[ENTRETIEN] Hélène Cattet & Bruno Forzani

Révélé par l’ovni Amer (2009), réappropriation particulièrement atmosphérique et fascinante du giallo, le couple de jeunes cinéastes belges devrait continuer à interloquer et diviser tout autant – si ce n’est plus – avec L’étrange Couleur des Larmes de ton Corps, en salles le 12 mars. En un moment dont la chaleur, la convivialité contrastait quelque peu avec l’univers de l’œuvre, nous avons rencontré Hélène Cattet, Bruno Forzani et… leur bébé ! Non pas le film, mais bien l’autre, de chair et d’os, âgé de trois mois.

Coute-Focale : Quatre ans ont passé depuis Amer, qu’avez-vous fait entre-temps ?

Hélène Cattet : On a justement essayé de monter L’étrange Couleur. On a fait The ABCs of death (2013) [film collectif sorti directement en DVD : 26 réalisateurs, 26 façons de mourir, ndlr] pour se remettre un peu justement. Comme ça faisait trois ans, il fallait remettre la main à la patte et donc The ABCs of Death est bien tombé. On a fait quelques essais, et puis entre-temps L’étrange Couleur s’est monté… Plus facilement qu’Amer du coup, enfin… grâce à Amer ! Le film a eu un beau parcours, ça nous a ouvert des portes…
Bruno Forzani : …qui vont peut-être se refermer par la suite ! (rires)

Justement, quand on pratique un tel genre cinématographique, est ce qu’on a du mal à convaincre notamment les producteurs à démarcher ?

HC : Les producteurs non, car ce sont nos partenaires depuis Amer.
BF : Il y en a deux, deux co-producteurs qui se sont ajoutés, un Luxembourgeois et un Belge qui est réalisateur aussi [il s’agit de Koen Mortier, réalisateur du choc Ex Drummer, 2007, ndlr]. Mais non, ça allait… Disons que nous n’avons pas eu tout l’argent que nous voulions mais cela nous a pris moins de temps que pour le trouver quand sur notre premier film.
HC : Oui, on a eu la moitié du budget qu’on espérait.

Dans ce film-ci, les références au giallo sont encore plus explicites. C’est vraiment un genre qui vous inspire et qui vous passionne ?

BF : Hélène surtout !
HC : (rires) Oui, bon, à la base c’est Bruno qui me l’a fait connaître et puis j’en suis devenue plus mordue que lui encore ! On a commencé à écrire L’étrange Couleur en 2002, au moment où l’on faisait encore des courts-métrages. C’est vrai qu’on l’a vraiment écrit comme un giallo whodunit.
BF : Mais après, pour nous, c’est une facette du film, qui va autre part. Il y a d’autres références et elles sont d’ailleurs souvent inconscientes. On ne fait pas un collage de références, on fait notre sujet et on essaye d’en parler. Mais indéniablement, depuis nos premiers courts-métrages, on a toujours été entraîné par cet univers du giallo, on s’est toujours amusé avec, on l’a toujours détourné…
HC : Cela dit c’est vrai que ce qu’on dit en général c’est qu’il y a dix ans on l’a écrit comme un giallo whodunit et puis, à mesure que l’on évoluait et faisait des films, on a appris plein de choses et finalement c’est devenu un… « Who am I? » (rires).

On a l’impression que le film serait un peu le pendant masculin d’Amer. D’ailleurs, on remarque que sur l’affiche du film, vos deux noms sont inversés…

BF : Oui, pour nous c’est un peu un diptyque, ce sont deux films complémentaires, il y a un pendant féminin et un pendant masculin sur la même thématique, c’est un peu le ying et le yang. [A Hélène Cattet] Tu ne trouves pas ?
HC : Tout à fait !
BF : Et oui, c’est bien pour cela qu’on a fait l’inversion des noms, et même si l’on avait écrit L’étrange Couleur en premier, on s’est rendu compte que c’est aussi un film sur le désir, sur les fantasmes, et finalement ça complétait Amer

Est-ce ce côté masculin qui explique que vous soyez allés plus loin dans la violence ? On peut penser qu’Amer est plus sensuel, et si ici on retrouve le coté sensoriel, L’étrange Couleur est plus frontal par moments, plus direct…

BF : C’est ça, c’est le côté… [Il montre Hélène Cattet] Elle est bourrine comme pas possible ! (rires) Je pense qu’il y a aussi la narration qui est différente. Ici, on part du whodunit et on le déconstruit : c’est davantage sujet à des séquences de meurtre alors qu’Amer, c’est plus le portrait d’une fille à trois moments de sa vie, c’était quelque chose de plus latent, c’était plus au niveau du sensoriel. Et là, c’est la structure qui amène ce genre de scènes.

