Fassbinder et le mélodrame « éveillé »

L’ALLEMAND – L’HOMME ? – EN QUESTION

Né le 31 mai 1945 à Bad Wörishofen en Bavière, Rainer Werner Fassbinder connaît une enfance particulièrement agitée au sortir de la guerre. Son père, médecin militaire, ne voit presque pas sa femme pendant la première année de leur mariage et, une fois qu’ils se retrouvent, c’est toute la famille de la mère – dont le logement a été détruit – qu’ils doivent accueillir. Dans ces conditions, leur mariage est un échec et ils finissent par divorcer en 1951. Après que Fassbinder a vécu quelque temps avec sa mère, celle-ci a de graves problèmes de santé qui le poussent à partir vivre, à seize ans, chez son père à Cologne. Celui-ci, bien que médecin, tire la majeure partie de ses revenus d’une activité de « marchand de sommeil » : il achète des maisons délabrées qu’il remet un minimum à neuf et dont il divise les pièces en des chambres plus petites pour les louer à des travailleurs venus de l’étranger.


Fassbinder et Hanna Schygulla en 1970

Dans les années soixante, le « miracle économique » attire en Allemagne deux millions de travailleurs immigrés. Officiellement, ceux-ci étaient recensés comme « travailleurs invités » (Gastarbeiter), bénéficiant d’une autorisation de séjour limitée à trois ans. De 1955 à la fin de l’immigration économique encadrée par l’Etat, en 1973, ils sont plus de quatre millions à fouler le sol allemand. Mais la plupart du temps, ces immigrés sont appelés « travailleurs étrangers », ce qui les assimile à ceux du S.T.O. (Service du Travail Obligatoire) en Allemagne pendant la guerre, autrement dit à une classe laborieuse méprisée, considérée comme inférieure. Le jeune Rainer est chargé de récolter l’argent des loyers et de repeindre les murs des chambres des différentes propriétés paternelles. Ce faisant, il se prend d’affection pour des hommes seuls et exclus. Il sera l’un des rares cinéastes allemands à évoquer à plusieurs reprises des immigrés, notamment dans Le Bouc puis Tous les Autres s’appellent Ali où ces personnages sont au premier plan. Cette veine de son œuvre prend racine dans cet épisode de sa jeunesse.

Dans Tous les Autres s’appellent Ali, on note que les conditions de vie d’Ali, que celui-ci décrit à Emmi (six hommes couchent entassés sur une pièce) et que celle-ci qualifie d’« inhumaines », ne sont pas directement filmées par Fassbinder. Tout juste voit-on Ali en bleu de travail dans son garage lors d’une séquence qui n’insiste pas vraiment sur la pénibilité de son métier. La raison à cela est que le cinéaste approche la figure de l’immigré en relation constante avec ceux qui le discriminent. Comme l’explique Ali dès la première séquence du film, les Arabes, depuis « la catastrophe de Munich » (il fait alors référence aux Jeux Olympiques de 1972 où un commando palestinien a assassiné des athlètes israéliens), ne sont «pas humains en Allemagne ». Quelques répliques plus loin, il explique qu’il vient tous les soirs au bar tenu par Barbara car il y retrouve beaucoup de collègues arabes et qu’il est préférable selon lui qu’Allemands et Arabes ne se mêlent pas : « Allemands avec Arabes, pas bon. Allemand avec Arabe, pas pareil. Au travail, Allemand monsieur, Arabe chien. » Dans la dernière partie du film, Emmi stigmatise certains comportements de son mari. D’un bout à l’autre du film, Fassbinder montre ainsi la xénophobie et le racisme qui s’infiltrent dans l’histoire d’amour entre ses personnages: discrimination intériorisée par Ali au point de se faire une raison quant à une intégration presque impossible, racisme « banal », à peine conscient chez Emmi qui blesse sans s’en rendre compte l’homme qu’elle aime. Le cinéaste montre surtout ce à quoi la relation amoureuse entre Ali et Emmi est perméable : le racisme ouvertement exprimé par presque tous les personnes qui les entourent.

