Red Dead Redemption II

Dans l’émission Bits consacrée à la philosophie des jeux dits bac à sable, Rafik Djoumi concluait sur la nature hautement paradoxale de GTA V. Un blockbuster se voulant un brûlot de révolte, une œuvre ludique proposant un univers profondément cynique et surtout une expérience instillant un puissant sentiment de maîtrise alors qu’il nous confine à l’enceinte de notre salon. On peut imaginer que l’équipe de Rockstar Games s’amuser à jouer sur tous les tableaux mais il serait hâtif de seulement rattacher cette attitude à de l’opportunisme. Le studio pourrait difficilement justifier sa place de géant dans le paysage vidéoludique s’il se contentait de constater ces paradoxes. Ceux-ci sont employés pour questionner ce qui fait l’essence du média et d’en explorer en conséquence les possibilités émotionnelles. Lors de sa masterclass au festival d’Annecy de 2017, Guillermo Del Toro s’avouait totalement résigné vis-à-vis de ses capacités à écrire un jeu vidéo. Le réalisateur de La Forme De L’Eau avait fait quelques essais, notamment en collaborant avec Hideo Kojima pour un épisode de Silent Hill. Aucunes tentatives n’aboutirent pour divers motifs mais Del Toro mis en avant son insatisfaction à concevoir une narration vidéoludique digne de ce nom. Il sait qu’un bon jeu vidéo se doit d’accorder une liberté au joueur, l’autorisant d’aborder l’œuvre selon ses aptitudes, ses attentes ou simplement son humeur. Ce qui implique de permettre au joueur de faire une action ou une autre l’amenant à prendre un chemin spécifique qui peut lui-même se diviser en plusieurs chemins qui peuvent eux-mêmes se diviser en plusieurs chemins qui peuvent eux-mêmes se diviser en plusieurs chemins qui peuvent… Vous comprenez le souci. Bref, cette méthodologie rend complètement infaisable de raconter une histoire comme on l’entend traditionnellement. Il faut une autre façon de penser la narration. Del Toro achevait son exposé en émettant comme solution de rapprocher le jeu vidéo des haïkus. De ces courts poèmes japonais, il faudrait retenir cette idée de phases de jeu alliant la concision à l’évocation et laissant libre le joueur d’établir la manière dont il souhaite les voir. Si Red Dead Redemption 2 recourt à un classique découpage en acte, il n’en est pas moins épris de telles préoccupations et en fait le cœur de son expérience de jeu.

Pour autant, c’est la frustration qui ressort de la première prise en main. La jouabilité ne bouleverse pas les standards fixés par Rockstar et pourtant, on sent une certaine lourdeur dans plusieurs mécaniques. C’est tout particulièrement le cas de la gestion de son cheval et de la selle. Le système de jeu nous oblige à sélectionner les armes que l’on veut utiliser pour pouvoir les transporter avec soi lorsqu’on descend de cheval. On s’est tous fait avoir au début par une embuscade où, bondissant fièrement de notre destrier, on n’avait plus que sa bite et son couteau pour se défendre. Et que dire de ces missions qui nous séparent de notre cheval si on ne prend pas garde ? Celui-ci désormais trop loin pour être appelé, il n’y a plus qu’à crapahuter dans la cambrousse pour le rejoindre. Ou bien relancer la console mais en rompant au passage la sacro-sainte immersion. Or ces aspects sont là au contraire pour donner un sentiment de réalisme et donc de la crédibilité à l’univers. Ce qui est discutable au regard d’autres détails. Parce que c’est réaliste une selle qui contient une quinzaine de fusils ? Et un personnage trimballant dans sa sacoche dix kilos de bidoche qui ne pourrissent jamais, c’est aussi réaliste peut-être ? Mais tous ces points agaçants testent justement le joueur. Nous avons tous bavé devant la vidéo de présentation du gameplay et on sait que le jeu a énormément à offrir. L’incroyable variété de son contenu, la multitude de paramètres à manipuler, le gigantisme du monde… Aussi emmerdants soient-ils, on accepte volontiers d’intégrer ces mécanismes à sa routine face à cette possibilité d’expérimenter un autre mode de vie, de s’affranchir… de notre routine. Loin d’être une erreur plombant le jeu, ce réalisme à deux vitesses sème les graines d’une histoire qui va renvoyer le joueur à ses propres préoccupations.

