La Lettre écarlate

REALISATION : Wim Wenders
PRODUCTION : Elias Querejeta Producciones Cinematograficas S.L., Filmverlag Der Autoren , Westdeutscher Rundfunk, Wim Wenders Stiftung
AVEC : Senta Berger, Lou Castel, Hans Christian Blech, Yella Rottländer
SCENARIO : Tankred Dorst, Ursula Ehler,
Bernardo Fernandez, Wim Wenders
PHOTOGRAPHIE : Robby Müller
MONTAGE : Peter Przygodda
BANDE ORIGINALE : Jürgen Knieper
ORIGINE : Allemagne, Espagne
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 13 mars 1973
DUREE : 1h30
Synopsis Salem, XVIIe siècle. Pour avoir commis le pêché d’adultère, Hester Prynne doit comparaître chaque année devant le tribunal où elle est sommée de révéler le nom de son amant.

« Quand ça va mal, ça va mal. » Second long-métrage de Wim Wenders – le cinéaste ne considère pas son film de fin d’études comme son 1er long – La Lettre écarlate a eu une production houleuse. Elle prouve que le deuxième film est toujours le plus difficile dans la carrière d’un cinéaste. Explorons en détail ce parcours du combattant.


Pris dans notre élan, il nous arrive tous un jour ou l’autre de faire les choses machinalement, à la suite de quoi, on laisse passer une grosse bourde. Lassé et fatigué, on ne voit pas la petite anomalie sur laquelle on aurait dû précisément exercer notre vigilance et procéder au rectificatif adéquat pour que tout soit correct. C’est arrivé au service marketing de Bac Vidéo dans leur collection dédiée au réalisateur Wim Wenders. Sur ces éditions datant des années 2000, il n’est pas rare de remarquer au dos de la jaquette un commentaire du cinéaste présentant son film. Dans le cas de La Lettre écarlate, il aurait été opportun de relire le commentaire en question. Car les propos de Wenders inciteront le potentiel acquéreur à reposer directement le dvd sur l’étagère. Le réalisateur définit son film comme un ratage sur toute la ligne, un échec dans sa carrière. S’il n’est pas le premier réalisateur à être fâché avec une de ses œuvres, mettre en exergue son sévère jugement sur le produit n’est pas la tactique de vente la plus maligne. Reste cependant à creuser les raisons du désamour de Wim Wenders envers son film.

« En regardant ça maintenant, je vois un jeune homme qui travaille, de 25-26 ans, qui a juste appris dans le film précédent le métier de cinéaste et qui essaie maintenant de le mettre en pratique avec une autre histoire qui n’est pas le sienne. Il est coincé par toutes sortes de conditions difficiles. Ce fut le plus grand voyage de ma vie. Je m’en rends compte maintenant. On peut se retrouver dans toutes sortes de situations sur un film mais celui-ci n’était pas seulement difficile : il était impossible. »

Nous sommes en 1972. Wim Wenders vient de sortir ce qu’il considère comme son premier long-métrage L’Angoisse Du Gardien De But Au Moment Du Penalty. Le réalisateur est au cœur de ce qui est alors appelé par les critiques comme le Nouveau Cinéma Allemand, équivalent de notre Nouvelle Vague franchouillarde. Initié la décennie précédente, ce mouvement de cinéma d’auteur connaît son explosion au début des années 70. Cela passe notamment par la fondation de Verlag der Autoren. Sorte de United Artists allemand, la société réunie une quinzaine de réalisateurs et scénaristes. Outre Wenders, elle comporte également dans ses rangs des personnalités comme Werner Herzog et Rainer Werner Fassbinder. Si elle a débuté comme une maison de production, elle s’est développée vers la distribution, ses membres comprenant que la création ne serait rien sans contrôle sur sa diffusion. Toutes les pièces sont ainsi mises en place pour faire croire au jeune Wenders qu’il est au sommet du monde… et le faire chuter.

