne peut s’accomplir qu’en prenant acte de la pérennité et de l’intemporalité des codes à manipuler, adaptés ainsi aux nouvelles modes sans que leur âme n’en ressorte souillée par de quelconques impératifs. Et la fidélité dont fait ici preuve le jeune cinéaste lui permet paradoxalement d’imposer sa patte, aussi claire qu’affûtée. Quelle patte ? Déjà clairement pas celle d’un néo-David Lynch, dont on sait désormais le piège à cons qu’elle représente pour les jeunes prodiges soucieux de se distinguer, surtout quand un film indépendant américain sur cinq a tendance à se la jouer crypto-lynchien pour faire le buzz à Sundance. Là-dessus, aucune crainte à avoir, Brick rejoint le Donnie Darko de Richard Kelly au rayon des exceptions qui confirment la règle. Et puise au contraire dans un mélange d’influences qui, une fois réunies, visent juste et neuf : d’un côté, l’énigme confuse à la façon du Grand Sommeil et du Faucon Maltais (auquel deux scènes du film font d’ailleurs un clin d’œil bien senti) ; de l’autre, l’investigation cryptique à la sauce Under the Silver Lake où l’intérêt consiste à se démerder avec un amas de signes et de fétiches sur lesquels l’extrême attention est de rigueur.

C’est bel et bien un monde à part, un suspense coulé dans le calme, une profondeur cachée dans la surface, que Rian Johnson s’efforce de dépeindre ici. Jusqu’au bout, le spectateur de Brick se doit d’affûter son sens de l’observation. Dès la découverte du cadavre inaugural (escarpins marron, longue chevelure blonde, bracelets bleus), une étrange mécanique fétichiste paraît s’enclencher sans que sa finalité ne soit dévoilée. Et ce n’est que le début d’un vaste télescopage de « signes » : paille musicale, gribouillis sibyllin, carton d’invitation couleur rouge sang, flèche bleue sur un mégot de cigarette, buste de faucon sur une boite aux lettres, tunnel qui semble aspirer une vérité plus liquide qu’autre chose, pieds qui marchent et qui courent (ce sont même eux que l’on cadre dès le premier plan, selon la tradition des films noirs des années 40 !). Même les noms ont l’air de livrer clés en main quelque chose de plus ou moins lié à la psyché de chaque personnage, mais rien n’est moins sûr : Pin (« épingle »), Brain (« cerveau »), Tugger (« remorqueur »), Laura (Palmer ?) et même Toutou (qui désigne un garçon systématiquement collé à l’entrejambe d’une fille !). Pour le reste, ici et là, on fait du name dropping sur des lieux étranges et imprécis (c’est quoi le « Coffie and Pie Oh My » ?) et on s’obstine à dénicher un sens caché dans les mots « Pin », « Brick » et « Tug ». Quant à ce cadre de bahut californien, on sent que ça cloche de partout. D’une part, à l’exception de la mère du chef de gang (laquelle a l’air aveugle des activités louches de sa progéniture !) et d’un proviseur-flic joué par Richard Roundtree (qui force le protagoniste à jouer les taupes comme son gré), les adultes pointent tous aux abonnés absents. D’autre part, le lycée n’est plus ici ce que l’on appelle un lieu de travail : les cours restent invisibles, les pièces de théâtre sont vaguement répétées à l’arrière-plan mais jamais jouées sur scène, et seul le trafic de briques d’héroïne (d’où le titre du film) semble stimuler un microcosme soumis à l’errance et à la déambulation en solitaire. Et les lieux du lycée et de la banlieue urbaine, aussi déserts que plats, composent de facto un fascinant dédale existentiel, blindés d’impressionnantes lignes de fuite. Un décor que l’antihéros de Brick habite avec insolence et maîtrise, s’appropriant les mille espaces architecturaux pour en infiltrer chaque recoin. Le film en épouse le schéma interne : il se contente d’avancer, de tracer sa route, de voler de ses propres ailes, drivé par son idée fixe.

