Quarry, les 70’s ou l’invariable américain

Avant son rebranding, Cinemax nous a encore offert une pépite sériephile, de quoi se lamenter de sa nouvelle orientation mais aussi de quoi se réjouir car Quarry fait partie des grandes, voire même des très grandes séries TV. Vous l’aurez compris de suite : la critique sera partisane et dans un premier temps sans spoiler pour donner aux curieux l’envie de découvrir ce Memphis des années 70. La reconstitution du vieux Sud américain et de cette époque si singulière se veut la plus précise possible, la mise en scène joue sur le détail et la bande-son pour ressusciter cette décennie vibrante. Les chansons ne servent jamais qu’à servir la nostalgie d’une époque révolue puisque leurs paroles soulignent aussi le contexte géopolitique, c’est bien à l’Amérique désenchantée qu’elles renvoient : une Amérique qui ne croie plus en ses G.I., ni en ses guerres… Renverront à la guerre du Vietnam les problématiques de la guerre en Irak, les mêmes interrogations acides qui peuvent nuire aux esprits les plus patriotiques. Alors, on peut se demander si cette noirceur n’a pas affaibli les audiences dans la mesure où le public américain a largement boudé la série. L’annulation tombe officiellement le 31 mai 2017 même si on l’esquissait à l’horizon depuis plusieurs mois déjà. En France, s’il y a eu réception enthousiaste, elle a été étouffée par la déception de découvrir des chiffres si bas et si peu prometteurs d’un avenir. Ne nous y trompons pas et n’oublions pas Quarry qui mérite au moins toute notre attention.

EN MARGE DE MEMPHIS – CRITIQUE SANS SPOILER

Recontextualisons : Mac revient de la guerre du Vietnam rongé par un stress post-traumatique latent. Sa famille aussi bien que son voisinage sont influencés par les mouvements pacifistes et le rejettent vivement. Ne pouvant plus voir un héros en la figure du soldat américain, ils contemplent de plein fouet l’abject de la guerre, l’abject qui avait été si longtemps dissimulé par les besoins du patriotisme. Après Hiroshima et Nagasaki, la plupart des Américains étaient persuadés du bien fondé de la bombe H et ne regrettaient pas son utilisation. À l’inverse, le Vietnam est incarné par les photographies d’une enfance massacrée et les journaux ont, par cette imagerie, construit une opinion publique toute autre. La photographie majeure, désormais élevée au rang de mythe a été prise par Nick Ut et rappelle à tout jamais une incroyable bavure, celle de l’armée sud-vietnamienne qui lutte aux côtés des États-Unis et qui largue des bombes au napalm sur un temple abritant non pas des combattants vietcongs, mais leurs propres soldats et des civils.

C’est bien le retournement extrêmement rapide de l’opinion publique que nous donne à voir le premier épisode de Quarry. Quand les G.I. reviennent au pays, ils semblent surpris de l’accueil haineux qui leur est réservé, on devine donc qu’à leur départ, ils avaient été acclamés en héros salvateurs. Les soldats restent ancrés dans l’Amérique qui les a incités à partir et qui n’existe déjà plus ; perdus dans une jungle hostile, ils n’ont pas connu l’évolution de leurs concitoyens. Cette atmosphère suffit à justifier les futurs choix du héros pour qui le Vietnam est finalement plus familier que ces nouveaux États-Unis qui le rejettent. Ainsi, on l’orientera rapidement vers un environnement assimilable au Vietnam : les espaces où il évoluera seront souvent humides voire marécageux et cette moiteur sera accentuée par une colorimétrie terne qui appesantit le cadre, salit l’image. Le Vieux Sud des années 70 sera donc dépeint dans toute sa dualité, à la fois comme un espace qui s’ouvre à une nouvelle société de consommation et comme un lieu sclérosé par la corruption. En filigrane, perçoit-on précisément une critique des nouveaux modes de vie qui, sous des aspects progressistes, reposent bien sur un système ancestral et vicié. Cette dichotomie se reflète à travers le couple principal puisque Mac est très attaché à la piscine creusée de ses mains ainsi qu’au patrimoine terrestre tandis que sa femme, Joni, est attirée par le changement. Ainsi, Mac cristallise le déphasage d’une catégorie de la population face à la mutation des États-Unis, mutation qui constituerait un simple vernis. C’est bien ce vent singulier qui caractérise les années 70 qu’on ressuscite car Quarry ne se contente pas de reconstituer un décor filmique (voitures, mobilier, vêtements) mais en saisit surtout l’essence sociologique. C’est là le tour de force qui permet à la bande-son et à la mise en scène d’être percutants. En outre, chaque personnage est lié à un environnement qui le caractérise. Par exemple, Joni est soit filmée dans la rédaction où elle travaille, soit dans la maison qu’elle a aménagé de manière cossue. Un bon nombre de scènes la peignent sur un arrière-plan culturel qui l’annoncent en progressiste. Ainsi, elle s’oppose visuellement à son mari que le mobilier ménager aurait plutôt tendance à étouffer. Cela traduit la situation initiale de la série qui n’a pas besoin de mille dialogues pour être éloquente : on comprend rapidement que Joni, fortement imprégnée d’une idéologie pacifiste, devra compromettre ses idéaux au profit de son couple ou délaisser un mari fraîchement rentré du front. En effet, on l’observera en position de soutien vis à vis de Mac mais à mesure que la saison évoluera, leur relation se dévoilera teintée d’amertume et de non-dits. Cependant, le couple sera magnifiquement incarné à l’écran, passionnel et hypnotique. Il est important de souligner que les intrigues amoureuses de Quarry n’ont pas valeur ornementale mais cimentent le fait politique de la série.

