[ENTRETIEN] Christophe Gans

Il ne manquait plus que lui. Après Nicolas Boukhrief et Pascal Laugier, qui d’autre que Christophe Gans pouvait obtenir sa Carte Blanche aux Hallucinations Collectives, et ainsi parachever un joli brelan d’as Starfix capable d’électriser l’ambiance du festival d’une année à l’autre ? On l’avoue sans exagération : cette année, on se doutait bien que ce serait lui. Lui dont la passion pour le cinéma de genre ne s’est jamais démentie depuis ses débuts de journaliste. Lui dont les films minutieusement pensés et composés n’ont de cesse de nous prouver à quel point la patrie du camembert ne manque pas d’artistes avec une vraie ambition derrière la tête. Lui dont les projets cinématographiques mettent toujours l’eau à la bouche, même lorsqu’ils restent à l’état de projets. Lui avec qui chaque début de discussion nous offre l’occasion de remonter le temps tout en se confrontant à un point de vue aussi riche que nouveau sur le 7ème Art et son évolution. Au vu des trois films composant sa Carte Blanche (où se rencontrent Hideo Gosha, Ridley Scott et Dario Argento), il nous était impensable de passer à côté d’une telle rencontre, et entre deux projos d’un festival toujours aussi gargantuesque, autant dire que nous sommes sortis comblés de cette petite heure.

Courte-Focale : Si l’on isole simplement le terme « Hallucinations Collectives », qu’est-ce que cela évoque chez toi en matière de films ou de périodes cinématographiques ?

Spontanément, sans réfléchir, je dirais que cela évoque pour moi le cinéma des années 70. C’est un cinéma qui a été souvent qualifié de psychédélique et qui était aussi sous influence de… substances ! (rires) Dans ma Carte Blanche, il y a un film en particulier qui s’appelle Les frissons de l’angoisse, que Dario Argento a tourné essentiellement la nuit et sous l’influence de champignons hallucinogènes. Ceci explique sans doute la facture quasiment rock du film, la musique des Goblin, mais aussi la façon dont le film explore un univers où tout est absolument lié à la paranoïa. Argento est quelqu’un qui a visiblement peur de tout quand il fait un film. Il a peur des rues, des fenêtres, des coins de porte, des grandes places vides, même des choses les plus petites qu’il peut y avoir sur une table ! Je crois que c’est lié à cet état, que l’on peut décemment traiter d’hallucinatoire et qu’Argento réussit à nous communiquer dans ce film. J’ai dû voir Les frissons de l’angoisse au moins cinquante fois, et je me fais encore une joie de le revoir à l’occasion de ce festival. En tout cas, cela fait partie de ces expériences de cinéma réellement « étranges » : non seulement on voit un film formidable, mais il réussit surtout à nous emmener sur des terrains où ne nous emmène quasiment aucun autre film… Après, en matière d’hallucinations collectives, lorsque j’ai vu récemment la bande-annonce du prochain Mad Max juste avant une projection de Big Eyes [NDLR : le dernier film de Tim Burton], je dois avouer que j’ai eu ce que j’aime ressentir et que j’attends toujours, à savoir le moment de décollage. Ce moment où l’on regarde l’écran, où l’on est totalement absorbé par lui et où l’on finit par perdre pratiquement la notion du corps. Je pense que ce film, s’il ne nous déçoit pas, risque d’être une formidable « hallucination collective » (sourire)


Les frissons de l’angoisse (Dario Argento)

Tout comme le film de Dario Argento, est-ce que les deux autres films de ta sélection ont constitué de véritables chocs, voire des dates capitales dans ton parcours de cinéphile ?

