Fassbinder et le mélodrame « éveillé »

REPRENDRE ET EXACERBER : RÉFLEXIONS SUR LA FORME DE TOUS LES AUTRES S’APPELLENT ALI

Il semble que l’enseignement que Fassbinder tire du cinéma hollywoodien de Sirk puisse être résumé à celui d’une plus grande simplicité, d’une linéarité dans le récit, qui doit se débarrasser de tous les aspects « alambiqués », parfois mystérieux qu’il pouvait avoir dans les premiers opus du réalisateur (particulièrement L’Amour est plus froid que la Mort et Les Dieux de la Peste, 1969). Fassbinder semble même vouloir atténuer l’ironie ou le pessimisme qui émanent de ses scénarios. L’histoire de Tous les Autres s’appellent Ali était déjà contenue « en germe » dans Le Soldat américain (1970), où un personnage de femme de chambre joué par Margarethe von Trotta raconte un fait divers. Une femme allemand aime un émigré turc plus jeune qu’elle, mais un jour, on la découvre étranglée avec, sur le cou, l’empreinte d’une chevalière portant l’initiale A. Son ami, Ali, est emprisonné tout en ayant cherché à clamer son innocence. « Pourquoi veut-on absolument qu’il soit coupable puisque, pour les Allemands, tous les Turcs s’appellent Ali ? » interroge le personnage. Le titre de travail du film de 1974 était d’ailleurs « Tous les Turcs s’appellent Ali ».

En 1973, soit un an avant la réalisation du film, Fassbinder expliquait en interview qu’il voulait dépasser le pessimisme que lui avait inspiré le fait divers : « Aujourd’hui, ce que je veux montrer, c’est comment on peut se défendre et y arriver malgré tout. Aujourd’hui, j’en viens à croire que si l’on ne fait que reproduire ces modèles déprimants, on les renforce. C’est pourquoi il faudrait plutôt présenter ces modèles dominants, avec une telle évidence que tout le monde en prenne conscience, et montrer qu’on peut les dépasser. »

Les propos du cinéaste justifient déjà une dimension du qualificatif « éveillé » qu’emploie Pierre-Simon Gutman au sujet du mélodrame fassbindérien : il s’agit, à travers une certaine élaboration du scénario, d’éveiller le public à des traits de société que Fassbinder qualifie ici de « modèles dominants ». Une plus grande simplicité de recherchée implique aussi de choisir des sujet qui se rapprochent de la réalité sociologique des spectateurs : le couple, le travail, la maladie, la mort, traités avec beaucoup de dépouillement. Egalement, Fassbinder, avec Tous les Autres s’appellent Ali, tient à amener un changement de taille par rapport à son « modèle sirkien » : un changement social. Il explique en entretien : « La plupart des mélodrames sont fixés sur une problématique qui intéresse la bourgeoisie. Ce qui est très mensonger et très mystificateur. Il faut partir à la recherche des mélodrames que vit le prolétariat, non de ceux que la bourgeoisie se plaît ou s’excite à lui imaginer vivre. »

Peut-être le cinéaste fait-il allusion ici à une thématique récurrente du genre, celle de l’ascension et de la chute dans l’échelle sociale, qui peut donner l’impression de « flatter » la bourgeoisie en maintenant comme horizon de l’intrigue une réussite matérielle dont elle jouit, elle (d’où le qualificatif « mystificateur »)… Pour autant, il faut opposer aux propos de Fassbinder le fait que l’outsider ait été, de tout temps, une ressource narrative consacrée du réalisme fictionnel et que bien des mélodrames (certes plutôt asiatiques, avec notamment Yasujiro Ozu et Kenji Mizoguchi, dont il est possible que Fassbinder n’ait pas vu les films, exportés tardivement en Occident) se centrent sur des classes défavorisées sans recourir à un schéma ascensionnel. De plus, le statut social des héros de Tous les Autres s’appellent Ali amène une déficience au moins dans la faculté d’articulation verbale (les phrases d’Emmi sont toujours d’une grande simplicité et Ali s’exprime dans un allemand très approximatif que l’on retrouve dans le titre original « Angst essen Seele auf », littéralement « Peur dévorer Âme ») qui invite le spectateur à prendre conscience de sa position par rapport à ce qu’il suit à l’écran: celle d’une intelligence supérieure de la situation par rapport aux personnages qui vivent celle-ci. En cela, Tous les Autres s’appellent Ali ne rompt pas autant que Fassbinder veut le croire avec les schémas classiques du mélodrame.