Wim Wenders ne sera pas à l’initiative de La Lettre écarlate. Ce projet lui est proposé suite au succès de L’Angoisse Du Gardien De But Au Moment Du Penalty. Le cinéaste se laisse séduire par l’offre. Il s’agit de l’adaptation d’un des premiers classiques de la littérature américaine. Publié en 1850, le roman signé Nathaniel Hawthorne narre la persécution d’Hester Prynne dans une communauté puritaine. Elle est accusée d’adultère après avoir mis au monde un enfant et refusé de donner le nom du père. Wenders adore le roman et ses personnages. Il y voit même une marque du destin dans la manière dont le livre resurgit dans sa vie : lors de l’équivalent du bac en Allemagne, il dû faire une dissertation dessus. Après ses modestes débuts, il est ravi de consacrer ses efforts à un projet plus important. Faire un film d’époque prestigieux avec un budget conséquent (au moins aux yeux de Wenders) est une belle occasion pour étaler toute l’étendue de son talent. Toutefois, le destin a une autre idée en tête pour bien lui faire jauger ses capacités. Car après ces prémisses idylliques, les choses vont s’envenimer.

Bien que le projet vienne de l’extérieur, Wenders implique logiquement Verlag Der Autoren dans le processus. La société investie de l’argent dans une pré-production qui suit tranquillement son cours. Wenders part faire des repérages à Salem dans le Massachussetts. Pour le cinéaste, il est inenvisageable de ne pas tourner en Nouvelle-Angleterre. Il se doit de respecter le lieu d’action du roman pour en retrouver toute l’authenticité. Mais quelques semaines avant le début du tournage, plusieurs investisseurs se retirent et une partie du financement est perdue. Le budget s’effondre et est réduit de moitié. Ces nouvelles conditions économiques rendent impossibles de tourner en Amérique. Or il n’est pas non plus possible d’annuler le long-métrage. Du fait des sommes déjà avancées, Verlag Der Autoren n’a pas les reins assez solides financièrement pour supporter une perte sèche. Le beau rêve représenté par la société pourrait prendre fin. On doit absolument trouver une solution pour faire le film.

Celle-ci s’impose rapidement : le tournage est rapatrié en Europe. Le choix du pays d’accueil de la production se porte sur l’Espagne. Les extérieurs seront tournés sur la côte de Galice au nord-ouest du pays. Dès le premier jour, Wim Wenders se montrera mécontent de ce lieu de tournage qui ruine toutes ses ambitions de véracité historique. Car s’il est économiquement viable d’installer ses caméras en ce lieu, c’est qu’il profite d’un décor prêt à l’emploi. En effet, nous sommes en plein dans la période des westerns spaghetti. Si on connaît surtout les fameux décors de la région d’Almeria, c’est plus d’une dizaine de poblados qui sont en activité dans le pays à l’époque. Ce décor destiné à des westerns n’est donc évidemment pas sur-mesure pour un drame censé se situer dans le Massachussetts de la première moitié du XVIIème siècle. Wenders n’a que peu d’option pour améliorer les choses. La décoration devra se limiter à repeindre en noir et gris les bâtiments existants. Preuve des tournages économes prenant place en ces lieux, Wenders découvrira ultérieurement des westerns italiens où les bâtiments n’auront pas été repeints après leur passage. Certaines menues constructions seront néanmoins ajoutées afin d’éviter de laisser de trop grandes ouvertures sur le paysage qui révèleraient l’aspect limitatif du village. En conclusion, Wenders est loin de ce à quoi toute sa préparation le dirigeait. Lui qui était porté par ce désir de tourner en Nouvelle-Angleterre, il est forcé de mettre aux oubliettes l’essentiel des idées imaginées. Pour la suite de sa carrière, il en retiendra la nécessité d’avoir un lieu de tournage qui soit en communion avec l’histoire contée.