Si le joueur désire une fenêtre vers un quotidien en apparence plus enrichissant et moins morne que le sien, c’est également ce que à quoi aspire Arthur Morgan et sa troupe. Tous ses membres sont chargés d’un passé plus ou moins lourd et ils ont choisi de se détourner d’une société qui ne représente plus rien à leurs yeux. L’Amérique, cette terre d’opportunité, n’a été qu’une cruelle déception. Ils ne veulent plus rien avoir à faire avec ce monde d’hypocrisie. Recherchant une nouvelle raison de vivre, ces personnages d’horizon divers se sont rassemblés autour du charismatique Dutch van der Linde avec l’ambition de bâtir une utopie, une société idéale et autonome sur une île de Tahiti. Naturellement, ce projet de rêve réclame des capitaux afin de se concrétiser. Et pour se faire, la communauté use précisément du statut qu’il revendique : celui de hors-la-loi. Ils font piller cette société qui les a broyé, non pour y gagner une place mais pour atteindre un authentique état de paix. Evidemment, un tel but parle au joueur. Se libérer un peu du système, c’est bien ce qu’il cherche en insérant le jeu dans la console. Il convient ainsi de noter qu’un joueur se bornant à suivre en ligne droite les missions principales passerait à côté de tout le sel de l’expérience. Car l’intérêt de Red Dead Redemption 2 vient de prendre son temps pour apprécier pleinement cet autre mode de vie. Si le gameplay peut parfois être répétitif ou frustrant, c’est pour accentuer le plaisir lié à ces tranches de quotidien. Et celui-ci est grand ! La satisfaction de la chasse ou de la pêche lorsqu’on ramène ses prises, le sentiment de contribution en plaçant l’argent pour perfectionner la vie du camp, la fraternisation en discutant avec ses compagnons et en apprenant plus sur eux, le partage d’activité commune pour le seul amusement… Bref, juste profiter au mieux du temps qui nous est imparti avant d’être rattrapé par les évènements.

Toute la première partie du jeu présente une courbe de croissance traditionnelle. Nous engrangeons de l’argent et de l’équipement, nos capacités s’améliorent, le camp gagne en fonctionnalité… Pour le peu à subir, le jeu nous caresse dans le sens du poil et nous laisse savourer tout ce qu’il propose. Chevaucher sans contrainte dans les plaines, sortir vainqueur de duel au pistolet, braquer des diligences ou des trains, partir à la chasse des plus féroces prédateurs, etc. Il nous convint que ce mode de vie est ce qu’il y a de meilleur au monde. Tout semble le confirmer dans cette première partie culminant avec l’arrivée à Saint Denis. Le segment à Rhodes aura déjà dépeint la tournure viciée de la société par le conflit entre deux riches familles refusant toute cohabitation pour préférer la domination pure et simple. Saint Denis amène un peu plus de dégoût envers cette société et le trait de génie du jeu est de l’amener par l’exploration. Bien sûr, le choc est tout d’abord visuel avec l’apparition de cette cité industrialisée où se dressent des usines crachant leurs fumées polluées. Alors que le jeu nous a habitués à ses visions de nature sauvage, on s’accommode de revoir cette imagerie de modernité dégradante. Mais le pire arrive lorsqu’il faut se mouvoir dans cette ville. Avec ses rues étroites et surpeuplées, la navigation devient plus rigide et lente. Il faut prendre des précautions pour éviter de bousculer trop de personne et de voir la police nous tomber sur le dos. Il faut ajouter que contrairement aux autres villes visitées, il y a une concentration de bâtiments imposants qui nous cernent en permanence. Saint Denis a été sciemment élaboré comme un endroit asphyxiant. Malgré tous les services dont il regorge, il ne donne pas envie de s’y attarder et pousse à retourner galoper dans les grands espaces. On y passe par nécessité et on veut en finir illico pour atteindre notre merveilleux objectif. Et c’est là que le jeu nous confronte à ce « merveilleux ».