En revanche, en choisissant une comédienne nettement plus âgée que Jane Wyman (Brigitte Mira a soixante-quatre ans au moment du tournage, contre trente-sept pour Wyman dans le film de Sirk) et un acteur marocain, El Hedi ben Salem, Fassbinder aiguise le conflit et augmente par rapport à Tout ce que le Ciel permet le nombre de tabous à briser pour ses amants. C’est là un premier aspect de la radicalisation de son approche du genre : Fassbinder charge les personnages. Pour autant, les différences entre Emmi et Ali ne doivent pas faire oublier ce que les protagonistes ont en commun : les souvenirs d’un passé révolu et difficile (Emmi a déjà connu une discrimination, certes moins violente, due à son union avec un travailleur immigré polonais au lendemain de la guerre), une condition prolétarienne (Ali est mécanicien, Emmi a honte de révéler à Ali qu’elle est femme de ménage), une solitude…

La radicalisation qu’amène Fassbinder par rapport à Sirk prend deux principaux aspects : une élaboration extrême et antinaturaliste de l’image et une clarté narrative qui glisse vers le schématisme. Il est peu évident d’analyser l’une séparément de l’autre tant les deux se soutiennent mutuellement. La simplicité avec laquelle est mené le récit laisse au spectateur le loisir d’apprécier pleinement la composition des plans et le sens qui en émane. Réciproquement, le symbolisme de la forme ajoute un niveau de lecture au récit, signale en permanence la présence de l’artiste-orchestrateur (une différence nette de Fassbinder par rapport au cinéma classique hollywoodien tient à ce goût de « faire sentir la caméra »). Il semble ainsi pertinent, plutôt que de traiter une dimension séparément d’une autre, de ponctuer une analyse narrative de remarques sur les aspects plastiques et sonores du film.


L’épicier raciste

Tous les Autres s’appellent Ali est un film qui s’efforce constamment d’aller à l’essentiel, quitte à donner l’impression d’imposer avec violence des données au spectateur : les proches d’Emmi sont tous racistes, partout (à l’exception de policiers et d’un logeur plus tolérants) les personnages buttent sur les mêmes obstacles, les immigrés développent de sérieuses pathologies, le nazisme a laissé des marques profondes dans les mentalités nationales (on y reviendra), etc. L’intrigue se concentre sur les deux personnages centraux, les dialogues sont d’une grande simplicité, les décors souvent déserts, les couleurs franches : on comprend que Cyril Béghin évoque un « schématisme » global comme moyen d’un impact émotionnel décuplé sur le spectateur. Pour l’analyste, cette simplicité radicalisée par rapport à celle qui séduisait Fassbinder chez Sirk se place au service d’un constat sociétal sans appel qui l’oppose précisément à Tout ce que le Ciel permet. Là où celui-ci cherchait souvent la nuance, par exemple à travers le personnage secondaire de la fille de l’héroïne, Fassbinder oppose pureté sentimentale et caricature agressive des relations sociales dans une alternance constante de tranches de récit rattachées à l’une ou l’autre. L’opposition est si franche qu’il est impossible d’y échapper, semble nous dire le cinéaste, là où une utopie persistait chez Sirk.

Le schématisme est donc double : il touche les personnages autant que les articulations du récit. L’épicier raciste, les voisines médisantes et Katharina, la cliente vulgaire du bar – dont on évoquait déjà plus haut le physique souvent ingrat – sont autant de profils proches du « cliché » que la mise en scène nous fait contempler dans tout ce qu’ils ont d’agressif, comme pour décupler notre ressenti de l’impact qu’a leur méchanceté sur les protagonistes :


Katharina insulte Emmi et l’amie de celle-ci découvre Ali

Ali et Emmi eux-mêmes ont une certaine conformité aux clichés qui peuvent être rattachés à leurs profils sociaux respectifs. Fassbinder semble pointer celle-ci comme une preuve de la profondeur avec laquelle des dynamiques sociales délétères (jugement envers l’autre et repli identitaire sur soi) imprègnent les individus : ainsi Emmi veut-elle manger dans le restaurant favori d’Hitler avec Ali qui ne réagit pas et valide ainsi tacitement sa soumission à « l’héritage raciste » de l’Allemagne. Plus tard, elle invite ses collègues à tâter ses muscles et devient ainsi momentanément la « couguar » à forte libido que ses collègues la soupçonnaient d’être. Elle justifie à ces dernières la mauvaise humeur d’Ali par une « mentalité étrangère » et retient comme « leur » chanson, à Ali et elle, « Toi, Noir bohémien ». Comme l’écrit Béghin, « Les personnages n’ont aucune idée de la brutalité des signes dans lesquels ils sont pris et qu’ils perpétuent. (…) Le mélodrame est ainsi doublement distancié, par la violence et la caricature quasi satirique de ceux qui s’opposent à l’histoire d’amour, mais aussi par l’adhésion réitérée des protagonistes à ce qui entrave leur histoire. »

