[ENTRETIEN] Olivier Assayas (Personal Shopper)

Reparti de Cannes avec un Prix de la mise en scène amplement mérité, Personal Shopper aura pourtant bien du mal à échapper à la cruelle étiquette du « film maudit ». Majoritairement huée par une presse plus encline à célébrer le réalisme social d’un Kleber Mendonça Filho ou à adhérer au fatalisme de plus en plus gonflant d’un Ken Loach (Palme d’Or 2016, on n’est même plus surpris…), la première incursion d’Olivier Assayas dans le cinéma fantastique ne sera pas passée bien loin du bonnet d’âne – Sean Penn lui aura heureusement damé le pion à ce jeu-là. On peut comprendre ce qui a pu dérouter une large partie de la critique, mais on peut de moins en moins admettre qu’une proposition cinématographique relative au genre et à son abstraction sous-jacente continue d’être reçue sur la Croisette avec autant de mépris et si peu de considération. Le voir débarquer en salles le même jour que le blockbuster le plus médiatisé de 2016 était le coup fatal qui ne manquerait pas de l’achever. Or, qu’on y soit réceptif ou pas, voilà un film atypique que l’auteur de ces lignes tient à défendre bec et ongles. Parce qu’il exprime un désir inédit de cinéma dans la façon de saisir la place de l’invisible et du surnaturel dans le monde contemporain. Parce qu’il consacre définitivement Kristen Stewart comme l’une des plus grandes actrices vivantes. Et surtout parce qu’Olivier Assayas, au-delà de son talent de cinéaste, est un artiste dont chaque évocation de son travail est aussi subtile et précieuse que ne l’est déjà son film. A l’occasion d’une avant-première lyonnaise, et comme avec Sils Maria deux ans plus tôt, notre face-à-face avec lui fut un grand moment.

Courte-Focale : A la fin de Sils Maria, on quittait Kristen Stewart sur la mystérieuse disparition de son personnage. Pour cette seconde collaboration avec l’actrice, vous avez cette fois-ci inversé les rôles : c’est désormais son personnage qui se confronte à l’invisible et qui se retrouve hanté par lui. En cela, l’envie de tourner à nouveau avec Kristen Stewart découlait-il précisément de la scène finale de Sils Maria ?

A vrai dire, oui et non. C’est une histoire qui est tout de même un peu plus compliquée que cela, et en même temps, on pourrait éventuellement la résumer comme vous le faites. Mais la façon dont ça s’est passé découle directement de ce qui a suivi la présentation de Sils Maria à Cannes. J’avais fini le film juste à temps pour qu’il soit sélectionné au mois de mai 2014, et dès la rentrée, en septembre, j’ai commencé à préparer un autre film, un polar américain qui s’appelait Idol’s Eye et que je devais tourner dans les environs de Toronto. J’ai travaillé sur ce film pendant deux mois, et hélas, il a finalement été annulé à la veille du tournage en raison de la « bizarrerie » du financier américain avec lequel on travaillait. Avec le recul, j’en arrive à admettre qu’il aurait mieux valu travailler dès le départ avec des gens plus fiables. Toujours est-il que comme ce projet a fini par tourner court [NDLR : initialement prévu avec Robert De Niro, le film est aujourd’hui de nouveau en pré-production avec Sylvester Stallone dans le rôle principal], je devais savoir ce qui allait désormais me porter afin de pouvoir rebondir de façon positive. J’ai donc commencé à écrire quelque chose à propos d’une femme américaine vivant en Europe, et du coup, ma source d’inspiration fut évidemment Kristen Stewart car c’était le seul modèle que j’avais en tête pour écrire ce personnage. Mais je n’étais pas encore sûr de faire ce film avec elle : je ne savais pas si ça allait l’intéresser, si le scénario ne lui semblerait pas un peu trop bizarre, ou même si elle serait disponible pour faire le film. En outre, comme la question budgétaire était précisément ce qui avait fait capoter le projet précédent (étant donné qu’on n’avait pas l’argent nécessaire pour faire le film), je me suis dit que j’allais devoir écrire sur un canevas plus modeste, plus raisonnable, plus rationnel. A ce moment-là, j’avais envie de tourner très rapidement, mais j’ai quand même attendu d’avoir achevé l’écriture pour donner le scénario à Kristen. Je voulais être certain que ce film était écrit pour elle, et au vu de la façon dont elle l’a immédiatement adopté, l’évidence m’a sauté aux yeux : j’avais bel et bien écrit ce rôle dans le prolongement de Sils Maria. Sincèrement, je ne le savais pas au départ, je ne voulais même pas l’admettre. Mais au final, je me devais d’admettre qu’il y avait ici un vrai écho.