Remarques sur l’Allemand approximatif d’Ali, sur la prétendue avarice des Arabes, leur perversion sexuelle, leur crasse, leur violence (« Les Arabes, c’est bombe et compagnie », dit une voisine d’Emmi) : la stigmatisation que montre le film n’en est pas une à demi-mot, bien qu’elle demeure à demi-cachée, exprimée dans les couloirs d’immeubles ou les petits commerces. Une réplique en particulier dépasse les autres en gravité, par sa portée, par l’enracinement historique du racisme qu’elle laisse deviner : une voisine d’Emmi qui a appelé la police pour se plaindre du bruit que font Ali et ses amis est déçue par la tolérance des deux policiers à l’égard de ces derniers. Elle a alors un commentaire désobligeant au sujet des cheveux longs des policiers, qui apparenteraient ceux-ci à des hippies, et regrette que l’ordre ne soit plus aussi fermement maintenu qu’autrefois. Cet « autrefois » renvoie, sans trop de doute possible, à la période nazie.


A droite : sur-cadrage dans le restaurant fréquenté par Hitler en 1929-1933

Le film compte quelques allusions plus directes à cette période : tout d’abord lorsqu’Emmi raconte à Ali que si son père voyait d’un mauvais œil son mariage avec un Polonais, c’était qu’il était dans le Parti et qu’après tout, tout le monde ou presque y était, elle comprise. Surtout, la scène où, pour fêter leur mariage, Emmi emmène Ali dans le restaurant italien qu’Hitler fréquentait régulièrement au tournant des années 1930 montre à quel point les personnages n’ont pas conscience de la violence des signes qu’ils se renvoient. Elle signale que – selon Fassbinder – les Allemands ayant vécu sous le nazisme ont moins de difficultés qu’on pourrait le croire à vivre avec ce passé, voire qu’ils en ont parfois la nostalgie. On pourrait aller jusqu’à voir dans les discriminations des personnages à l’encontre des Arabes une perpétuation de celles qui visaient les Juifs sous l’ère nazie. Car l’un des traits de la société allemande que Fassbinder a voulu saisir et dénoncer plus que tout autre cinéaste national est le manque d’une rupture assez nette avec cette période noire – soit une dynamique que Sirk, au tournant des années 1970, évoquait lui aussi en interview.

Pour Yann Lardeau, l’importance de Fassbinder non seulement dans les années 1970 mais à l’échelle d’un siècle de cinéma tient à sa confrontation à la question de la « naissance d’un peuple », qui le rapprocherait de Griffith, Ford, Eisenstein ou Rossellini. Par « naissance d’un peuple », on peut entendre ici la formation d’une mentalité, de traits nationaux, un certain rapport à l’Histoire ou encore une attitude vis-à-vis de ce qui est perçu comme étranger à la communauté nationale. Il est vrai que l’interrogation qui sous-tend bien des films du cinéaste est celle de la naissance de la démocratie en Allemagne : une naissance qui ne va nullement de soi en ce qu’elle résulte d’un traumatisme originel, le fascisme et la guerre. Sadisme amoureux (Les Larmes amères de Petra von Kant, 1972), arrivisme (L’Année des treize Lunes, 1978, Lola, une Femme allemande, 1981), mépris de classe (Le Droit du plus Fort, 1975) et donc racisme sont autant de manifestations d’un état social et psychologique du pays, d’une violence de tous sur chacun dont Fassbinder fait remonter les origines – ou du moins situe le point de plus forte intensité – à la période nazie.

Fassbinder reproche en quelque sorte aux Allemands, traumatisés par l’expérience fasciste, de n’avoir jamais fait le deuil d’Hitler, d’avoir fuit – à travers la consommation de masse et la quête des biens matériels – la question de leur adhésion au nazisme et d’avoir évité ce travail de deuil par leur renoncement à leur identité culturelle, à leur héritage romantique. L’illustration la plus célèbre de ce renoncement est une scène du Mariage de Maria Braun montrant l’héroïne qui, au marché noir, préfère à des livres de Kleist une robe pailletée qui lui permettra d’aller séduire des G.I’s dans le bar de la ville et ainsi de subsister auprès d’un homme à même de l’entretenir.