Ce contexte surligné par une mise en scène magistrale nous gonfle d’empathie pour Mac. Sans en savoir beaucoup du personnage, on se lie très rapidement à lui et on devient son allié. Les anti-héros sont pléthores mais rarement une œuvre aura tant su jouer avec les référents moraux du spectateur qui prend le parti du personnage tout en ressentant férocement le caractère insupportable de ses actions passées (voire présentes). C’est avec l’essence même de l’anti-héros que Quarry renoue, appréhendant le malaise des premiers spectateurs des films noirs – quelle horreur à l’époque, d’être pris d’empathie pour un criminel – saisissant l’épouvante d’une salle devant un propos subversif. Ce sont deux réalités injoignables qui cohabiteront et nous confronteront à nos propres contradictions : nous aimerons celui dont les actes sont pourtant contraires à l’éthique.

LE TOTEM DE LA CULPABILITÉ

Les paragraphes qui suivent contiennent des SPOILERS

L’énigmatique premier plan de la série, un flashforward, nous sera expliqué dans le final et permettra à la saison de s’organiser selon une narration circulaire. De fait, l’absence de saison 2 ne lui sera pas préjudiciable mais surtout, l’entièreté de la saison pourra être analysée par ce prisme. Ici, le motif baptismal est subverti. Dans Ray Donovan ou Rectify, le héros lave ses pêchés dans l’eau et renoue avec une spiritualité perdue de vue alors que le protagoniste de Quarry s’y baigne pour épouser et assumer sa carrière de tueur à gage dans une irrévérence cynique des plus subversives. Il plonge dans une eau souillée, les abords du fleuve ne semblent pas des plus propres et côtoient les décharges. Par la réalisation (le choix du hors-champ, l’onirisme, la lumière crépusculaire), ces bords évoquent les idées de seuil ou de marge du monde contemporain. Pour muer en prédateur féroce et surtout jouir de cet état, Mac doit renier la culpabilité qui l’atrophiait. Ici, l’homme-poisson (on rappelle sa passion pour la natation) devient un requin sous l’œil inquisiteur d’une tortue qui l’observe, obsédante, comme pour juger. Cette tortue que l’on rencontre dès les toutes premières minutes de la série se fait peut-être le symbole de la culpabilité de Mac. On la retrouvera dans le dernier épisode mais son aura pèsera sur toute la saison. Le choix de l’animal n’est pas anodin puisqu’il lie deux éléments : l’eau et la terre. Or l’animal fait partie des animaux sacrés au Vietnam, nulle surprise alors de la retrouver élevée au rang de totem. Ce totem tisserait un fil entre le domaine terrestre et les domaines célestes ou maritimes. Par sa longévité extraordinaire, on attribue souvent à la tortue le sens de la sagesse : elle assure la stabilité du monde et de ses éléments. Le montage qui la positionne en plan de coupe donne donc réellement le sentiment que Mac est interrogé par une puissance mystique qui veille à chacun de ses gestes. La scène du final qui reprend le flashforward amoindrit son importance comme si Mac choisissait de l’ignorer pour mieux adhérer à des instincts meurtriers.