Le personnage de Maureen est de tous les plans du film, mais conserve malgré tout une certaine abstraction, tant dans son look vestimentaire (qui évolue durant tout le film) que dans sa psychologie (qui reste très fluctuante). En cela, on peut la voir moins comme un personnage que comme une projection, une image perdue elle-même dans un monde d’images.

Oui, en effet, on peut le formuler ainsi. Mais d’un autre côté, c’est surtout quelqu’un qui est obligé de se réinventer totalement, de se métamorphoser si j’ose dire. C’est parce que, tout à coup, elle n’est pas simplement en train de subir le deuil d’un ami, d’un proche ou d’un parent. C’est plutôt comme si elle avait perdu la moitié d’elle-même : le défunt est ici son jumeau, qui se trouve par ailleurs être un garçon – ce qui n’est clairement pas neutre dans le récit. Du coup, elle est vraiment déterminée par la nécessité de vivre son deuil, d’aller jusqu’au bout de ce qui l’a rattachée à son passé et d’y être fidèle. Et en même temps, elle réside dans une ville qu’elle ne connait pas et elle est habitée par quelque chose qui est relié au rapport avec l’invisible. Donc, oui, on passe tout le film avec un personnage qui ne se connait pas lui-même, d’une certaine façon, et qui va peu à peu saisir quelque chose sur ce qui sera désormais son identité. Cette identité concerne aussi le terrain sexuel, puisqu’elle passe son temps à s’interroger sur la personne avec qui elle communique. Est-ce un homme ou une femme ? Est-ce tangible ou intangible ? Il y a là un désir qui se construit, et qui, évidemment, la construit elle-même petit à petit.

La narration du film rejoint du coup cette duplicité psychologique, puisque vous combinez deux sujets, l’un axé sur le spiritualisme, l’autre sur le matérialisme. Qu’est-ce qui vous a donné envie de paralléliser la ghost-story et le travail d’acheteuse de mode au sein d’une même ligne narrative ?

Disons que, pour moi, cette duplicité est clairement ce qui constitue l’humain en général. L’humain, c’est exactement tout ce qui existe entre le visible et l’invisible. On peut dire que notre « monde intérieur » est invisible, insaisissable par le regard, mais à côté de cela, il y a un monde matériel avec lequel on doit constamment composer. J’ai l’impression qu’au fond, toute fiction est déterminée par cette tension-là. Dans Personal Shopper, j’ai eu envie de dépouiller l’idée même de fiction pour finalement être sur l’ossature, sur l’essentiel. De cette façon, j’avais la possibilité de toucher du doigt quelque chose d’universel, et qui correspond d’ailleurs à ce que n’importe qui peut ressentir à tout moment : cette façon qu’a le matériel de prendre le dessus sur l’immatériel. Tout ce qui concerne le monde de la pensée – le rapport aux idées, aux idéologies, aux théories – en arrive à rejeter l’immatériel au profit d’un profond pragmatisme, d’un rapport immédiat au monde et à l’utilité matérielle des choses. De mon côté, j’ai toujours tendance à considérer que le meilleur de nous-mêmes est à chercher dans le monde de nos pensées et non pas exclusivement dans ce qui nous arrive dans la vie de tous les jours. Alors, forcément, lorsqu’on est artiste, on se sent un peu privilégié d’avoir la chance de jouer à la fois avec le concret et l’abstrait. Mais néanmoins, la norme d’aujourd’hui, ou la réalité si vous préférez, c’est un monde où chacun vit cette tension-là, et j’avais très envie de raconter cela.

Quel est votre regard en général sur le surnaturel tel qu’il est exploité ou représenté dans le cinéma ?