Oui, complètement. Récemment, on m’a demandé de faire une liste de mes cinquante films préférés. J’avoue déjà que l’exercice est assez bizarre, d’autant que je m’étais fixé comme règle de ne pas y inclure deux films du même réalisateur. Sans cette règle, j’aurai tout rempli avec John Ford, Howard Hawks, Alfred Hitchcock, et basta – Sueurs froides aurait été en tête de liste. Du coup, je me suis astreint à faire une liste de cinquante cinéastes, et Hideo Gosha a sa place dedans avec Hitokiri. Après, pour ce qui est de Ridley Scott, il n’y a pas La chute du Faucon Noir, mais il y a Alien. Je pense toutefois que La chute du Faucon Noir est sans doute mon film favori de Ridley Scott avec Alien. Au fil des années, je me suis rendu compte que, s’il fallait garder deux films qui ont absolument changé la donne en matière de mise en scène, on pourrait évidemment citer Blade Runner ou Legend sur le plan esthétique, mais je trouve que Scott l’a accompli de façon éclatante sur Alien, et sans doute d’une façon un peu plus sournoise avec La chute du Faucon Noir. Il faut bien mesurer que ce film a considérablement influencé la représentation de la guerre moderne à l’écran, aussi bien dans le cinéma que dans les jeux vidéo. C’est clairement ce film qui est derrière des jeux vidéo comme Call of Duty, Modern Warfare, etc… Et c’est le film que les développeurs n’ont cessé de regarder pour se poser le problème de cette représentation à la fois technologique, barbare et apocalyptique de la guerre, qui est à mon avis dans chaque image de ce film.


La chute du Faucon Noir (Ridley Scott)

Je voulais du coup revenir un instant sur ton admiration pour Ridley Scott et les rapports que son cinéma entretient avec le tien. Lorsque l’on regarde vos films respectifs, on retrouve à chaque fois un vrai perfectionnisme visuel, en particulier une grande importance accordée aux choix photographiques et à la production design. Es-tu d’accord là-dessus ?

Nous ne sommes pas des réalisateurs « photographiques », Ridley et moi. Nous sommes plutôt des réalisateurs « picturaux ». C’est le rapport à la peinture qui est très fort chez lui, et que j’ai en effet totalement repris à mon compte. Quand je me suis intéressé à Ridley Scott – et ça a été très rapide après avoir vu Les Duettistes et Alien – je me suis demandé comment ce type a pu absorber mon attention de cette manière. Et j’ai découvert que c’était un grand amateur de peinture, doublé d’un excellent dessinateur – il a fait l’équivalent des Beaux-arts en Angleterre. Il a un rapport à la peinture qui est très fort, notamment avec celle du XVIIIème siècle, qui reste encore à reconsidérer, qui est souvent qualifiée de « pompière », et qui constitue une peinture assez chargée en détails. J’ai souvent dit pendant la promotion de La Belle et la Bête que c’était le chaînon manquant entre l’art classique et la photographie. C’est ce moment où les gens ont une telle capacité technique qu’ils commencent à rentrer dans le détail et à reproduire quelque chose qui est quasiment la dernière étape avant la photographie. C’était particulièrement vrai dans l’art du Premier et du Second Empire, notamment chez les peintres qui ont accompagné Napoléon dans ses campagnes en Egypte. On retrouve une quantité incroyable de détails sur leurs peintures, et on se rend compte qu’ils étaient davantage dans une position de photographe, même s’ils avaient encore un crayon. Je pense que Scott est fasciné par cela, tout comme l’était aussi Kubrick avant lui – Barry Lyndon en est même l’illustration parfaite.

Par ailleurs, il se trouve que mon père est peintre, et donc, cela a été assez simple pour moi de régurgiter toutes mes références de cinéphile et mon amour de la peinture. Je pense que dans Silent Hill, ma passion pour l’art contemporain se dégage clairement du film, tout comme celle pour la peinture du XVIIIème siècle dans La Belle et la Bête. Le film est comme une exposition où l’on passe d’une peinture à une autre, et où l’on s’immerge dans le détail même de la peinture. C’est quelque chose qui me fascine. Pour te donner un autre exemple, mon père avait pour habitude de dessiner des bateaux, et la scène d’ouverture de La Belle et la Bête constitue en cela la mise en mouvement de la peinture qu’il faisait : ces peintures marines, avec des cieux très chargés et des bateaux incroyables qui défilent. Ce rapport pictural à l’image est donc clairement quelque chose que je partage avec Ridley Scott, qui est aujourd’hui l’un de mes cinq metteurs en scène préférés.