C’est que ce fameux Brendan, joué par un Joseph Gordon-Levitt encore dans sa phase post-Mysterious Skin, passe ici pour la plus parfaite des têtes brûlées. Dans un monde décadent où l’on contrebalance l’ennui par la violence impulsive et le trafic de came, un tel loup solitaire devient l’élément perturbateur par excellence, celui qui pense et qui fonce au lieu de calculer et de dévier, et qui, surtout, n’a jamais peur de se frotter au danger. A ce titre, aussi frêle et relâché soit-il au premier regard, se faire régulièrement amocher la tronche ne le prive pas d’imposer aux bad guys un punch digne de Rocky Balboa ! Tout ce qui l’intéresse, c’est la vérité, en l’occurrence celle qui entoure la disparition et l’assassinat de son ex-girlfriend Emily (Emilie de Ravin). Sa mélancolie et sa persévérance vont ainsi de pair pour faire son chemin dans un cocon d’embryons pré-adultes irrémédiablement splittés entre l’innocence et la noirceur, entre la raison et la drogue, bref entre le pur et la « pure ». Pour ce qui est de donner vie à des énergumènes aussi décalés que démesurés, Rian Johnson accomplit d’autant plus des prodiges qu’il tend à propager une sorte d’assèchement psychologique : en effet, à l’exception de Brendan, tous sont ici moins des êtres de chair et de sang que de simples pivots narratifs dont la cohérence nait justement de l’accumulation. Sombre et barré à souhait, ce système-là ne se décrypte que par l’entrisme, et ainsi, en se décidant à jouer les informateurs afin d’accélérer son enquête, Brendan impose une fluidité dans l’action qui lui fait passer chaque épreuve, aussi violente soit-elle, pour une formalité sans conséquence. Qu’il soit esquinté, dos courbé ou carrément en train de faire la bise au lino, il n’est jamais réellement atteint ni mis à terre ni même susceptible d’évoluer, sans doute parce que toujours sur la défensive et en léger décalage vis-à-vis de ceux (et celles) qu’il sait capables de cacher leur jeu et de manipuler autrui pour arriver à leurs fins. Au fond, l’audace et la détermination qui l’habitent n’ont rien à envier à celles qui caractérisaient le grand Humphrey Bogart il y a des décennies : lui non plus, rien ne semblait l’atteindre.

Que retenir en fin de compte de ce néo-noir faussement fléché où Rian Johnson s’en donne à cœur joie dans l’ironie et les circonvolutions narratives ? D’abord que sa réalisation, loin de se limiter au polissage des décors urbains ou à une direction d’acteur parfaite de A à Z, s’impose comme un gigantesque jeu de pistes théorique. Tant de signes à appréhender, tant d’indices à décrypter, tant de sens à dénicher, tant de beauté esthétique dans laquelle on se laisse embarquer, et au final, une extraordinaire matière où le puzzle de l’arrière-plan et les entrées/sorties de champ ont le chic pour faire surgir la lumière (celle qui aveugle, pas celle qui éclaire !) dans un cadre à ce point régi par la noirceur et le clair-obscur – on salue le superbe travail photographique de Steve Yedlin. Ensuite que ce milieu étudiant, s’il demeure peuplé d’individus à la maturité difficile à avaler au premier abord, trouve pourtant sa crédibilité par de simples choix d’angle, ici élaborés en effet miroir avec les codes du film noir. A titre d’exemple, cette scène de confrontation entre Brendan et le proviseur – laquelle renvoie au duel immuable entre le détective et le chef de police – acquiert une crédibilité à toute épreuve par un simple effet de contreplongée sur le « représentant de l’ordre » et assoit en même temps l’étrangeté propagée de son univers (les proviseurs de lycée sont des flics ? les élèves sont des indics ?). Rendre tangible un univers qui ne tourne pas rond est un pari dont la réussite dépend aussi d’une savante maîtrise du contraste et du contrepied, et ce pari-là, Johnson le relève en laissant le fond (donc le sens) découler d’une forme (donc le cadre et la narration) qu’il ne cesse de lézarder, sans ostentation aucune. Enfin que le cinéaste ne se prive pas d’un regard amer sur le cocon ado qu’il filme. Si la scène finale se fait avant tout ludique (un simple motif coloré suffit à Brendan pour retourner toutes les cartes de l’intrigue), la révélation qui la sous-tend prouve bien que Brick avait aussi valeur de quête initiatique pour son antihéros ado, désormais contraint de rejoindre ce monde coupé de l’enfance où la trahison et le fatalisme – thèmes inhérents au genre ici revisité – amorcent un profond néant affectif. De quoi conclure en beauté l’exercice de style néo-noir le plus excitant depuis… depuis… depuis quand, au fait ?

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