J’ai le sentiment d’être ambivalent là-dessus, mais je ne vais évidemment pas cacher que j’ai une très grande admiration pour le cinéma de genre. Je pense que les grands cinéastes de genre – que je sens d’ailleurs de plus en plus rares aujourd’hui – n’ont jamais cessé de chercher les mystères de l’humain à travers ce filtre extrêmement riche et profond qu’est le genre. Je pourrais citer des artistes comme John Carpenter, David Cronenberg, Wes Craven, ou encore Dario Argento qui est sans doute pour moi le plus grand de tous. En étant moins explicites que bon nombre de cinéastes plus ancrés dans une approche réaliste, ils arrivent à décoder tout ce qui a à voir avec la peur, les angoisses, le rêve. Il me semble que le cinéma de genre permet d’accéder à des dimensions de l’humain, et surtout de ramener le cinéma à sa fonction première, qui est – qu’on le sache ou non et qu’on le veuille ou non – d’être un outil d’exploration de l’inconscient. Dans cette lignée-là, je pourrais évidemment citer David Lynch, mais à mes yeux, son cinéma constitue la version postmoderne de ce parti pris… Du coup, pour résumer, il y a quelque chose de vital et d’essentiel dans ce cinéma-là. Pour autant, le genre a aussi ses limites aujourd’hui, parce qu’il comporte un rapport au manichéisme qui reste déterminé par la culture américaine. C’est une idée très protestante qui consiste à dire que le visible est une bonne chose et que tout ce qui relève de l’invisible serait une mauvaise chose, en tout cas un espace habité par l’incarnation du Mal. Dans la pensée européenne, on ne formulerait pas les choses ainsi. J’ai donc eu envie, en écrivant et en pensant ce film, de faire en sorte qu’il puisse y avoir un rapport bénéfique à l’invisible, qui aurait clairement à voir avec l’idée de « création », et qui renverrait à la façon qu’ont les artistes de se servir de l’inconscient pour raconter des histoires.

Le film fait parfois penser à Demonlover ou Irma Vep dans le sens où il est là encore question de la présence d’une entité invisible qui dérègle peu à peu la mise en place d’un thriller. Mais cette fois-ci, l’entité en question devient perceptible au niveau visuel, puisque vous choisissez de montrer le fantôme. Comment avez-vous procédé pour rendre ces apparitions fantastiques aussi concrètes que possible ?

J’ai évidemment réfléchi très en amont sur la question, et la meilleure réponse que j’ai pu trouver, c’était de me servir de la photographie spirite. Il me fallait m’interroger sur le point suivant : quelles sont les images qui, au fond, ont généré ce moment très bref dans le temps – la seconde moitié du XIXème siècle – où l’on a authentiquement pensé que le fait de communiquer avec les esprits était possible ? Cela faisait partie de l’environnement scientifique de l’époque : tout cela était encore du côté de la science, ça n’avait pas encore basculé du côté de la magie. On avait à l’époque le sentiment que le spiritualisme pourrait peut-être évoluer sous la forme d’une science. Du coup, pour ce film, nous avons essayé de représenter fidèlement avec des photos ce que voyaient les médiums lors des séances de spiritisme. Evidemment, ces photos nous paraissent aujourd’hui grossièrement truquées, mais elles conservent malgré tout quelque chose d’inquiétant. De même, nous avons eu accès à des descriptions relativement précises de ces séances, où les médiums décrivaient en détail ces fameuses apparitions. Sans pour autant me mettre dans un environnement où je pourrais tout me permettre en matière d’effets spéciaux, je me suis donc servi de tout ce matériau-là pour être dans une logique qui consistait à reproduire quelque chose que quelqu’un a vu.

Votre film évoque beaucoup, par sa mise en scène et la composition de vos plans, le cinéma de Kiyoshi Kurosawa, dont les films fantastiques arrivent à capturer un trouble lié au contemporain tout en laissant filtrer en arrière-plan la présence d’un fantôme ou d’une entité invisible. Cela se ressent en particulier dans la scène du verre cassé par un fantôme cadré loin derrière Maureen. Êtes-vous familier de ce cinéma-là ?

Mon rapport avec le cinéma de Kiyoshi Kurosawa reste très inégal. Certains de ses films me plaisent énormément, d’autres beaucoup moins, et il faut dire que la variété de son cinéma tient notamment au fait qu’il tourne énormément. Quand il est au meilleur de lui-même, je trouve moi aussi que c’est un excellent cinéaste. Cela étant dit, je n’ai pas spécifiquement pensé à lui. Dans le cinéma fantastique japonais moderne, il y a une manière d’articuler le monde contemporain avec le monde des esprits. C’est aussi le cas chez un cinéaste comme Wes Craven, par exemple. Mais c’est plus flagrant dans le cinéma japonais, parce que c’est une culture où l’on n’interroge pas tant que ça – pour ne pas dire jamais – la présence des fantômes. C’est quelque chose qui est ancré dans la culture. Du coup, ça se superpose automatiquement avec le rapport au monde et à la perception. Dans le cinéma occidental (et tout particulièrement en France), le moment de cette évidence-là réside exclusivement dans le passé. Aujourd’hui, il y a très peu de fantastique moderne en Europe, parce qu’on ne voit pas le monde comme le voient les asiatiques. Cela m’a donc beaucoup intéressé de juxtaposer quelque chose en lien avec un regard contemporain sur le monde – et sur la façon dont les esprits peuvent y habiter – et une imagerie référentielle qui reste en lien direct avec le passé.