Cartel (Ridley Scott)

Ce qui me fascine aussi chez lui, c’est qu’on ne sait jamais où l’attendre. Cela doit sans doute tenir à son caractère et à sa nature d’Anglais : il est toujours oblique par rapport au projet qu’on lui donne. Par exemple, je suis un grand fan de sa version de Robin des Bois, parce que ce n’est pas tout à fait le film que l’on nous a vendu. Je sais que cela a créé de la déception chez beaucoup de gens, mais le film est du coup plus intéressant que si ça n’avait été qu’un nouveau Robin des Bois. Je pense aussi que Scott sait pertinemment qu’il occupe aujourd’hui une position importante dans le cinéma : il est un réalisateur A+, il est très célèbre, mais il s’arrange toujours pour faire l’inverse de ce que le marché attend de lui. Cartel est un film passionnant, certainement l’un de ses meilleurs films, et qui échappe à toutes les étiquettes, si ce n’est à celle du film noir. J’aime l’idée que Scott cherche à ne pas mettre dans notre assiette exactement ce que l’on a commandé. Dans les années 70, aller au cinéma était synonyme d’imprévu et parfois même de danger. Il y avait une curiosité que l’on n’a plus aujourd’hui. On est rentrés dans une consommation frénétique qui n’a plus rien à voir avec la façon dont nous fréquentions le cinéma avant. Les gens parlent beaucoup de cette époque en disant qu’on y trouvait un cinéma meilleur, mais c’était surtout les cinéastes qui étaient meilleurs. Alors, certes, il y a énormément de grands cinéastes aujourd’hui, soyons honnêtes : je ne suis pas du tout passéiste, et je vois tout le temps des films très audacieux ! Mais le public était meilleur, dans sa demande et sa volonté de curiosité, plus armé pour voir des films imprévus.

Aujourd’hui, il faut aussi dire que le cinéma se consomme en grande partie sur les ordinateurs et les smartphones. Tous ces gens-là se moquent de l’imprévu, ils veulent juste consommer ce qui correspond à leurs goûts du moment. Et parfois, hélas, le public ne suit pas l’audace qu’on lui propose. Par exemple, j’ai été très fan du dernier film des Wachowski, qui est pourtant loin d’être parfait, ou encore de Hacker, le dernier Michael Mann, qui s’est fait massacrer. Il serait d’ailleurs intéressant de rapprocher Hacker et Cartel : ce sont des films qui déplaisent, qui sont mal notés, ce qui est pour moi une injustice terrible. Quand je vois que La famille Bélier est mieux noté que ces deux films, j’ai envie de me tirer une balle ! (rires) Régulièrement, je suis appelé par de grands noms du cinéma français qui me disent « De quel droit tu oses dire ce genre de choses ? ». Je leur réponds que c’est mon droit de donner mon appréciation personnelle. Il y a aujourd’hui une sorte de status quo qui impose de ne rien dire sur les autres, comme si tout devait se passer dans le « meilleur des mondes ». Il y a un déficit d’appréciation sur le cinéma qui se fait désormais, mais qui, je l’espère, sera rattrapé par le temps. Le temps finit en général par réparer ce genre de choses.