En effet, Red Dead Redemption 2 se permet un rebondissement surprenant à mi-parcours. Suite à un braquage de banque raté, le joueur va faire naufrage sur une île. Théoriquement, l’entrée dans cette nouvelle zone de jeu devrait être une source d’émerveillement. Or il n’en sera rien. Si ce contexte inédit déploie un visuel impressionnant tranchant avec les territoires jusqu’alors parcourues, il n’a rien de paradisiaque. A contrario de l’utopie recherchée, cette île est une plantation de canne à sucre prospérant par l’esclavage. Soit une excroissance de cette société honnie par les personnages. Et les développeurs vont nous faire partager ce constat là encore par le gameplay. Notre perception est déjà influencée par l’état dans lequel on est placé, soit dépossédé de tous les attributs qu’on a si longuement collectés. Nous sommes dans une position de faiblesse qui coupe tous désirs d’exploration et pousse au contraire à trouver une issue le plus rapidement afin de renouer avec notre train-train habituel. A peine touche-t-on du doigt le fantasme de l’île, celui-ci nous renvoie à ce qui est notre objectif depuis le début de l’histoire : nous évader de cet enfer. La perversion du rêve est d’autant plus forte en imposant sur ce segment un dirigisme forcené, soumettant au joueur un unique chemin bien définit à suivre. L’île espérée devient ainsi une négation de tous les idéaux d’Arthur Morgan et après un tel désenchantement, le retour au pays ne peut se faire sans séquelle. D’ailleurs, revenu dans un camp fonctionnel, une séquence de boucherie à la Gatling viendra nous dire qu’il est impossible de revenir en arrière.

Le jeu prend alors un tour plus sinistre en accord avec cette désagrégation des valeurs. Si les missions nous ramènent dans la nature, c’est dans une région montagneuse fort inhospitalière. Les crevasses où chuter sont nombreuses, les embuscades par des bandits deviennent récurrentes et les prédateurs vivent à proximité. L’une des premières missions de cet acte nous offre un vol en montgolfière permettant de contempler toute la beauté du paysage. Mais on n’éprouve pas face à celle-ci la fascination béate que la séquence aurait pu nous procurer plus tôt dans le jeu. A l’inverse, on sent un arrière-goût amer en scrutant cette magnificence qui cache sa part de pourriture. Tout le long de nos pérégrinations, les découvertes macabres sont légions. En pénétrant dans une cabane, on peut tomber sur le résultat d’un règlement de compte ayant mal tourné, des cadavres d’enfant qu’une mère avait enfermé pour les protéger ou les restes du suicide collectif d’une secte. Marcher dans cette nature nous révèle des destins funèbres, d’un couple enlacé mort gelé dans la montagne à un sculpteur déçu s’étant pendu. L’intériorité d’Arthur est elle-même rattrapé par la contradiction. Moralement, c’était déjà le cas en réfléchissant régulièrement sur le décalage entre ses motivations louables et ses actions critiquables. Cela le devient aussi physiquement lorsqu’il se met à souffrir de la tuberculose. Cette maladie, il l’a contracté en passant à tabac un paysan pour récupérer l’argent d’une dette. Le jeu nous aura fait passer cela pour une action anodine au travers d’un banal QTE [1]. En la présentant ainsi, le jeu nous a endormis quant aux conséquences de nos actions consistant à dépouiller un pauvre bougre qui veut juste vivre son rêve américain avec sa famille. Désormais, il faut en payer le prix et la responsabilité du personnage s’inscrit littéralement dans sa chair.

