[ENTRETIEN] Bertrand Tavernier

Bertrand Tavernier est certainement le plus cinéphile des cinéastes français. Grand spécialiste du cinéma américain dont il fit redécouvrir des figures importantes, il préside aussi l’Institut Lumière à Lyon, sa ville d’origine et d’attache. Metteur en scène éclectique, adepte des drames historiques, il revient aujourd’hui sur le devant de la scène avec l’adaptation fidèle (trop fidèle ?) de la géniale bande dessinée Quai d’Orsay. Thierry Lhermitte y incarne l’impétueux Ministre des Affaires étrangères, Niels Arestrup son chef de cabinet et Raphaël Personnaz joue Vlaminck, jeune diplômé de l’ENA chargé de rédiger les discours du Ministre. A l’antipode du sérieux dramatique de L’Exercice d’Etat pour lequel Pierre Schoeller filmait aussi les relations entre un ministre et son chef de cabinet (il dit s’être inspiré de la BD), Quai d’Orsay est moins un film sur la politique qu’une comédie politique faite de gestes et de paroles. Si l’on peut tout résumer au « langage », c’est que la politique n’est qu’une affaire de discours. Ici, Tavernier ne s’y trompe pas : il filme l’ardeur, voire la confusion, qui anime en permanence le combat pour la maîtrise du langage. Lhermitte excelle en sosie de Villepin mais peut-être aussi comme métaphore du cinéaste lui-même, dont le but ultime est de savoir mettre en ordre le chaos du monde qui l’entoure. Cinéphile généreux et cinéaste appliqué, Bertrand Tavernier nous a accordé un long entretien, l’occasion parfaite pour revenir sur l’adaptation de Quai d’Orsay… 

Courte-Focale : Quai d’Orsay est très largement inspiré par la figure de Dominique De Villepin. Avez-vous été amené à le rencontrer ?

Bertrand Tavernier : Oui, et il a même vu le film, qu’il trouve plus proche encore de la réalité que ne l’était la BD, parce qu’il y a pas mal de fantaisie en moins… J’avais déjà eu affaire à lui lorsqu’il était en place au Ministère, dans des contextes liés à ma participation à la SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques). Il nous a toujours très bien reçu et lui, au moins, avait de vraies réponses à formuler à nos revendications. Il n’y a guère qu’avec des Communistes qu’on se soit bien entendu. Avec les socialistes, aussi étonnant que cela puisse paraître, ça s’est toujours un peu mal passé : Edith Cresson, par exemple, n’a jamais daigné seulement nous recevoir ! Depuis l’arrivée d’Aurélie Filippetti, ça va un peu mieux : elle a le bagage culturel qui lui permet de comprendre l’importance de questions à côté desquelles les autres passaient complètement à côté.

Antonin Baudry précisait au sujet de la BD qu’elle n’était pas à charge, qu’elle montrait simplement la diplomatie au travail, loin des clichés habituels. Or, certains critiques présentent votre adaptation, avec notamment son avalanche de dialogues, comme ironique vis-à-vis d’un caractère soi-disant abscons de la parole politique ?

Certes il y a tous ces passages où le personnage de Taillard de Vorms tente de structurer en permanence ses discours de manière différente. Mais l’important, comme je le disais, c’est qu’au final, il émerge de ce foutoir un discours magnifique ! Pour les autres, je trouve que tout ce que dit le personnage de Maupas est d’une grande intelligence stratégique : il a clairement en tête un rapport de forces du monde avec lequel le gouvernement français doit composer. Abscons, je ne crois pas : c’est un langage complexe, voilà tout.

En présentant Un Singe en Hiver (1962) et Le Président (1961) au Festival Lumière, vous évoquiez Michel Audiard en disant qu’il fournissait plus que des dialogues : il élaborait une langue. Pouvez-vous nous parler de la langue réelle de la diplomatie, de celle de Blain et Lanzac et de la vôtre propre, qui ont dû se mêler d’une certaine manière pour Quai d’Orsay ?

Je parlais de la langue d’Audiard pour ses films les plus réussis, qui sont souvent ceux qu’il a lui-même scénarisés : ces deux là de Verneuil, Garde à Vue (1981) et Mortelle Randonnée (1983) de Miller, etc. Dans ces cas-là, le dialogue devient réellement la langue des personnages, correspond aux situations qu’ils vivent et à comment ils les vivent. C’est Belmondo qui finit par avoir sa langue, Gabin la sienne et par exemple Suzanne Flon encore la sienne [il revient ici sur Un Singe en Hiver, montré en ouverture du Festival Lumière en présence de Jean-Paul Belmondo, ndlr], on oublie que c’est la langue d’Audiard. En revanche, Audiard était quelqu’un d’assez fainéant, alors il était aussi preneur d’une trame déjà écrite et à laquelle on lui demandait d’ajouter quelques bons mots par-ci par-là ! Mélodie en Sous-sol de Verneuil (1963), il y a 14 répliques d’Audiard en tout et pour tout !
Le bon mot, c’est tentant, mais ça vous sort du film. Sur Quai d’Orsay, ce qui m’intéressait, c’était plutôt un rythme : celui, effréné, de Taillard de Vorms et celui, complètement différent, de son Directeur de Cabinet Maupas. Pour le Ministre, dès que j’ai rencontré Thierry [Lhermitte, ndlr], j’ai su tout de suite que ça fonctionnerait. Mais surtout, j’ai été impressionné par les premières lectures avec Niels Arestrup : il a réussi à trouver immédiatement cette impression que son personnage devait donner d’agir comme un rouleau compresseur qui aplatirait le moindre stress dans le Cabinet.