La Belle et la Bête (Christophe Gans)

Vu que l’on parle des films « massacrés » par la critique, comment as-tu vécu la sortie de La Belle et la Bête ? Au vu des réactions de la presse, et malgré son succès en salles, le film semble ne pas avoir été bien reçu…

Pour te dire la vérité, je trouve qu’il a été reçu comme l’ont été mes autres films. Il a eu ses haters et ses lovers, il a même cartonné à l’étranger, et quand je regarde en arrière, tous mes films ont marché autant que lui. Quand je regarde les proportions de notes qu’il a reçues, je pense qu’on peut dire qu’il a eu le même accueil que Le Pacte des loups ou Silent Hill. Mais je t’avouerais une chose : ce qui me fait toujours relativiser, c’est quand je vois comment un film comme Hacker est reçu ! (rires) Tu sais, lorsque tu essaies de faire quelque chose de différent, tu pars en général avec un handicap. Aujourd’hui, en France, on n’aime pas les gens qui font des choses différentes. Il y a comme une sorte de méfiance qui règne chez certaines personnes qui se disent : « Si j’avais la possibilité de le faire, je le ferais mieux ». On ne cherche pas à se dire que certains cinéastes arrivent à faire quelque chose de différent. Preuve en est qu’après le succès du Pacte des loups, rien n’empêchait le cinéma français d’enfourcher le cheval et de faire d’autres films de ce genre-là. Mais ça n’a pas été le cas. Il y a un fatalisme de la part de certains qui préfèrent se dire que ce n’est pas possible de faire ça chez nous. Et c’est souvent dit par des gens qui disent que tant que quelqu’un n’y est pas arrivé, rien ne peut se passer. Ils ne mettent jamais le pied à l’étrier, et du coup, si on attend qu’ils réagissent, il ne se passera jamais rien.

Le Pacte des loups est l’objet d’un culte assez important aux Etats-Unis : ils étaient surpris là-bas qu’on soit capables de faire en France un film historique aussi décomplexé. Mais en France, on m’a reproché le fait que ce n’était pas la réalité historique. Evidemment que ça ne l’est pas ! C’était le but ! Les combats de catch de Giuliano Gemma dans Angélique Marquise des Anges n’avaient rien de réaliste par rapport à l’époque, et les combats chorégraphiés du Pacte des loups sont dans le même esprit. Cela faisait partie d’une recette du cinéma populaire à laquelle j’ai toujours été attaché. Et quand je vois aujourd’hui comment Jupiter Ascending, Hacker ou même Cartel sont reçus, je ne pense pas être aussi mal reçu que cela. Mon film favori de l’année dernière, c’est Saint Laurent de Bonello, qui a été certes très défendu par la presse mais totalement laissé de côté par le public. Ce public a préféré l’autre film sur Yves Saint-Laurent, qui est certes un bon film mais plus sage et plus conventionnel. Celui de Bonello est un vrai film sur le processus artistique, et c’est pour le coup un grand film psychédélique. Il ne méritait pas d’être reçu de cette manière.

A vrai dire, il y a deux options aujourd’hui : soit tu disparais en faisant du cinéma dans la marge, soit tu attends la reconnaissance critique qui vient tôt ou tard. Le fait que les films s’accumulent permet à certains cinéastes de retrouver un certain prestige, avec des opinions qui reconnaissent alors le travail qu’ils ont accompli. A ce sujet, les cinéastes que j’ai défendu dans le magazine Starfix au début des années 80, que ce soit John Carpenter, Dario Argento ou David Cronenberg, ont tous été très mal reçus, pour ne pas dire ostracisés. Aujourd’hui, la reconnaissance est finalement arrivée pour eux, parfois beaucoup trop tard dans le cas d’Argento, alors qu’avant, ils se faisaient traîner dans la boue, et ça semble quand même incroyable quand on voit leur talent.


La Belle et la Bête (Christophe Gans)

Toujours sur La Belle et la Bête, tu avais récemment déclaré avoir fait ce film notamment pour prouver que l’on pouvait faire en France des films avec de grands effets visuels. As-tu eu un écho au niveau international par rapport à cela ?