Toute cette envolée des illusions finit par se synthétiser avec le personnage de Dutch. L’enthousiaste leader de la première moitié prend un virage sombre dans la seconde. La justification de ce revirement restera une zone d’ombre du scénario. Comme s’interrogeront Arthur et ses proches, Dutch a-t-il changé suite aux évènements ou a-t-il révéler son vraie visage ? Dutch apparaît comme un être incontrôlable et sournois dans cette partie. Sa haine de la décadence du rêve américain devient enragée et insensée, trouvant son paroxysme par le meurtre d’un riche industriel qu’il qualifie comme étant l’Amérique. Dans le même temps, il montre qu’il est un rouage parmi d’autre de cette société cynique. Afin de tirer son épingle du jeu, il alimente la colère des indiens et les mène vers une rébellion qui ne peut se solder que par un massacre. Comme d’autres avant lui, il ne fait qu’instrumentaliser à son avantage les revendications légitimes d’un peuple qui incarnent pourtant ce qui fut originellement la plus pure version de ce rêve américain. Le joueur jugera ce qui a motivé Dutch dans de tels agissements au regard de son expérience du jeu et ce qu’il a accepté de faire pour en arriver là. Dans tous les cas, il règne un sentiment de fatalisme dans Red Dead Redemption 2. Ce qui après tout était inévitable par son état puisque contrairement à ce qu’indique le titre, il est une prequel et non une suite. La présence en arrière-plan de John Marston, héros du premier jeu, n’aurait pas dû nous laisser de doute sur cette tournure. Tout le long de Red Dead Redemption, Marston tentait de rompre définitivement avec son passé en traquant ses anciens compagnons survivants. Mais dans son désir d’assurer un meilleur avenir à sa femme et son fils, il omettait qu’il faisait inéluctablement partie de ce passé voué à être enterré. L’impossibilité de sortir victorieux du face-à-face devant la grange amenait celle de briser un cycle de violence et d’errements. L’épilogue l’entérinait et celui du deuxième jeu le fait également.

Probablement un peu trop long pour son propre bien, l’épilogue de Red Dead Redemption 2 renvoie John Marston et par extension le joueur à son ambiguïté. Après la désintégration du camp, il tente de mener une vie honnête dans un ranch. Et là, le jeu n’hésite pas à nous communiquer pleinement à ce que notre protagoniste ressent en son for intérieur : un ennui colossal ! De nouveau limité en matériel avec une petite portion de terrain comme espace de jeu, on enchaîne des missions de travaux pratiques plus inintéressantes les unes que les autres. C’est donc avec joie qu’on accueille le moment où Marston ressort les flingues, exultation largement renforcée par un déchaînement musical outrancier. Il ne peut de toute évidence pas se détacher de sa nature violente, de même que nous ne pouvons nous satisfaire du jeu sans y recourir. On a beau se cacher derrière l’argument d’une accession à une vie paisible, ça n’est qu’une excuse à ce que l’on recherche véritablement. Les derniers évènements suivant ce coup de sang achève le paradoxe. Encore une fois, Marston tente de se conformer à une vie rangée en construisant sa ferme. Conformer n’est pas un vain mot car Marston ne se contente plus que d’un rêve manufacturé. Il achète un lopin de terre en s’endettant comme tout bon américain (dixit son banquier). Quant à sa ferme, ce sera une bâtisse en préfabriqué qu’on montera logiquement en suivant un QTE [1] méthodique (mais en musique parce que tout passe en musique). Son bonheur ne repose plus que sur des conventions sans âme et aura le destin qu’on lui connaît. En tant que joueur, on ne va d’ailleurs jamais vraiment vouloir profiter ce qui devrait être un achèvement. A la différence des précédents camps du jeu, la ferme est excentrée par rapport aux missions secondaires restantes et présente peu d’avantages pratiques. Pour poursuivre son exploration, le joueur est poussé à valoriser le système du feu de camp en solitaire quand bien même il renie de tout ce pourquoi ont s’est battu depuis ses premiers pas dans le jeu.

Red Dead Redemption 2 n’aura ainsi jamais fait que mettre le joueur face à ses contradictions. Comme le jeune Jack Marston rêvassant sur le temps glorieux des chevaliers et déjà séduit par la figure émergente du mafieux, le fantasme de vivre un western se heurte aux vérités d’un passé qui a toujours ses résonnances dans le présent. Au travers du rêve américain, le jeu nous questionne plus globalement sur nos aspirations, ce qu’on en retire et il le fait logiquement en nous octroyant une maîtrise pour mieux nous la contester. Comme le résumera l’écrivain Evelyn Miller, ce monde est un enfer et un paradis. Libre au joueur de conclure l’aventure sur un sentiment qui lui est propre, que ce soit une adoration aveugle sur la beauté de la nature ou une amertume relative à l’irrémédiable gâchis qu’en fait les hommes. Au final, cette liberté est peut-être la seule qui importe.

[1] Un quick time event est dans le milieu du jeu vidéo un élément de gameplay, de type action contextuelle.

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