A une non-évolution des personnages, qui demeurent souvent limités aux clichés que l’on rattacherait à eux au premier abord, correspond un statisme des corps que viennent souligner la fixité et la longueur inhabituelle de certains plans. Régulièrement, la caméra s’attarde « trop longtemps » sur des visages et des silhouettes. Ces ralentissements viennent ainsi contrebalancer la simplicité narrative pour laquelle opte Fassbinder: si le récit avance de manière linéaire, il « s’embourbe » régulièrement, vient chercher une expression hébétée sur le visage d’un personnage secondaire (principalement Barbara) ou nous laisser le temps de mesurer la douleur que provoque chez les amants (principalement chez Emmi) une agression verbale par autrui. Dans ce dernier cas, on retrouve exactement les motifs de la femme à la fenêtre et du visage féminin ému que convoquait déjà Tout ce que le Ciel permet. Une fois de plus, Fassbinder en amplifie simplement la résonance à l’échelle du film – ici par la durée des plans.


Barbara hébétée par un couple inhabituel et Emmi blessée par ses collègues

Le statisme des corps – comme possible renvoi à l’inertie des préjugés racistes et à l’intensité de la haine dont Emmi et Ali font l’objet – est renforcé par des éléments de mises en scène qui « oppressent » les personnages. On trouve chez Fassbinder des sur-cadrages en plus grand nombre encore que chez Sirk. La cuisine d’Emmi est déjà étroite au point que celle-ci se faufile avec difficulté dans l’espace situé entre son plan de travail et la chaise où est assis Ali, mais Fassbinder renforce le sentiment d’inconfort (et ce jusque dans l’espace d’intimité du personnage, dérangé à plusieurs reprises par des « amies » ou des voisins curieux) en filmant à plusieurs reprises les amants dans l’encadrement d’une porte. Lorsque la voisine surprend les amants ou quand Emmi est rejetée par ses collègues de travail, le jeu avec le grillage d’une fenêtre ou les barreaux des escaliers emprisonne littéralement les victimes. Souvent, des corps regardants se situent en amorce des plans, réduisant l’espace laissé au regardé (notamment dans la scène où, après leur nuit ensemble, Emmi se sent agressée par le regard de l’homme plus jeune et plus beau). Enfin, il arrive qu’Emmi et Ali soient séparés à l’image par des individus méprisants dont les corps viennent se situer entre les deux leurs, présents au premier plan.


Entraves visuelles : sur-cadrages, amorce intimidante et « composition-obstacle »

Le statisme des personnages définit souvent des zones dont l’hostilité des regards suffit à signaler qu’il est dangereux d’y pénétrer. C’est le cas avec les employés du café (images en bas à droite ci-dessus et à droite ci-après), qui regardent tous leurs clients de loin sans qu’aucun ne fasse un geste pour venir les servir. Les enfants d’Emmi, lorsque celle-ci leur présente Ali, sont situés ensemble dans le champ, là encore forts en nombre par rapport aux deux victimes auxquelles ils font face. Le principal décor du film, le bar tenu par Barbara, tout en longueur, est organisé spatialement d’une manière qui est posée dès la scène d’ouverture : le fond de la salle est réservé aux clients fidèles tandis qu’Emmi demeure près de l’entrée, intimidée. Les déplacements des personnages liés à un tel espace amènent des « longueurs », dérangeantes de la même manière que les plans « trop longs » évoqués plus haut. Le temps qu’il faut à Barbara pour venir prendre une commande d’Emmi ou celui qu’il faut à celle-ci et Ali pour aller danser aux yeux de tous est laissé à l’expression de la désapprobation des personnages secondaires, permet au spectateur de faire attention à ces regards qui ne cachent jamais leur hostilité. En filmant avec insistance de tels « murs d’yeux », Fassbinder met le spectateur face à la violence d’une intolérance trop ouvertement exprimée :