Une large partie de la narration et de la mise en scène repose sur un parti pris extrêmement casse-gueule, à savoir ce dialogue « silencieux » par échange de SMS entre Maureen et son mystérieux interlocuteur…

En effet. J’avais le sentiment que c’était un risque, mais d’un autre côté, j’avais au fond de moi la conviction que ça allait fonctionner. Je pars du principe que les écrans produisent de l’addiction : il y a une sorte de fascination quasi érotique dans la façon dont se construit un lien avec l’invisible lorsqu’on interagit avec un écran. On ressent un moment de trouble dans ce genre d’échange, puisque l’interlocuteur n’est pas visible, et dans le film, c’est ce qui perturbe Maureen. Mais dans la scène, cela rejoint l’idée même de « séduction », étant donné que quelqu’un est en train de la suivre et tente de l’attirer sur un terrain qu’elle ne comprend pas. Il y a là-dedans quelque chose à voir avec la façon dont le désir peut se construire à travers le fantasme, donc à travers l’invisible. Aujourd’hui, notre utilisation d’Internet va clairement dans ce sens : que ce soit par des outils comme Skype ou Second Life, les gens prennent des alias, se créent des avatars, et du coup, on ne connait jamais la personne avec laquelle on dialogue, y compris sa véritable apparence. C’est ce que je voulais illustrer à travers ce long dialogue. Plus on s’avance dans la conversation, plus le temps s’étire davantage, autant par l’attente de la réponse que par la brutalité des échanges. C’est fascinant en soi. La question que je me suis posée consistait à savoir si cette addiction pouvait se transcrire en addiction du spectateur. Est-ce que le spectateur pouvait-être emporté dans cette logique-là ? Au fond de moi, j’étais certain que oui, mais en revanche, je ne me rendais pas compte à quel point ce serait difficile à concevoir. Les réglages dans cette scène étaient si millimétrés que mon travail a alors surtout consisté à faire énormément de modifications et d’incrustations sur les textos qui devaient s’afficher à l’écran. Visuellement, c’était un enfer. Pour vous donner quelques exemples, il arrivait parfois que les textos soient affichés en vert et pas en bleu, qu’une réponse attendue tarde trop à s’afficher, etc… Et du coup, j’ai donc dû faire du bidouillage à peu près partout pour que le dialogue soit crédible, y compris pendant la phase de mixage alors que le film était quasiment finalisé ! Au vu de cet aspect très « composite » d’une tension perceptible au travers d’un échange de SMS, j’avais un peu l’impression de faire un film d’animation ! (rires)

Au moment de la scène finale, vous conservez un vrai doute sur ce qui se passe dans la tête de Maureen, et celle-ci adresse alors un regard à la caméra. Est-ce une façon pour vous de renvoyer le spectateur à ses doutes et – surtout – à sa faculté à « croire » ?

Ah oui, complètement ! C’était exactement mon objectif. Pour moi, le film ne raconte rien de très compliqué : il n’est question ici que de notre rapport à l’inconscient. Ce que l’on appelle le « surnaturel » n’est finalement que ce rapport implicite avec le mystère qui est en nous. Ce mystère, nous le portons tous au fond de nous, d’une façon ou d’une autre. Mais concernant cette dernière scène… comment dire… le résultat que j’ai obtenu m’a moi-même surpris. Pour mieux vous décrire ce qui s’est passé lors du tournage de cette scène, il faut que je précise que mon travail de réalisateur sur le plateau consiste à être au plus près des acteurs lorsqu’ils jouent. En gros, je n’ai pas un écran gigantesque derrière lequel je suis barricadé en regardant paisiblement les acteurs faire leur travail. Je suis toujours situé un peu à côté des acteurs, et j’ai un petit moniteur avec moi qui me permet de voir ce qui se passe dans la scène. Pour cette scène, on était dans un lieu très exigu, où Kristen était placée à un certain endroit, et où je ne voyais pas clairement ce qui se passait de là où je me situais. Je crois me souvenir que quand on a fini la deuxième prise (la première n’avait pas marché pour une raison technique), Kristen est venue me voir pour me demander si ce que je voyais sur le moniteur était bon et si j’avais vu quelque chose qu’elle pourrait éventuellement améliorer. Je lui ai dit : « Ecoute, c’est super, c’est un peu long mais ça marche vraiment très bien. Par contre, le seul truc que tu pourrais faire en plus, ce serait de regarder la caméra ». Et là, elle m’a dit : « Mais c’est exactement ce que je viens de faire ! » (rires) Je ne l’avais même pas remarqué en raison de l’angle où je me trouvais. Et en effet, à l’écran, elle termine la scène en faisant ce regard face caméra. C’est un regard extrêmement furtif, mais ça suffisait amplement. J’ai trouvé ça impeccable.

