Daredevil (Netflix)

Si on devait expliquer pourquoi Daredevil est un personnage fascinant, la réponse tiendrait probablement à son caractère paradoxal ; nous avons déjà vu moult héros ambigu mais peu ont su synthétiser autant de contradictions. À l’état civil, il y a Matt Murdock. Devenu aveugle enfant, cet avocat se consacre à la défense des petites gens : lorsque la nuit tombe, il devient un justicier masqué traquant les criminels. Daredevil incarne à la fois une thèse et son antithèse, il est l’un des rouages de la machine judiciaire, membre actif d’une société équitable et civilisée. Or ses activités super-héroïques ne font qu’en souligner les innombrables failles et imperfections. Il n’est pas étonnant qu’il arbore un costume de diable, un choix esthétique qui lui permet d’infuser la terreur chez ses adversaires. Cependant, il représente également un concept d’ange déchu trahissant un idéal. Si Daredevil est surnommé l’homme sans peur, ça n’est pas juste pour ses périlleuses cabrioles, c’est pour cette absence de crainte à passer d’une figure à l’autre, de la lumière aux ténèbres quand il le juge nécessaire. Toutefois, même s’il ne souffre d’aucune inhibition, ce comportement n’est pas sans conséquence. Le paradoxe pèse sur Murdock. Il déchire son âme et en fait un être mentalement instable.

Tempête sous un crâne

C’est ce que démontrera Frank Miller, certainement le plus grand contributeur à l’histoire du personnage. Sous sa plume, se dessine un univers uniquement constitué par des nuances de gris. Le bien et le mal se mêlent et aucun protagoniste n’est fait que d’ombre ou de lumière. De par ces déchirements, Miller fait de Murdock un être psychologiquement troublé et prompt à dérailler. Il suffit de mesurer son état de déni lors de la mort d’Elektra, car il ne l’accepte qu’après avoir exhumé le cadavre de son ancien amour. En février 1983, le dessinateur-scénariste met fin à sa prestation mensuelle sur la série et conclut cette démarche avec Roulette. Au chevet de son ennemi Bullseye paralysé, il se lance dans une partie de roulette russe. En même temps, il lui relate sa rencontre avec un enfant admirant Daredevil. Flatté, il ne s’inquiètera pas que cette admiration se base sur de mauvaises raisons et ne saura prévenir ses répercussions dramatiques. L’événement le place aussi face à son incapacité à agir en tant que Matt Murdock, ses actions étant niées par celles de Daredevil. Lorsqu’il est temps de presser une dernière fois la détente, sa croisade paraît absurde, incontrôlable et inéluctable. Mais comme le montre Roulette, la qualité de la série est de ne pas se limiter à la seule personnalité de Daredevil. Car le drame de sa vie agit tel un miroir sur les autres personnages, leur dévoilant leurs propres paradoxes. Vivre auprès de Daredevil équivaut à subir les assauts d’une tempête balayant tout autour d’elle. Ceux-ci restent à ses côtés, le supportent ou tout du moins essaient, car ils savent qu’ils sont les piliers sur lesquels Murdock peut se reposer et lui octroyer un peu de paix.

De cette idée, Frank Miller en tirera le chef d’œuvre Born Again. En apprenant l’identité secrète du justicier, le caïd décide non pas de le tuer mais de le faire souffrir en lui retirant tout ce qu’il possède. Radié du barreau, ruiné, clochardisé, séparé de ses amis… Murdock voit tous les lieux et personnes qu’il a connus s’éloigner de lui. Dans l’impossibilité de se raccrocher à ces références, il s’effondre. Sans ses acquis, qui est-il vraiment ? Il est incapable de répondre et en conséquence verse dans l’inaction. Sortir de la chambre d’hôtel miteuse où il s’est réfugié devient un obstacle insurmontable. Lorsqu’on l’arrache à celle-ci, il ne sait plus que faire. Il ne reconnaît plus ses amis de ses ennemis (il menace au téléphone son ami Foggy avant de s’excuser en rappelant l’horloge parlante) et a perdu de vue ce en quoi il croyait (il parle de lui en vertueux héros alors qu’il s’imagine battre à mort le caïd). Comme précédemment, ce périple ne sera pas l’apanage de Murdock et s’étend à la ville. Responsable de la situation, Karen Page se lance dans une course éperdue pour rattraper sa faute. Les idéaux journalistiques de Ben Urich se font broyer (notamment par une des scènes de torture les plus effroyables de l’histoire des comics). La cité dans son ensemble plonge le chaos quand Nuke détruit Hell’s Kitchen. Et c’est des flammes de cette destruction que Daredevil va renaître.