FILM DE GUERRE – SUBVERSION DES CODES

Cette mutation qui fait fi du spirituel est d’autant plus puissante qu’on s’attache profondément à Mac, qu’on se met à sa place. Au moment où l’empathie nous submerge, on découvre le déclencheur de son stress post-traumatique. On s’attendait au pire et on s’y était préparé mais en réalité, le pire n’était même pas imaginable. L’épisode 8 fait le choix du réalisme et de la caméra épaule pour une scène de guerre de presque dix minutes. La scène est extrêmement longue étant donné la tension qui s’en dégage. Le flashback nous immerge dans le massacre de Quan Than, nous faisant épouser le point de vue de Mac (mais pas en caméra subjective). Quand les événements ralentissent et que les bruits s’atténuent, on s’autorise à respirer et on imagine proche la fin de ce flashback anxiogène.

La gestion du rythme est parfaite puisque cette stase précède la scène la plus inqualifiable de la série qui altérera l’anxiogène en insupportable. Puisque ses supérieurs ont assuré que le village abritait des soldats et regorgerait de pièges, Mac se persuade de cette vérité. Après de longues minutes de combats qui ont principalement découvert des civils, les G.I. craignent encore des pièges, et ce par la paranoïa que leurs supérieurs ont instillé en leurs esprits embrigadés. Mac aperçoit un abri sous-terrain dissimulé par quelques branchages, il décide rapidement d’y lancer une grenade pour anéantir tout ennemi qui s’y dissimulerait. Les cris horrifiés des villageois déchirent le silence (on entend essentiellement des femmes), suivis une fraction de seconde plus tard par le bruit de la détonation. Le souffle projette sur le sol des restes humains ensanglantés : les membres d’un bébé, éparpillés au pied de Mac. Si pétrifié par son crime, il sanglote silencieusement, comme si l’indicible horreur avait étouffé tout son. Les autres soldats errent dans le village, fantomatiques, et découvrent l’ennemi qu’on leur avait demandé d’exterminer : des civils désarmés dont les corps tressaillent encore dans les flammes.
In fine, c’est lorsqu’on était à ses côtés que le personnage principal a commis l’inimaginable (en suivant des ordres, certes). Le monstrueux des livres d’histoire s’allie alors au familier, c’est-à-dire au domaine du proche. C’est le tour de force de la série qui ose nous placer du côté de la violence la plus extrême en nous ayant fait croire aux ordres reçus par Mac. Comme lui, nous avons pu douter des directives qu’il avait reçues mais habitué aux codes des films de guerre, nous nous attendions à tout instant à voir surgir du hors-champ un soldat rebelle l’arme au poing.

On apprendra plus tard que le village décimé ne l’a pas été par stratégie militaire mais par calcul économique. Il s’agissait pour le commanditaire de cette barbarie de voler des terres propices à la culture de la drogue, cette même drogue qui, on le suppose, sera consommée par des militants pacifistes. L’ironie est à son comble et dévoile l’absurdité d’un monde corrompu où tout est pourri, jusqu’à la moelle. En s’appuyant sur des codes visuels empruntés au cinéma, la série peut aisément jouer avec nos préjugés. Par exemple, le très charismatique Moses est taillé pour entrer dans le costume du sauveur. Tel un deus ex machina, il apparaît au secours de la veuve et de l’orphelin avant de dévoiler ses réelles motivations… Quarry annihile consciencieusement chacun de nos espoirs, partageant donc avec The Knick (autre chef d’œuvre de Cinemax) un cynisme à faire pleurer qui repense intégralement la construction des États-Unis. On regrette l’annulation car la saison 1 n’aura pas permis d’approfondir des personnages secondaires qui s’avéraient déjà fascinants mais on se promet de ne jamais oublier son brio.

CRÉATION : Graham Gordy, Michael D. Fuller
DIFFUSION : Cinemax
AVEC : Logan Marshall-Green, Jodi Balfour, Peter Mullan, Nikki Amuka-Bird, Damon Herriman
RÉALISATION : Greg Yaitanes
SCÉNARIO : Graham Gordy, Michael D. Fuller, Jennifer Schuur
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Thriller
STATUT : Annulé
FORMAT : 52 minutes
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Dans les années 70, un tireur de la Marine de retour de la guerre du Vietnam se retrouve rejeté par sa famille et ses amis et diabolisé par le public et les médias. Désenchanté, il est recruté dans un réseau de criminels chargés de nettoyer les rives du Mississippi…

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