Avez-vous discuté avec les auteurs de la BD de certains éléments de l’album d’origine qui ne fonctionneraient pas à l’écran ?

Bien sûr ! Il y a par exemple ces flashs mentaux qu’avaient les personnages dans la BD et que l’on n’a pas gardés. Si, à l’écran, vous montrez que dans telle situation, tel personnage pense à tel moment à Dark Vador ou à un autre personnage décalé par rapport à l’histoire racontée, vous faites de l’illustration et je trouve que ça surligne l’idée. Pour moi, ça devient très sommaire : vous imposez une vision qui ne sera pas la vision de tous les spectateurs. Contrairement aux auteurs de la BD, moi, j’ai des acteurs, alors je préfère, dans ces moments de suspens, rester sur le visage de l’acteur. C’est lui qui va me donner ce qu’il éprouve. Les flashs mentaux, c’est très joli dans la bande dessinée, mais au cinéma, ça peut paraître lourdement explicatif…

On connaît votre cinéphilie et on s’est dit en voyant le film que vous aviez dû être sensible au travail d’un scénariste comme Aaron Sorkin…

Aaron Sorkin est un formidable scénariste, qui réussit à nous faire réellement pénétrer certains milieux. Il ne fait pas que de la comédie, c’est aussi sérieux. Je me suis demandé quelle était sa part de contribution au scénario du Stratège de Bennett Miller (2011) et quelle était celle de l’autre scénariste qui est également très très bon. Je crois l’avoir su parce que j’avais écrit un petit texte sur le film. The Social Network de David Fincher (2010), c’est excellent, et La Guerre selon Charlie Wilson de Mike Nichols (2007) tout à fait poilant, avec Julia Roberts irrésistible en icône néo-conservatrice. C’est marrant : vous m’y faites penser maintenant alors qu’aucun de ces films ne m’est passé par la tête pendant que je travaillais sur Quai d’Orsay. Quand je réalise un film, j’arrête d’être cinéphile. Sur La Princesse de Montpensier (2010), une ou deux fois, on a regardé des films avec le chef opérateur et la chef costumière pour se dire : « Voilà ce qu’il ne faut pas faire », mais c’est tout. Sur celui-là, je n’ai rien fait voir à personne. Il y avait des choses qu’il était bien plus important de résoudre en consultant Antonin Baudry qu’en visionnant des films : des choses très concrètes comme la question « Où peut-on fumer dans le Ministère ? », etc.

Sur votre blog, où vous chroniquez des sorties DVD/Blu-Ray, les derniers films français récents dont vous avez parlé sont ceux de Bruno Dumont, Stéphane Brizé ou encore Claude Miller. En revanche, vous ne vous exprimez pas beaucoup sur le jeune cinéma français…

Sur le blog, je fais en sorte de chroniquer majoritairement des films classiques, pour éviter de rentrer en conflit d’intérêt. Je vais bientôt publier un article sur toutes les actrices du cinéma français que je trouve formidables. Récemment, je trouve qu’il y a plein de très bons films français. J’étais d’ailleurs passablement choqué par une sortie d’un journaliste télé qui, dans Le Figaro, écrivait : « le cinéma français est un champ de navets » [il s’agit d’Eric Neuhoff, ndlr]. D’abord, ce genre de formule est indigne, et en plus, elle est particulièrement mal tombée si l’on regarde la production des trois-quatre dernières années, de The Artist à La Vie d’Adèle en passant par le film de Desplechin, le documentaire de Depardon, des films comme Grand Central, le film de Dupontel ! Le problème de ce journal, c’est qu’après, vous vous apercevez qu’ils ont dit du bien d’au moins quinze films sur cette période ! C’est le côté exaspérant des titres racoleurs qui n’ont rien à voir avec la réalité, et pas même avec les articles écrits par la même revue. La comédie, malheureusement, est un genre où beaucoup de mauvais films sont produits de manière opportunistes. Pour avoir le salaire d’un acteur sur certaines de ces productions, il me faut les salaires que je touche sur cinq films ! Mais il y a des exceptions réjouissantes : Dupontel m’épate complètement, c’est un cinéma extrêmement généreux.

Propos recueillis à Lyon le 24 octobre 2013 par Gustave Shaïmi et Tristan Bergé . Un grand merci à l’équipe de Pathé ainsi qu’à Christophe Chabert du Petit Bulletin dont une des questions a été reprise ici.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
[ENTRETIEN] Edgar Reitz

Rares sont les cinéastes à s’être autant entêtés dans un projet de cette ampleur : il faut sortir du domaine...

Fermer