Evidemment, le travail de Frank Miller est d’une telle réputation et excellence qu’il suscite tous les regards dès qu’il s’agit d’adapter Daredevil. Néanmoins, il y a un risque d’en faire la porte d’entrée vers ce personnage. C’est d’ailleurs un piège dans lequel est tombé Mark Steven Johnson en réalisant le long-métrage de 2003. Tout en introduisant le personnage et son univers, Johnson voulu aborder d’emblée le décès d’Elektra. Il omit juste qu’un événement si traumatique demande un minimum de préparation dont il ne dispose guère sur ses deux heures de film. Cela dit, c’est le moindre défaut d’une œuvre généralement conspuée pour son esthétisme et sa direction d’acteur. Mais même dans sa director’s cut restituant mieux les ambitions du projet, cette orientation demeure un choix maladroit. On peut admettre qu’une série télévisée est plus apte à se défaire de cette problématique et la première collaboration entre Marvel et Netflix va le démontrer.

Dès son générique, la série va revendiquer cette mécanique de paradoxe héritée de Frank Miller. C’est sous un flot continu de sang que se dessinent devant nos yeux la silhouette du héros et différents éléments-clefs de l’architecture newyorkaise. Naturellement, ce déluge d’hémoglobine instille un sentiment d’horreur et de violence. Mais le sang, c’est également la vie, cette vie qui s’insinue dans chaque parcelle de la ville, la fait palpiter et lui donne une raison d’être. En ce sens, la série exprime aussi son désir de s’accrocher à des préoccupations plus terre-à-terre, un aspect que le MCU a toujours eu un grand mal à gérer. Quels que soit les héros traités, il y a constamment eu un besoin de les ancrer dans la réalité pour offrir des repères nécessaires au public. Au lieu d’ouvrir des portes thématiques, la technique a conduit à un appauvrissement du spectacle (l’heroic fantasy chez Thor en aura fait les frais). Or si Daredevil est prédestiné à s’inscrire dans un contexte urbain banal, la série puisera dedans la teneur de son histoire. Daredevil va donc logiquement s’écarter de ses homologues cinématographiques, ne laissant filtrer qu’une mention agissant comme point de départ. Celle-ci consiste en une référence au climax d’Avengers plaçant New York dans une phase de reconstruction.

Badlands

Cette reconstruction sera l’enjeu de la première saison et l’implacable moteur d’un passionnant antagonisme. Si cette saison 1 se conforme avec excès à la structure d’une origin story (Daredevil ne revêtira son costume qu’au dernier épisode), cette période de gestation se lie à une ville en pleine incertitude quant à son avenir. Daredevil comme le caïd vont être portés par la même motivation : faire de ville un endroit meilleur. Un objectif commun avec des vues différentes pour y arriver. De retour dans son quartier d’enfance, Matt Murdock (Charlie Cox qu’on avait perdu de vue depuis l’enthousiasmant Stardust) apporte son aide aux habitants désœuvrés et en proie à une criminalité virulente. C’est sur ces fondations criminelles que Wilson Fisk (l’impérial Vincent D’Onofrio) entend rebâtir la ville, lui redonner son éclat quitte à écraser des gens au passage (on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs). La série cultive ce renvoi entre les deux personnages et leurs chemins de croix sont tracés par la confrontation avec leurs paradoxes. En voulant appliquer la justice, Murdock se doit d’opérer dans l’ombre comme un hors-la-loi. Ce choix de méthode brutale peut être efficace mais avoir de terribles conséquences, c’est ainsi qu’un interrogatoire musclé fournira à Daredevil des réponses mais conduira le malfrat questionné à se suicider. Se confortant dans les ténèbres (son nom est le mystère qui occupera Daredevil sur la moitié de la saison), Fisk prendra de court son adversaire en se révélant au grand jour. Revêtant son iconique costume blanc immaculé, il s’affiche dans les médias en mettant en avant ses actions les plus altruistes. Inspiré par sa compagne, il tente de concilier la figure publique respectable avec l’être malfaisant qui l’a amené à cette position, une attitude mal vue par ses associés qui le lui feront payer.