Le travail de Kyra – la célébrité dans le film – n’est pas clairement défini : on ne sait pas s’il s’agit d’une actrice, d’une chanteuse ou d’une fashionista. Ce choix était-il voulu ?

Oui, c’était voulu. Pour moi, elle est célèbre du fait d’être célèbre, si vous voulez… C’est une people, elle a un mari très riche, elle a beaucoup d’argent, elle va dans des soirées mondaines… C’est plus une silhouette qu’autre chose, mais en même temps, elle incarne aussi une célébrité en lien direct avec la culture de l’image. Je trouvais une certaine légitimité dans cette représentation, je ne trouve pas que ce soit si ridicule qu’on pourrait le croire. On voit ici quelqu’un qui vit dans un monde où le fait de participer à des mondanités est intégré à sa vie sociale. Du coup, je suis parti du principe suivant : quelqu’un va la photographier, ces photos vont être mises sur Internet, elles vont être regardées, et quand elle en fait plusieurs, elle ne peut pas avoir la même robe sur chaque photo. Elle est obligée de se retrouver photographiée dans des lieux différents avec des tenues différentes. Elle doit être plusieurs images à la fois. Et comme elle n’a pas le temps ni la possibilité de gérer elle-même son image, elle a besoin de quelqu’un qui va être un « préposé au look », en quelque sorte. L’idée était là.

Comme dans Sils Maria, vous recourez de nouveau aux ellipses narratives à travers des fondus au noir, lesquels trouent la narration en laissant une large place au non-dit et à l’interprétation…

Tout à fait, mais cela vient de ma fascination pour les narrations chapitrées. Lorsque j’écris, j’aime bien les coupures en chapitres dans un récit. C’est comme le fait de tourner la page : à ce moment-là, il y a une manière de repartir avec le temps qui s’est écoulé. Il s’est passé des choses qui vont dès lors déterminer ce qui va suivre, et ainsi, on rompt le fil de la continuité pour reprendre son souffle. C’est un peu comme quand on est sous l’eau : on respire et on repart.

A propos de ces fondus au noir, quelle était l’idée que vous aviez en tête en ce qui concerne la confrontation finale dans l’appartement, qui pose une situation « en suspens » avant que la caméra ne se mette à suivre le trajet d’une présence invisible ?

L’idée derrière cette scène était assez abstraite, mais peut-être pas tant que ça, au fond… (il réfléchit) En fait, pour vous dire la vérité, il y a un plan que j’ai enlevé où l’on voyait Ingo [NDLR : joué par Lars Eidinger] qui rentrait dans la pièce… Pour être plus clair, je vais vous raconter un peu ce qui s’est passé, parce qu’on peut clairement dire que la construction de cette scène ressemblait un peu à de la cuisine. La scène était définie ainsi : Maureen rentre dans l’appartement pour se débarrasser des bijoux (qui constituent en soi un objet compromettant), et à ce moment-là, elle entend des pas, la porte s’ouvre, et Ingo arrive. Et là-dessus, je fais une coupe… Qu’est-ce qui va se passer dans la pièce ? Mystère… Et là, pour la suite de la scène, je me suis inspiré de Frenzy d’Alfred Hitchcock, dans lequel on voit une scène de meurtre dans une rue de Londres où Hitchcock effectue une coupe avant de faire s’éloigner la caméra en la reculant. Ce plan m’a énormément marqué par le degré d’angoisse qu’il dégageait. Or, quand j’ai vu les rushes de la scène que nous avions tournée, j’ai trouvé que le plan sur Ingo arrivait trop tôt. Ça explicitait le « truc », et selon moi, ça abîmait la scène. J’ai donc coupé ce plan. Du coup, on se contente juste de la filmer en train de voir quelque chose, et là, après la coupe, il y a cette espèce d’effet hitchcockien qui fait s’éloigner la caméra d’elle et qui crée l’angoisse en coupant la sensation de la savoir protégée par notre simple présence. Plus on s’éloigne d’elle, plus quelque chose semble sortir de cet endroit et finalement se perdre. Cela contribue au malaise : cette durée menaçante entre le regard de Maureen et le moment où Ingo sort de la chambre reste un mystère qui crée de l’angoisse parce que ce qui s’y est passé n’est pas clairement identifié.