Fassbinder et Hanna Schygulla sur le tournage du Mariage de Maria Braun (1978)

Yann Lardeau résume ainsi le rapport de Fassbinder à l’Allemagne de son temps : « La négation de la personne, la destruction de l’individu, sa soumission à un ordre abstrait, collectif et anonyme, sa chosification comme le rejet de l’Autre, l’assujettissement de l’opinion à la vérité du jour dictée par les médias, une police pas très regardante sur les moyens et qui s’estime au-dessus de la loi, un Etat prêt à remettre en cause ses fondements démocratiques sitôt que ceux-ci tremblent sous la poussée d’une guérilla urbaine [référence à la période de violences opposant les forces de l’ordre à l’APO, l’Opposition extra-parlementaire, et marquée par le terrorisme d’extrême gauche de la Fraction Armée Rouge, où des lois sont promulguées qui limitent les libertés civiles et élargissent les prérogatives de l’exécutif], qui encourage la délation, ces traits caractérisent davantage un régime totalitaire qu’une démocratie. »

Dans les relations entre citoyens et Etat comme entre individus, « l’héritage » du nazisme se perçoit selon Fassbinder dans ce droit du plus fort (c’est le titre de son film de 1975), cette tendance à humilier et/ou à exploiter l’autre, ainsi que dans la peur comme déclencheur de l’exclusion. Le cinéaste, dans plusieurs œuvres dont Tous les Autres s’appellent Ali, décrit l’infiltration de ces dynamiques délétères jusque dans les relations amoureuses, là où Tout ce que le Ciel permet de Douglas Sirk ne montrait qu’une seule dynamique : le couple contre son environnement social, avec comme issue finale une « simple » exclusion volontaire des amants. Il est insuffisant de ne voir dans Tous les Autres s’appellent Ali qu’une dénonciation du conformisme et des préjugés racistes.

La dynamique mélodramatique de l’entrave y est double : dans la relation du couple à son entourage donc, mais également au sein même du couple. Fassbinder montre en effet une sorte de plaisir masochiste qu’il y a à être observé par les autres. La preuve en est que dès lors que les amants sont seuls entre quatre murs ou partent en vacances loin des autres (dans une ellipse qui laisse deviner, au vu du retour des personnages, que quelque chose s’est alors brisé entre eux), leur couple perd une force qui semblait donc ne pouvoir se construire que dans la crainte, dans l’adversité. Dès lors que celle-ci faiblit, l’humiliation (l’épisode où Emmi invite ses amies à boire le thé en présence d’Ali qu’elles stigmatisent) et l’exploitation (Ali demande une grosse somme d’argent à Emmi pour la perdre au jeu) viennent saper la relation. Pour Fassbinder, ce sont presque là des fatalités, qu’il met en avant par l’artificialité des tournants narratifs qu’autorise le genre mélodramatique.

Ce que le mélodrame permet à Fassbinder de mettre en avant et de dénoncer dépasse donc le cadre de l’Allemagne et peut être extrapolé à toute société fondée sur le même système économique capitaliste. La vision critique de l’amour que Douglas Sirk lui paraît livrer dans ses films correspond aux préoccupations que Fassbinder exprime : « Peut-on comprendre [à travers l’histoire des Amants de Salzbourg de Sirk] que l’homme dans cette société n’est O.K. pour cette société que s’il court toujours après quelque chose, comme un chien, la langue pendante ? Pendant ce temps il s’en tiendra pourtant aux normes qui lui permettent de rester utilisable. D’après les films de Douglas Sirk, l’amour me semble être davantage encore le meilleur, le plus insidieux et le plus efficace instrument de l’oppression sociale. »

Le fait que Fassbinder se dise « davantage encore » suspicieux vis-à-vis de toute relation amoureuse laisse supposer qu’il projette sur les films de Sirk une vision toute personnelle dont il est pourtant difficile de trouver des équivalents, par exemple, dans Tout ce que le Ciel permet. Si celui-ci met en scène une dépendance au moins momentanée de son héroïne Cary aux autres représentants de sa classe sociale et à des enfants qui finissent par l’abandonner, il ne montre pas de mécanique destructrice à l’oeuvre au sein du couple, présenté in fine comme un refuge chaleureux loin de la société. Fassbinder, lui, dénonce une double dépendance qui correspond à ce qu’on nommait précédemment « double entrave » : une dépendance des individus par rapport à la société et une dépendance dans laquelle ils sont les uns par rapport aux autres dans leurs relations amoureuses et qui les rend malheureux.