Ce qui m’intéressait surtout, c’était de faire un film entièrement en extensions numériques. J’envisage chacun de mes films comme une sorte de défi par rapport à une donne qui semble préétablie. Et parfois même, le film que je fais devient l’inverse du précédent. Par exemple, Le Pacte des loups est entièrement fait en extérieurs, alors que La Belle et la Bête a été tourné en studio. Cela m’a toujours intéressé de constater l’existence d’une idée reçue et de voir si l’on pouvait la remettre en question. Ce qui est de l’ordre de l’idée reçue, c’est qu’en France, on ne peut pas faire d’effets spéciaux. Certains n’en démordent pas. Et pourtant, nous avons d’excellentes boîtes d’effets spéciaux en France, les Américains les emploient, etc… Mais il y a l’idée comme quoi les Américains savent utiliser les effets spéciaux et pas nous, soit parce qu’on n’a pas l’argent, soit parce qu’on n’a pas les compétences. Du coup, même si La Belle et la Bête a coûté moins cher qu’un film comme Maléfique, on peut malgré tout faire un film entièrement conçu en effets spéciaux, même avec un budget de cet ordre – qui est celui d’un gros film français. Tout le film a été tourné en fond vert et en extensions, et c’était un pari passionnant à tenter.

Après, tu te rends quand même compte que les idées reçues ont la vie dure, et que certains continueront de camper sur leurs positions. Mais les gens de Pathé et les autres investisseurs du film ont été très surpris de voir qu’un film en effets spéciaux pouvait être tourné comme un autre film, même si cela nécessitait trois mois de plus en postproduction. Et ce qui m’a fait très plaisir, c’est de constater que certains acteurs du métier ont eu de la curiosité pour ce processus juste après la sortie du film. Ils ont vu que ce n’était pas si compliqué que ça. Parce qu’ils savent que si on continue à s’enfermer dans nos idées reçues, l’écart entre ce qui se fait à l’étranger et ce qui se fait en France risque de devenir insurmontable. Il faut donc lancer des passerelles, essayer de relever des défis, et surtout tester les limites d’une industrie qui aime rester dans ces idées reçues. J’ai toujours envie de me mettre dans cette position, même si cela implique de me retrouver dans une grande difficulté au moment du tournage, comme ce fut le cas durant la fabrication du Pacte des loups.

Par rapport à cet écart entre la France et les Etats-Unis que tu soulignais, est-ce que tu as toujours le désir de continuer à travailler en France afin de « fournir » cette production, ou est-ce que tu es travaillé par l’envie d’aller bosser aux Etats-Unis ?

Moi, je suis avant tout français. Cela ne m’a pas empêché de tenter l’expérience américaine avec Silent Hill, et d’en sortir très satisfait. On a raconté beaucoup de choses sur la violence des studios américains, sur la façon dont ils contrôlent leurs produits. De mon côté, j’ai fait un film avec une totale liberté d’action, c’est ma director’s cut qui est sortie, personne ne m’a jamais emmerdé, etc… Pourquoi ? Peut-être parce que j’ai la tchatche et que je n’y suis pas allé en faisant la gueule, qui sait… (rires) En tout cas, je pense que ce sont les projets eux-mêmes qui te dictent comment faire les films. Par exemple, je n’ai jamais envisagé de tourner Le Pacte des loups ou La Belle et la Bête en anglais. Je ne les visualisais pas comme ça. De plus, je pense que les gens ont très bien perçu que Le Pacte des loups était un blockbuster français, c’est-à-dire fait pour être l’équivalent de ces grosses machines que les Américains consomment avec appétit. Dans le cas de La Belle et la Bête, ça n’a pas été pareil : d’abord parce que dix ans se sont écoulés depuis Le Pacte des loups, et ensuite parce qu’on assiste aujourd’hui à une homogénéisation du public qui préfère aller voir des films américains que des films locaux.

Je peux en témoigner : quand j’ai fait la tournée mondiale de La Belle et la Bête, les frontons des salles de tous les pays – sauf peut-être le Japon – avaient les mêmes films que chez moi. Il y a toujours Captain America ou Maléfique à l’affiche quelque part dans le globe. C’est un marché qui s’est globalisé. Quelqu’un qui l’a bien compris en France, et ce quoi que l’on pense de lui, c’est Luc Besson. Quand il fait Lucy, il fait un film français, mais qui arrive comme un produit « Canada Dry », avec une actrice américaine, et il a très bien perçu ça. On essaie toujours de relever ce qu’il y a de négatif chez Besson, mais il y a en même temps chez lui une certaine lucidité, très pragmatique, que l’on peut certes parfois prendre pour du cynisme, mais qui est néanmoins très affûtée. Il a très bien compris qu’aujourd’hui, le public français préfère aller voir un film américain avec une star américaine plutôt qu’un film français avec une actrice française.