Vous soulignez vous-mêmes le fait que vos films abordent la thématique du fantasme, mais il y a beaucoup de « contraires », puisqu’avec ce fantasme on trouve une forme de répulsion. Il y a toujours l’érotisme d’un côté et la violence d’un autre.

HC : Oui, ça justement on l’a tiré du giallo !
BF : Pour nous ce jeu sur l’attirance et la répulsion est une manière de parler de l’amour, de fantasme de manière métaphorique, onirique. C’est une manière forte destinée à immerger le spectateur. Après dans la vie de tous les jours, ce ne sont pas forcément des pulsions qu’on associe mais dans le cadre de la fiction, j’ai l’impression que pour le coté immersif, c’est intéressant.

Est ce que cela relevait de votre désir de faire de votre film une forme de réalité augmentée ? Je pense notamment aux plans rapprochés qui nous ouvrent le regard sur le moindre grain de peau, de même que le rapport aux bruits…

BF : Oui, c’est du « sur-réalisme », c’est ça ! Dans la manière de filmer les personnages, d’aborder toutes les textures, le son, c’est très intime et c’est quelque chose qui est très réaliste mais qui va au-delà de la réalité.

Dans Amer, la narration s’organisait en grandes parties séparées par des ellipses. Ici, elle est plus complexe puisque tout est « désordonné »…

HC : Oui, on l’a construit vraiment en poupée gigogne. Quand on l’a écrit en 2002, on voulait faire un film à sketches. On a gardé un peu de cette structure mais pour tout faire se rejoindre au bout de l’histoire. Ça crée le labyrinthe quoi !
BF : Quand on a commencé à écrire, on savait qu’il fallait trouver l’équilibre entre l’abstraction et l’enquête, entre le rêve et la réalité, et c’est au fur et à mesure des années qu’on a travaillé ce coté-là. L’influence de Satoshi Kon nous a vraiment permis, j’ai l’impression, d’aller plus en profondeur dans cet aspect-là…

La musique et le bruitage ont une importance décisive, vous avez notamment repris des morceaux d’Ennio Morricone…

HC : Trois oui… Ben on a dit « Ennio, fais-nous une musique ! » (rires)
BF : Pour le bruitage, on travaille de la même manière que pour ces films des années 1960-70 : tout a été post-synchronisé. Et là, cette fois-ci, on a fait carrément un « deuxième tournage », sonore uniquement, dans un studio avec un bruiteur et on a tout recréé. Le bruiteur est à la fois comédien et chef opérateur car il fait des propositions de jeu au niveau du son et en même temps il propose des idées très artistiques liées à la valeur des plans…
HC : Oui, et au niveau des textures aussi, car quand on est en montage son on peu choisir quel son on fait ressortir. Rien que quand on pose un stylo sur une table, il y a cinq sons : celui de la table, celui du stylo, celui du toucher du plastique…
BF : Le bruiteur propose plein de sons et nous on choisit lequel est le plus fort pour toucher l’inconscient du spectateur. On fait ça sur tout, ça représente vraiment un travail énorme. Il y a trois mois de montage son, et après il y a le mixage. Puis viennent les musiques. On les avait déjà choisies pour le scénario mais il y en avait deux-trois qui ne marchaient pas, elles faisaient un peu « passées »… Et après au niveau des bruitages et du son, on a vraiment cherché à provoquer un impact physique avec ce travail-là, donc on a beaucoup travaillé sur les basses et leur impact sur le corps, comme c’est une décharge qui rentre dans le corps. On a vraiment essayé de travailler d’un point de vue physique cette fois. D’ailleurs, certains des bruitages liés aux murs sont des sons de peau !
HC : On voulait vraiment faire un film psychédélique !

Propos recueillis le 10 février 2014 à Lyon par Clémence Michalon et Guillaume Perret
Merci au journaliste d’Abus de Ciné dont certaines questions sont reprises ici

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