Statisme et regards uniformément dirigés : une désapprobation silencieuse

Pareil statisme laisse le temps à l’observation et met ainsi en valeur le travail des couleurs et des matières. Selon Cyril Béghin, « Les images de Tous les Autres s’appellent Ali sont souvent « lumineuses », elles imposent le sentiment d’une clarté en aplat du moindre objet, détail de tapisserie, éclat mouillé dans les yeux : la présence des choses et des êtres est aussi aiguë que la bêtise des personnages. » Cette tendance doit notamment aux éclairages qui ne cachent pas leur caractère artificiel et par lesquels Fassbinder tente de trouver les gammes chromatiques qui peuvent rappeler l’aspect artificiel du Technicolor hollywoodien et les films de Sirk. La symbolique des couleurs, que l’on trouvait déjà chez ce dernier, est elle aussi un outil de renforcement de l’impression d’inconfort général que procurent l’histoire et les éléments formels précédemment évoqués. L’éclairage rouge de la piste de danse du bar signale sans équivoque l’amour naissant entre Emmi et Ali, tandis que le jaune, fréquemment utilisé, dégage une acidité qui, selon Béghin, peut renvoyer dans le dernier temps du film – où il prend une place croissante, à partir de la scène du café en plein air – au compromis d’Emmi avec ceux qui l’ont dénigrée.

Entre des personnages si statiques, dont la composition des plans entrave encore largement le mouvement, il semble que seuls puissent évoluer les rapports d’amour ou de forces. Tout va très vite chez Fassbinder : on fait l’amour le premier soir, la demande en mariage semble faite quelques jours plus tard, les figures secondaires affichent rapidement et sans détour leur mépris, des fondus au noir amènent des ellipses à la temporalité floue et les basculement d’une situation à l’autre sont abrupts. Là encore, Fassbinder radicalise : s’inspirant du moment de Tout ce que le Ciel permet où, après avoir quitté Ron pour les siens, Cary se trouvait progressivement délaissée par eux, le cinéaste allemand fait tenir un basculement du tout au tout en quelques minutes. Comme si le vœu formulé par une Emmi en pleurs s’était miraculeusement réalisé, son entourage semble soudain plus tolérant à son retour de vacances. Le spectateur sait bien sûr que ce sont le pragmatisme et l’exploitation de l’autre qui font simplement taire le racisme pour un temps. Mais ce que Béghin qualifie de véritable « torsion » du récit a également pour effet de souligner ce qui change en Emmi : dès lors que l’opposition avec les autres diminue, c’est comme si elle repassait automatiquement de leur côté, face à Ali, l’étranger, qu’elle n’hésite plus à stigmatiser elle aussi pour son goût pour le couscous ou sa « mentalité étrangère ».

Un tel schématisme des situations et de leurs articulations se retrouve également à la toute fin du film. Il faut une réplique idéaliste d’Emmi (« Ensemble, nous sommes plus forts ») pour renforcer l’impression d’un « coup du sort » qui frappe Ali d’un infarctus. En situant l’événement au même endroit et dans la même situation que ceux qui marquaient la rencontre des amants en début de métrage, Fassbinder brise un effet de symétrie récurrent dans le cinéma hollywoodien classique (on ne le trouve pas dans Tout ce que le Ciel permet pour autant). Le retour de l’idylle est donc un espoir brisé pour le spectateur, et seul les derniers propos d’Emmi (elle dit qu’elle peut guérir Ali sur le long terme si elle se donne du mal) ménagent un petit espoir, loin de la nature apaisante qui, à la fin du film de Sirk, laissait au moins envisager une fuite en marge de la société intolérante comme « moindre mal » pour les héros. Surtout, les propos sans appel du médecin frappent par la fatalité socio-psychologique qu’ils formulent : « Ça arrive souvent chez les travailleurs étrangers. Le stress particulier qu’ils subissent. Il y a peu d’espoir. On ne les laisse pas faire de cure. On les opère et six mois plus tard il y a un nouvel ulcère. Il va guérir et, dans six mois, il sera de nouveau ici. »

On mesure à quel point, dans une fin qui combine à ce point schématisme des articulations narratives (qui prolongent radicalement les « péripéties mélodramatiques » de l’Hollywood classique), effets formels de distanciation (les personnages sont vus en reflet dans un miroir, autre motif repris de Sirk) et dialogues sans équivoque, la stylisation exacerbée du film de Fassbinder vise non seulement à susciter l’émotion chez le spectateur mais également à mettre celui-ci face à une réalité observable au moment de la sortie du film : le sort de ceux qu’on appelle les travailleurs immigrés. Le mélodrame est donc « éveillé » en ce qu’il met en lumière, par une histoire resserrée autour de quelques personnages et largement stylisée dans sa forme, des dynamiques qui traversent la société dans laquelle il prend place.

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Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

Courte-Focale.fr : Le mélodrame comme outil d'un cinéma politique, de Sirk à Fassbinder (première partie)

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