Grâce à ces deux personnages, la série navigue hors des champs manichéens. Il n’y a jamais d’hommes foncièrement bons ou mauvais. Il n’y a que des êtres meurtris en quête d’une hypothétique paix par des moyens qui sont tout autant flous. Ainsi en est-il de Fisk qui cherche le réconfort dans des tableaux composés de nuances de blanc. Une attirance pour une pureté rejetant l’uniformité qui se révèlera un écho au meurtre de son père violent par sa mère. Que faut-il faire pour réaliser ses idéaux, pour parvenir à les faire triompher sans les rendre néfastes ? La première saison de Daredevil explore tout ce difficile processus et profite au maximum des possibilités de son média pour cela. La série séduit dès ses premières minutes en instaurant un rythme posé et laissant respirer ses protagonistes. L’introduction dans un confessionnal de Matt Murdock n’hésite pas à durer en longueur. Cet épanchement amène à mieux cerner et surtout ressentir ce qui anime Murdock. En communiquant son admiration pour son père et ses valeurs, il admet les contradictions de ce boxeur acoquiné avec la pègre et sa fascination pour la violence générée par celui-ci sur le ring. Ce long aveu rend justice au conflit intérieur du personnage, appuyant son engagement irrévocable dans sa mission de vigilante et la connaissance de son ambiguïté (il réclame le pardon pour ce qu’il va entreprendre). Cependant, cette qualité aura tendance à se retourner contre la série. Cet étirement du temps virera par moment aux bavardages ostentatoires et entraînera de graves cassures dans le rythme. Ce qui se ressent tout particulièrement sur la saison 2 dont l’ambition est de multiplier tout ce que la première saison proposait…

Où les anges n’osent s’aventurer

Dans la saison 2, on se retrouve avec des scènes d’action encore plus imposantes (notamment un affrontement en plan-séquence faisant le grand écart entre Old Boy et Quand Passent Les Cigognes) coincées entre d’interminables tunnels de dialogue. La série devient déséquilibrée et gâche ainsi certains effets. C’est le cas avec le Punisher (Jon Bernthal à la gueule prête à l’emploi). Vétéran dont la famille a péri lors d’un règlement de compte entre gangs, Frank Castle n’est pas censé être le genre de personnage à palabrer. Loin d’être un justicier, il est un professionnel uniquement alimenté par la colère et la vengeance. Ce qu’une de ses premières scènes chez un prêteur-sur-gage croque parfaitement. Avec une économie de geste et de parole, il impose sa volonté à son interlocuteur pour obtenir ce qu’il souhaite et il ne lui faut qu’une seconde pour se retourner avec violence contre lui lorsqu’il divulgue ses déviances. Voir donc un être si brut pérorer avec Daredevil sur des questions éthiques amoindrie son envergure. Cela enlève également une part de sa force au monologue qu’il fera plus tard où il dévoile les restes de son humanité. Un passage qui aurait justement été plus marquant s’il était le seul où Castle en vient à se confier.