Le cinéaste l’annonce dès le début de sa filmographie : L’Amour est plus froid que la Mort (1969). Comme l’explique Pierre-Simon Gutman, l’amour serait pour le cinéaste le sentiment, le mythe que la bourgeoisie a transformé en arme, forçant ses propres conventions et son mode de vie à travers cette notion romantique, entre autres par les idées d’amour exclusif et de cellule familiale. Bien des films de Fassbinder comportent ainsi une dénonciation de cette « oppression se servant des sentiments », des implications d’une relation amoureuse qui demeure selon lui un rapport de forces. Ainsi le cinéaste déclarait-il à son propre sujet à André Müller : « Je préférerais ne plus être fixé sur une seule personne, parce que cela crée de nouvelles dépendances ; je deviens moi-même dépendant, et je rends l’autre dépendant. L’un comme l’autre, c’est effrayant. »


El Hedi Ben Salem (Tous les Autres s’appellent Ali) et Günther Kaufmann (Le Mariage de Maria Braun) : acteurs/amants de Fassbinder

De fait, la vie de Fassbinder est émaillée de nombreuses relations amoureuses tumultueuses, dont certaines monographies font leur cœur, y voyant des sources d’inspiration essentielles de ses films voire des « excuses » à certains tournages. Le cinéaste aurait multiplié les projets avec l’acteur noir Günther Kaufmann pour maintenir celui-ci éloigné de sa femme et de ses enfants puis aurait fait plus ou moins de même avec El Hedi ben Salem, l’interprète d’Ali. Des mois après que celui-ci a quitté son ménage hétérosexuel pour Fassbinder, le cinéaste, ayant mis fin à leur relation, subira l’ire de son ancien amant, parfois jaloux jusqu’à proférer des menaces de mort (Ben Salem sera bel et bien emprisonné pour une rixe, bien que non liée Fassbinder, et se suicidera en prison).

La phrase « Das Glück ist nicht immer lustig » (« Le bonheur n’est pas toujours heureux ») nous en avertit dès le début du film : quelque chose viendra pervertir le bonheur des amants. Comme évoqué précédemment, le « quelque chose » n’est pas seulement la pression des autres mais également une dimension par essence autodestructrice du couple que Fassbinder commentait ainsi : « Chaque fois que deux personnes se rencontrent et s’engagent dans une relation, la question qui se pose est : qui domine qui ? D’après mon expérience, les gens sont toujours à la recherche de quelqu’un qui endosse le rôle du père ou de la mère. Quand cela m’est arrivé, j’ai joué pendant un certain temps au père ou à la mère. Je l’ai fait volontiers, bien sûr : j’éprouvais du plaisir à dominer l’autre. Puis, le temps est venu que je réfléchisse à ce que j’avais fait ; cela m’a rendu triste et j’ai mis fin à cette dépendance. Les gens n’ont pas appris à aimer. »

Cet apprentissage manquant évoqué dans la dernière phrase suppose bien une responsabilité de la société. On – l’Etat, la société – n’a pas appris aux gens à aimer. Fassbinder lie à l’amour comme rapport de force et de dépendance une société qui empêche l’amour d’être autre chose qu’un système d’exploitation. En consacrant toute une dernière partie de Tous les Autres s’appellent Ali à la mise en lumière de ces thèmes et non plus d’un racisme « miraculeusement » évaporé, le cinéaste offre matière à réflexion à son public quant aux causes multiples et profondes du semi-échec du couple Emmi-Ali. Jamais les idées de Fassbinder ne sont formulées dans le film en des termes précis, à la hauteur de leur complexité. Pour des raisons de vraisemblance évoquées précédemment (cf. notre commentaire sur l’élocution des personnages), les mots demeurent simples et c’est au spectateur de tirer de situations suscitant l’émotion une matière à réflexion sur la société de son temps et sur des thèmes plus vastes tels que ceux de l’amour et du couple.


Fassbinder sur le tournage de Tous les Autres s’appellent Ali

Créer une forme qui amène suffisamment de distanciation mais demeurer accessible dans le contenu est ce que le mélodrame permet à Fassbinder et une démarche qu’exemplifie Tous les Autres s’appellent Ali. Elle repose sur une idée que se fait le cinéaste de son rapport au public, dont on verra qu’elle débouche sur un certain idéal de cinéma, à la fois proche et lointain du système hollywoodien qui plaisait tant à Fassbinder et qu’a connu Douglas Sirk.

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Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

Courte-Focale.fr : Le mélodrame comme outil d'un cinéma politique, de Sirk à Fassbinder (première partie)

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