Comment avez-vous vécu l’accueil glacial du film au festival de Cannes ?

En ce qui concerne la projection de presse, je n’y étais pas, mais j’ai eu des échos de ce qui s’était passé. Certaines personnes qui y étaient et que j’ai rencontré par la suite avaient l’air traumatisées ! (rires) Honnêtement, j’ai toujours l’impression qu’à Cannes, il vaut mieux venir avec un film social pour ne pas rencontrer ce genre d’accueil. Je pense que les gens sont tellement coupables de faire la bringue, d’aller dans des soirées et de boire du champagne, et du coup, ils ont toujours besoin qu’on leur rappelle à quel point le monde souffre et de pouvoir ainsi se sentir solidaires de cela. Dès qu’on arrive à Cannes avec du cinéma de genre, ce n’est généralement pas apprécié, et encore plus si l’on parle de choses abstraites ou peu concrètes. J’ai encore en mémoire ce que fut l’expérience de Demonlover, dont la réception critique avait été largement pire que celle de Personal Shopper ! Néanmoins, Cannes est un environnement génial, et même si l’on connait à l’avance les règles du jeu dans le fait d’être en compétition, le fait de s’exposer là-bas constitue un avantage pour faire connaître le film. Je garde un souvenir idyllique de la projection du soir : le film a été très bien accueilli, les réactions ont été très fortes, et pour couronner le tout, le film s’est vendu dans le monde entier et on a même reçu un prix en fin de parcours !… Du coup, il aura fallu un certain temps pour que les choses trouvent leur équilibre, mais c’est ce qui arrive toujours à Cannes. Par ailleurs, le film était hyper attendu, et cela crée toujours des remous lorsque l’attente est trop forte. Mais encore une fois, pour ce film-là, Cannes a été extrêmement bénéfique… De toute façon, j’ai tout vécu à Cannes, donc j’estime être blindé de ce côté-là ! (rires)

Propos recueillis à Lyon le 6 décembre 2016 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia ainsi qu’aux Films du Losange pour avoir rendu possible cet entretien.

Photos : © Les Films du Losange. Tous droits réservés

3 Comments

  • Anonyme Says

    Quel bonheur de pouvoir interviewer un tel réalisateur ! J’ai adoré tout ce qu’il dit sur le cinéma de genre, ainsi que la vision européenne que nous avons des fantômes, ou plutôt que nous n’avons pas.
    Concernant la relation avec le fantôme, c’est très proche d’un roman d’Emmanuelle Pirotte, De Profundis, où l’héroïne finit par entretenir une relation charnelle avec un fantôme.
    Assayas à n’en pas doute, reste incontournable.

  • Cath44 Says

    J’ai lu avec intérêt cette interview d’Assayas , d’une grande générosité dans ce qu’il partage ici , à propos de son film mais aussi du cinéma, du monde contemporain et de la place du « surnaturel » dans notre époque . Je suis très en phase avec certains propos comme lorsqu’il considère que le meilleur de nous-mêmes est à chercher dans le monde de nos pensées et non pas exclusivement dans le quotidien ; que ce qu’on appelle le « surnaturel » n’est finalement que « ce rapport implicite avec le mystère qui est en nous ». (- ce qui pour moi est l’inconscient) Je souscris donc aussi au fait que le cinéma est un outil d’exploration de l’inconscient. Passionnant à lire cet article qui donne vraiment envie de découvrir le film .

  • Bredele Says

    Voir un film d’Assayas, c’est toujours faire un voyage, où nous sommes au bord de l’abîme. Anxiogène et fascinant, si nous nous laissons porter, nous nous interrogeons aussi.
    Ce film est une merveille, comme cette interview qui répond à mes interrogations et appelle de nouvelles questions.

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