On retrouvera le même souci avec les décors intérieurs. Ceux-ci auront été tournés en Allemagne dans un studio de télévision à Cologne ; comme pour les décors de Galice, Wenders ne pourra pas être exigeant et devra se contenter d’employer les infrastructures préexistantes. Outre de ne pas pouvoir de nouveau utiliser des accessoires d’une exactitude historique, le réalisateur se confronte à la médiocrité même de la confection des décors. Ces derniers ne cachent guère leurs natures artificielles comme des portes qui sont de toute évidence en plastique. À cela s’ajoute une erreur dans l’organisation de la production. De manière générale, il est privilégié de tourner les extérieurs avant les intérieurs. En effet, il est plus aisé de gérer la continuité de la lumière selon ce principe. Le cadre sécurisé d’un studio offre plus de latitude pour reproduire la lumière fluctuante du tournage en extérieur que l’inverse. Or, c’est le contraire qui sera effectué sur La Lettre écarlate. Les intérieurs en Allemagne furent tournés avant les extérieurs en Espagne. À cause de cela, Wenders a dû procéder à une limitation de se mise en scène afin de garantir les raccords entre les décors. Il prend en permanence soin de masquer les vues de l’intérieur vers l’extérieur (l’incertitude étant total quant à ce que celui-ci ressemblera). À l’exception de l’intérieur de l’église aménagé sur place permettant une transition en douceur, cela le contraint à adopter ce qu’il juge être une gestion de l’espace bien trop académique. Comble d’absurdité, les fenêtres des décors du studio devaient être obstruées avec du papier japonais qui nous éloigne encore un peu du Salem de l’époque.

Au sein de ce décor va évoluer un casting pour le moins hétéroclite. Là encore, Wenders s’heurte à la localisation du tournage et se montre assez embarrassé de devoir faire jouer des puritains par de bons catholiques espagnols. De même, il est obligé de circonscrire la présence indienne à un seul protagoniste incarné par un ancien toréador mis au chômage par une blessure. Mais l’incongruité ne se limite pas à la figuration puisque La Lettre écarlate appartient à cette grande époque des tournages cosmopolites. Le casting réunit des acteurs de différentes nationalités s’exprimant chacun dans leurs langues natales avant que le tout soit doublé en post-production. C’est ainsi que sept langues régnaient sur le tournage incluant l’anglais, l’espagnol, l’allemand, le français, le russe et le hollandais. Rien de très étonnant en soi en ce temps-là mais pour le jeune Wenders, cela rajoute une dose de folie à l’entreprise. Dans ce contexte, les répétitions devenaient impraticables pour le réalisateur pas aidé non plus par un planning chargé avec un tournage de cinq semaines. Heureusement, il a pu se reposer sur le professionnalisme de son casting.

Le rôle principal est tenu l’actrice d’origine autrichienne Senta Berger dont la carrière internationale est à son zénith et qui assure consciencieusement le tournage alors qu’elle est enceinte. On retrouve à ses côtés l’allemand Hans Christian Blech avec qui Wenders retravaillera sur Faux Mouvement et le suédois Lou Castel que Wenders admirait pour sa prestation dans Les Poings Dans Les Poches de Marco Bellocchio. Pour jouer la petite Pearl au centre de l’histoire, Wenders dégotera pour ainsi dire la perle rare avec la hollandaise Yella Rottländer âgée de sept ans. Le réalisateur prendra un grand plaisir à la diriger, trouvant en elle cette véracité qui ne cessait de lui échapper. Il considère que c’est elle qui l’a pratiquement sauvé sur le tournage et il le lui rendra bien mais nous y reviendrons plus tard. Globalement, Wenders bénéficiera d’une certaine compensation au bordel ambiant dans sa collaboration avec les acteurs. Il peut également compter sur le soutien d’une équipe technique comportant de futurs partenaires réguliers. C’est le cas de son ami Robby Müller pour la photographie. Ils sont alors au début d’une relation qui durera plus de vingt ans. Sur La Lettre écarlate, Wenders affectionnera notamment l’apport de Müller dans la conception de quelques nuits américaines. C’était la première utilisation de cette technique pour le duo et le résultat sera très réussi, facilité par l’exceptionnel très beau temps durant le tournage (les cieux ont évité de surenchérir dans le désastre). À la musique, on retrouve Jürgen Knieper qui accompagnera lui-aussi Wenders sur ses réalisations à venir. Et le réalisateur se satisfera de son travail avec la costumière Carmen Marin puisqu’à l’inverse des décors, ceux-ci ont été fait sur-mesure à partir de ses recherches.