Lucy (Luc Besson)

D’une certaine manière, il a réussi une sorte de passerelle avec ce film…

Ah mais, c’est bien plus qu’une passerelle ! Il est déjà parti ! On n’en parle pas assez, mais ça y est : Besson, il est parti là-bas, il n’est plus en France. Ça a été son passeport. Mais surtout, il a pigé qu’à un moment donné, le public français ne serait plus réceptif à une tentative de cinéma de genre à gros budget comme ses films ou comme Le Pacte des loups. Pour le public, ce ne serait plus recevable comme un bonus, mais comme quelque chose de moins attirant. Besson a été le premier à avoir sifflé la fin de la partie. Il a fait Lucy en pensant que c’était ce que les gens attendaient, et les chiffres lui donnent raison. Si l’on doit faire un cinéma de genre français à gros budget, il doit être clairement assimilé comme du cinéma anglo-saxon. C’est désormais la règle, c’est comme ça. Je ne pense pas qu’il y ait de retour possible en arrière.

Tu évoquais Silent Hill tout à l’heure. Qu’as-tu pensé de sa suite sortie en 2012 ?

Je ne l’ai pas vue. Ce n’est pas du tout par mépris, même si je dois avouer que j’ai eu pas mal d’échos sur le résultat. Je le verrais sans doute un jour… Il faut dire que Silent Hill était un projet très sentimental pour moi : j’étais un passionné du jeu vidéo, et je considérais qu’Akira Yamaoka et sa bande étaient des génies. Ces gars-là ont créé un univers stupéfiant, pour lequel j’ai une admiration sans borne, et que j’ai essayé de retranscrire le mieux possible. Quand on m’a dit qu’il y aurait un autre film plus américain afin de créer une sorte de franchise à la Resident Evil, je n’ai pas voulu donner suite. La poésie morbide de Silent Hill et son caractère de rébus inconfortable n’ont rien à voir avec la franchise Resident Evil. Ils ont quand même essayé, et ça s’est mal passé. C’est parce que je pense que les fans du jeu vidéo ne voulaient pas d’une marchandisation de cet univers. Ils voulaient quelque chose d’étrange et de respectueux, ce qui était le cas de mon film. A l’époque, lorsqu’on m’avait proposé de faire la suite, j’avais dit à Samuel Hadida, le producteur des deux Silent Hill, qu’il serait intéressant de ne pas faire une suite de mon film mais plutôt un reboot, quelque chose qui serait une autre approche, tout aussi respectueuse mais sur un autre versant du jeu vidéo. Je lui avais donc présenté Pascal Laugier, qui aurait sans doute fait un Silent Hill plus organique et moins opératique que le mien, mais tout aussi fidèle. Et aujourd’hui, suite à l’échec du second film, même Samuel s’interroge sur la façon de faire rebondir cette saga… Après, refaire un film inspiré d’un jeu vidéo est toujours à l’ordre du jour : j’ai actuellement un projet sur lequel je travaille et qui sera très différent de Silent Hill.


Silent Hill (Christophe Gans)

On connait aujourd’hui ta passion infinie pour le cinéma asiatique. Quel a été l’élément déclencheur de cette passion ? Etait-ce un film en particulier ?