Ce problème dans la mesure est d’autant plus alarmant que le Punisher n’est pas le seul nouvel élément de cette saison. Dans sa logique de surenchère, la saison double les enjeux. À l’intrigue avec le Punisher se mêle celle autour d’Elektra. L’un comme l’autre sont des instruments de torture supplémentaires pour Daredevil. En refaisant surface, l’ex petite amie de Matt Murdock réanime ses sentiments contradictoires. Si Elektra est le grand amour de Murdock, c’est parce qu’il retrouve en elle la même flamme qui l’habite. Ils aiment flirter avec la mort, s’en moquer et savourer cette liberté d’agir comme ils l’entendent. À la différence qu’Elektra use de cette liberté par-delà tous jugements moraux. Contant leur idylle de jeunesse en flashback, la série présente le point de rupture lorsqu’elle livre sur un plateau d’argent à Murdock le meurtrier de son père. Son refus de le tuer sonnera comme une trahison et signifiera la fin du couple. Pour autant, à l’instar de sa potentielle violence, Murdock ne peut réprimer son attachement envers Elektra. Il essaie en permanence de lui faire comprendre qu’il y a du bon en elle, quand bien même elle se considère perdue depuis longtemps. Cet attachement s’apparente à une obsession, peut-être parce que l’obsession est le moteur de leur relation. Murdock et Elektra se ressemblent finalement trop. Il veut la ramener du bon côté car, face au miroir qu’elle lui tend, il se persuaderait que c’est aussi son cas. Ce jeu de reflets caractérise pareillement son rapport avec le Punisher. Daredevil s’est fixé une mince ligne de conduite et doit en payer le prix. Elektra et Frank Castle sont des êtres moins scrupuleux mais plus purs. Ils sont fidèles à eux-mêmes et assument pleinement ce qu’ils sont. Ne supportant plus la désolation causée par la pègre, Daredevil se déclare prêt à épauler Castle pour abattre quelqu’un et mettre un terme au carnage. Le Punisher refuse sa proposition, lui rappelant la vérité élémentaire : il n’y a pas de retour en arrière. Il ne peut s’accorder à l’occasion un droit au meurtre et se permettre de revenir ensuite à ses principes de justice. Castle, lui, a fait son choix et s’y tient. Il le clame lors de son procès. Alors que Murdock use de la mécanique judiciaire pour lui offrir une échappatoire, Castle ne tolère pas l’image que donne de lui ce cérémonial. Il rejette cette justice qui n’est pas la sienne et préfère perdre une éventuelle liberté plutôt que de mentir.

En écho à la relation entre Elektra et Murdock, Karen Page voudra voir en Castle plus que cela mais se retrouve surtout devant ses propres démons. Par son physique de jolie blonde et son entrain idéaliste (elle veut souvent faire éclater la vérité par la presse), Karen semble être la figure le plus lumineuse de la série. Ce n’est pourtant qu’une apparence. Outre des épreuves perturbantes (elle est accusée à tort de meurtre dès le premier épisode), elle a tué le bras-droit de Wilson Fisk suite à des menaces dans la saison 1. Ce qui donne un peu plus de complexité au triangle amoureux Murdock/Elektra/Karen. Murdock cherche de la stabilité en se rapprochant de Karen au cours d’un rendez-vous. Malheureusement, la discussion dérive sur le cas du Punisher, le ton monte et dans l’emportement, Karen vient à admettre que Castle a raison d’agir comme il le fait. Elle sera bien sûr horrifiée à la seconde où elle réalise ce qu’elle vient de dire. Rien n’est binaire et on ne peut affirmer naïvement sa bonté en voyant le bien en l’autre.

Il s’agit toutefois d’un enseignement nécessaire au regard de la menace dans la saison 2. Celle-ci marque l’entrée du fantastique dans la série avec La Main, organisation de ninja ressuscitant les morts. Ce virage dans un contexte urbain jusqu’alors crédible est assez difficilement négocié en raison du trop-plein de cette saison mais n’en demeure pas moins un apport qui fait sens. La Main s’étend en secret dans les entrailles de la ville. Il y a plus que jamais besoin de chercher le meilleur en l’autre face à un mal qui corrompt tout dans l’indifférence, transformant des adolescents délaissés en chair à canon. Il y a des reproches à faire à Daredevil (et ils sont nombreux) mais il charme par un véritable désir d’aller au-delà du divertissement, de tenter de raconter quelque chose au travers de ses personnages. Certes, l’adaptation ultime reste à faire. Cependant, il n’y a guère récemment de représentants du genre qui ont su faire preuve d’autant de compréhension et de sérieux envers le matériel de base.

CRÉATION : Drew Goddard
DIFFUSION : Netflix
AVEC : Charlie Cox
Deborah Ann Woll, Elden Henson
SHOWRUNNER : Steven S. DeKnight
INSPIRATION Frank Miller
ORIGINE : Etats-Unis
GENRE : Drame, Fantastique, Action
STATUT : En cours
FORMAT : 52 minutes
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Aveugle depuis l’enfance, mais doté de sens incroyablement développés, Matt combat l’injustice le jour en tant qu’avocat et la nuit en surveillant les rue de Hell’s Kitchen, à New York, dans le costume du super-héros Daredevil.

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