Par cet entourage solidaire, Wenders se doit de reconnaître une chose : il est aussi responsable de l’échec du film. Dès les premiers jours de tournage, il comprend qu’il n’aurait pas dû accepter hâtivement le projet. Son égo l’a emporté et celui-ci va voler en éclat. Wenders réalise en effet qu’il a beau aimé le roman d’Hawthorne, il n’était pas apte à traiter son histoire. Il était trop jeune et n’en savait pas assez sur l’âme féminine pour faire un film avec une femme comme personnage central. Son approche se révèle à lui comme trop artificielle, constamment compromis par un sentiment de duper tout le monde sur ses capacités. En corrélation avec cela, Wenders se rend compte qu’il est incapable d’aborder correctement le film historique. Il a beau disposer d’acteurs compétents dans des costumes de bonne qualité, il ne trouve pas dedans la crédibilité escomptée. Il déclare que tout sonne faux, qu’on ne sent pas que les acteurs ont vécu dans ces habits. C’est une problématique qui ira jusqu’à contaminer par la suite sa vision de n’importe quel film en costume. Évidemment, on lui rétorquera que c’est à lui justement de générer par son travail de mise en scène cette crédibilité. Or il se rend à l’évidence que celle-ci est assujettie à sa compréhension de ce qu’il parle, son aisance avec l’époque où se déroule l’histoire, sa motivation quant à avoir quelque chose à dire sur les personnages et leurs conflits. Autant de chose qu’il n’avait pas au fond de lui lors du tournage.

Wenders ne découvre sa planche de salut qu’en cours de route, trop tard pour sauver les meubles. Le cinéaste comprend qu’il doit abandonner tout désir d’authenticité. Au début du tournage, c’est pourtant tout le contraire qu’il va faire. Le projet étant une commande, il s’est embarqué dans l’aventure avec un script clé en main. L’adaptation signée par Tankred Dorst et Ursula Ehler s’avère assez libre, s’offrant même un relatif happy end (que Wenders apprécie cependant). Or avec l’aide de son assistant Bernardo Fernandez, Wenders se permet de réécrire au jour le jour le scénario pour se rapprocher du livre d’Hawthorne. Mais il perçoit ensuite que c’est exactement le chemin opposé qu’il doit prendre. Il ne peut toucher l’essence de la Nouvelle-Angleterre décrite par Hawthorne. Il lui faut donc profiter de la magie du cinéma en ne se contentant pas d’adapter un roman du XVIIème siècle mais en créant sa propre réalité. Il lui faut faire du film un territoire inconnu et imaginaire qui n’appartient qu’à lui et aux personnages. Wenders jugera que c’est lorsqu’il embrassera ce principe avec ses acteurs que le film surmonte ses handicaps.

Finalement, Wenders arrive à boucler le film. Celui-ci rentre dans ses frais et Verlag Der Autoren poursuivra ses activités pour les années à venir. Wenders fera ainsi une vingtaine de long-métrages avec cette structure. Pas mal pour quelqu’un qui était deux doigts de tout plaquer après cette terrible expérience du second film. Sa renaissance, il la trouvera auprès de deux acteurs du film : la jeune Yella Rottländer et Rüdiger Vogler. Partageant une scène ensemble, Wenders constate que c’est avec eux qu’il a envie de bâtir un film. Cela se donnera Alice Dans Les Villes l’année suivante. Mais pour terminer, laissons plutôt à Wim Wenders le mot de la fin :

« Je me suis dit que quoi que je fasse à l’avenir, ce serait à l’opposé de ce film. Je me suis juré de ne plus jamais faire de film d’époque. Je ne referais plus de film d’époque, de film on ne voit pas de voitures, de télévisions, d’antennes, d’électricité. Ne plus faire de film dans lequel je ne pourrai pas parler de ma propre expérience, de mon expérience du monde. Je me suis rendu compte, à l’époque j’avais 25-26 ans, que je devais faire des films sur ce que je connaissais. Je pense qu’Alice Dans Les Villes était une redéfinition radicale de ce que je pensais connaître et une redéfinition radicale de ce qui était pour moi le cinéma. La Lettre écarlate m’avait mis dans l’impasse. J’étais prêt à abandonner le cinéma à la fin de ce film, à me remettre à la peinture ou à l’écriture… c’était tellement douloureux. J’étais tellement mal à l’aise. Je me suis dit que pour mon projet suivant, il fallait que je trouve où était ma place dans le cinéma et si j’avais en moi le besoin de parler de ce qui était important pour moi, de ce qui était essentiel et existentiel pour moi. C’est devenu Alice Dans Les Villes. »

Les extraits en italique sont tirés du commentaire audio de Wim Wenders sur le DVD édité par Bac Vidéo.

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