C’était Bruce Lee. Il était mon héros quand j’étais enfant, et cela m’a ouvert vers l’Asie, d’abord vers le cinéma de Hong Kong, et puis ensuite sur le cinéma de tout le continent asiatique. Je me suis alors mis à consommer ce cinéma-là en très grande quantité, et cela a été ponctué par des découvertes et des reconnaissances importantes de cinéastes et d’acteurs qui ont compté pour moi. Hideo Gosha fait d’ailleurs partie de ces grands repères de ma cinéphilie asiatique. Mais au départ, cela vient simplement du fait que les murs de ma chambre étaient recouverts des posters de Bruce Lee ! (rires)

Quel est ton rapport avec la japanimation, et as-tu eu de récents coups de cœur sur ce domaine-là ?

La japanimation, soyons francs, a été ce qui m’a fait démarrer en tant que cinéaste. Lorsque j’ai découvert il y a très longtemps l’univers de Crying Freeman, j’ai découvert à la fois le manga et l’OAV. Donc, brusquement, le fait de lire le premier tome du manga et de voir ensuite l’OAV qui en avait été tiré a déclenché chez moi l’envie d’en faire un film live – ce qui me semblait être la troisième étape après le manga et l’anime. J’ai toujours perçu l’animation japonaise comme le chaînon manquant entre le cinéma et le jeu vidéo. Sans doute parce que c’est un produit de la pop-culture japonaise, il y a quelque chose dans la narration et la dynamique des mises en scène qui se rapporte à ces deux médias. J’ai toujours pensé que l’avenir était quelque part par là. Quand j’ai démarré avec mon premier long-métrage, c’était un film qui visait non seulement la pop-culture japonaise, mais qui était aussi ouvertement adapté d’un manga. Et à l’époque, il n’y avait quasiment personne qui parlait des mangas. On était juste quelques dingos à le faire. Donc, si tu veux, je pense que s’il y a quelque chose à chercher pour renouveler cette vieille dame qu’est le cinéma, c’est certainement de côté-là qu’il faut s’aventurer.

Qu’en est-il de ton projet d’une adaptation live de l’anime Galaxy Railways de Leiji Matsumoto ?

En fait, j’ai rencontré Leiji Matsumoto lors de la promotion de La Belle et la Bête au Japon. Il avait vu le film, on a ensuite dîné ensemble, et on a beaucoup parlé d’une de nos passions respectives, à savoir le cinéaste français Julien Duvivier – qui se trouve être mon cinéaste français favori. Par la suite, il se trouve qu’on m’a approché pour faire une adaptation de Galaxy Railways. Ce sont des producteurs français qui possèdent les droits, et ils se posaient la question de faire un space-opera. C’est le genre d’idée qui me plaisait énormément en plus d’être très culottée. Mais pour l’instant, le projet est au point mort, je dois te l’avouer. A vrai dire, je ne sais pas trop comment ça avance du côté des producteurs : ils ont récemment produit un film qui n’a pas marché et ils sont absorbés par un film à gros budget qui va bientôt sortir. De plus, ils savent que je travaille moi aussi en ce moment sur un autre film assez gros, produit par Richard Grandpierre, qui va me mobiliser pour les deux prochaines années. Pour le reste, à part Galaxy Railways, il y a aussi quelques adaptations de jeu vidéo pour lesquelles on m’a approché, notamment celle de Project Zero et aussi celle de Remember me (le jeu de Dontnod Entertainement). Et puis, dans un tout autre registre, il y a aussi le projet Bob Morane, qui avait été ralenti pendant un long moment et que j’ai toujours très envie de faire.


Ghost Hound (Ryûtarô Nakamura)

Je pense qu’il faut être curieux de nature et se pencher sur les formes d’expression qui germent dans le jeu vidéo et la japanimation. Il s’y passe actuellement des choses formidables. Récemment, le dernier jeu vidéo que j’ai fini, c’est Dying Light. Je l’ai beaucoup aimé, je vais maintenant me mettre à Bloodborne. Et du côté de la japanimation, outre L’attaque des Titans, le dernier truc que j’ai regardé et qui m’a épaté, c’est Ghost Hound, scénarisé par Masamune Shirow, qui est une sorte de trip d’horreur psychologique en 26 épisodes [NDLR : 22 en réalité], sorti aux Etats-Unis, et qui tourne autour d’expériences extrasensorielles écrites par le pape du cyberpunk japonais. Alors, il n’y a rien de cyber là-dedans, mais il aborde le paranormal avec la même rectitude pseudo-scientifique qui fonctionnait déjà à plein régime dans Ghost in the shell. Je suis un gros consommateur de ces choses-là, et je passe beaucoup de temps à réfléchir sur celles qui pourraient éventuellement servir le cinéma.

Pour revenir enfin sur le cinéma asiatique, quel est ton regard sur le cinéma sud-coréen, surtout au vu de son explosion assez incroyable sur la scène internationale ?

Je trouve que les films coréens sont de plus en plus intéressants parce qu’ils sont de plus en plus dégagés de l’influence de Hong Kong. Il faut dire que les premiers films coréens étaient presque des produits de remplacement, censés remplacer le cinéma de Hong Kong qui manquait un peu à tout le monde. Et là, maintenant, on voit des films coréens qui sont vraiment coréens. Récemment, j’ai vu Monster Boy, que j’ai trouvé vraiment très étrange, et je suis aussi très fan de Na Hong-jin, celui qui a fait The Chaser et The Murderer. Je pense que c’est le cinéaste coréen qui m’a le plus impressionné. Ce qui est intéressant chez les cinéastes coréens, c’est à la fois leurs compétences techniques et leur désir de faire valoir leurs particularismes sans se mettre sous la coupe du cinéma anglo-saxon. C’est un cinéma de plus en plus étonnant, que l’on regarde comme le témoignage d’une contrée qui semble presque extraterrestre. La façon dont les personnages se comportent dans leurs films – je pense notamment à Monster Boy – est assez dingue, et je ne pense pas qu’on pourrait intégrer cela dans un film occidental. C’est tellement radical, et cela fait partie du charme de ce cinéma-là.

Est-ce que l’on pourrait donc considérer que la Corée du Sud domine en ce moment le reste de la production en termes de qualité ?

Non, je ne pense pas. Ou du moins, c’est très difficile à dire… A mes yeux, le cinéma américain conserve un net avantage. Quand tu regardes tous les films sortis depuis le début de l’année, il y a de très bons films américains qui sortent chaque semaine et que tu as tout de suite envie de voir. Après, la réception du public te laisse parfois sur le carreau. Quand je vois l’enthousiasme autour d’un machin comme Fast & Furious 7, qui ressemble littéralement à un produit W9 avec des jump-cuts, du rap étalé, des mouvements d’hélicoptère accélérés et des filles en bikini qui dansent sur les plages du Moyen-Orient, c’est assez stupéfiant. C’est du même niveau que Les Ch’tis à Miami, et pourtant, les gens semblent trouver ça à leur goût. Mais encore une fois, cela n’empêche pas de trouver régulièrement des films américains très étonnants. Je peux te citer Inherent Vice, par exemple. Voilà un exemple de film mal reçu par le public, mais qui est pourtant hors du commun, totalement hallucinant. La façon dont Paul Thomas Anderson tente ici de prolonger le travail de cinéastes à la marge comme Robert Altman ou Hal Ashby est quelque chose de passionnant.

Propos recueillis à Lyon le 5 avril 2015 par Guillaume Gas. Un grand merci au cinéma Comoedia, à l’équipe de ZoneBis, ainsi qu’aux journalistes Josh Lurienne du site ArtZone Chronicles et Fred Martin de Radio Campus Dijon dont certaines questions ont été reprises ici.

2 Comments

  • Vasco Says

    Galaxie Railways, un space opera par des producteurs français… comme Cobra, que Aja tente vainement de monter aux Etats-Unis au lieu de le faire produire par EuropaCorp.

  • Corvis Says

    Huhu, la description de F&F7 par Christophe qui représente 5 minutes du film à tout péter ^^ Faut s’intéresser à tout sans préjugés monsieur Gans, comme vous le faites d’habitude :D

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