Sur les routes de Clint Eastwood [2]


Si Eastwood a réalisé assez peu de westerns ou road movies, le motif de la route semble toujours inspirer le développement de ses personnages. À travers sa persona, c’est-à-dire la figure par excellence du passeur, il peut explorer les thèmes du voyage initiatique ou encore s’intéresser aux marges de nos sociétés post-modernes. Retour sur une filmographie jalonnée par ces obsessions fascinantes.

EASTWOOD – LE CINÉMA DE LA ROUTE

Dans les années 50, le western connaît un tournant majeur particulièrement visible chez John Ford : le manichéisme d’antan est remplacé par une remise en question du modèle américain, les Indiens ou Mexicains ne sont plus les vilains à abattre. Dans L’Homme qui tua Liberty Valance, ce sont même les propriétaires terriens blancs qui représentent la corruption et le vice ; on nous y montre que l’histoire des États-Unis s’est structurée autour de mythes, c’est-à-dire un ensemble de représentations collectives, et que tout mythe se nourrit d’une réalité falsifiée ; cette démonstration animera aussi le Mémoire de nos pères d’Eastwood. Mais le western nous ancre dans une époque datée et n’est pas le plus apte à interroger des problématiques actuelles. Pour interroger le pays de l’oncle Sam, voire mettre en cause son modèle, il fallait bien les road movies, plus aptes à dépeindre le monde post-moderne. Le cinéma de la route, de la conquête ou de l’errance présente un apport évident face à ses ancêtres : on voyage grâce à des engins motorisés et non plus à dos de cheval. Easy Rider, le film fondateur du road movie est considéré par les théoriciens comme un véritable manifeste du genre. Le film prend place à la fin des années 60, en pleine période contestataire contre la guerre du Vietnam. Il deviendra un emblème des beatnicks puis de la génération hippie, et s’inscrira dans la contre-culture américaine dont les membres rejettent le conservatisme de leurs aînés. Ainsi, le ton monte et la forme de ces films – films d’auteur inspirés de la Nouvelle vague – se veut plus libertaire et tente de rompre le lien avec les origines. On s’accorde donc généralement pour affirmer que le road movie est né politique, se distinguant du simple récit de voyage. Et pourtant, le drapeau des États-Unis est bien cousu sur les vestes en cuir des motards d’Easy Rider, l’imagerie américaine est vivace ! En tant qu’européens, nous sommes bien familiers de l’anti-américanisme, redoutant particulièrement leur caractère interventionniste. Néanmoins, on doit bien admettre que nous rêvons, à l’instar des protagonistes de la plupart des road movies, de traverser la Californie en voiture. Le paradoxe est le suivant : à travers des œuvres qui appuient la contestation, on continue tout de même de transmettre l’American Way of life ; et ne serait-ce pas la quintessence du cinéma eastwoodien de faire revivre les fantômes du passé sans toutefois forcer sur des instincts passéistes ?

Le genre ne se contenterait donc pas de représenter le voyage initiatique de personnages qui appartiennent au monde moderne, le tout ornementé d’outils technologiques et de bolides surpuissants ; il soulignerait aussi le refus de ses protagonistes de vivre dans notre société et d’en accepter les dérives. On ne pourrait donc pas faire des voitures un simple remplaçant du cheval westernien sans les appesantir d’une lourde symbolique. De nos jours encore, ce registre contestataire se distingue dans quelques œuvres populaires auprès du grand public : on pense notamment à Into the Wild où le personnage prend sa voiture pour fuir le monde moderne et revendique à plusieurs reprises son aversion pour le système capitaliste. Évidemment, le road movie est désormais très diversifié et il serait réducteur de le réduire au cinéma contestataire, mais on remarque que ses productions made in US permettent presque toujours moult interrogations sur la culture américaine.
Si la carrière d’Eastwood a explosé grâce au western et qu’il a profité de L’Homme des hautes plaines, Josey Wales hors-la-loi, Pale Rider, le cavalier solitaire puis Impitoyable pour rendre hommage au genre ; on est donc plutôt tenté de rapprocher son œuvre du road movie (et nulle surprise alors qu’il ait été désapprouvé par John Wayne). On pense à L’Epreuve de force (The Gauntlet), film policier de 1977 qui se mue vite en course poursuite mais il faut surtout rappeler que parmi ses plus beaux films figurent deux road movies : Honkytonk Man et Un Monde parfait ; le dernier en date, La Mule ne manquant pas non plus de nous faire emprunter les routes rurales. La plupart des œuvres du cinéaste se cristallisent autour de personnages façonnés par la route : des voyageurs, des militaires, des êtres en errance. Dans Sur la route de Madison, Robert est un photographe itinérant, dans Sully, on suit un pilote d’avion, dans Josey Wales, le mari éploré poursuit les voies de la vengeance, etc. Les lieux et objets clés de ses films renvoient également au voyage, on pense à la Gran Torino ou au 4×4 flambant neuf d’Earl Stone qui deviendra même le lieu principal de l’intrigue. Nombreux sont les films du grand Clint à témoigner d’un parcours initiatique qui serait mêlé à une lecture politique du monde. En évolution physique ou spirituelle, les personnages eastwoodiens sont mis en mouvement parce qu’ils se sont heurtés à la déchéance de leurs idéaux ; ils sont toujours en quête d’un « ailleurs » après avoir vécu soit une déception existentielle soit un traumatisme éprouvant.

Des personnages passeurs

« L’onde de choc qui atteint le comté de Madison met en mouvement une femme qui se dit que, peut-être, elle n’est pas prisonnière de son mariage. Ça semble peu, mais c’est en fait énorme. » Bouquet, Stéphane, Clint fucking Eastwood.

Francesca (Sur La Route de Maddison) n’ira pas jusqu’au bout de sa démarche mais aura tout de même éprouvé sa liberté durant quatre jours et bravé un interdit : l’adultère. Même si le dénouement n’est pas tout à fait en sa faveur, le spectateur peut tout de même y ressentir un plaisir cathartique. Sur le modèle d’un certain nombre de mélodrames (Titanic par exemple), le film met en scène des personnages opposés mais complémentaires qui se réalisent à la rencontre de l’autre et qui expérimentent leur capacité de faire des choix. Cela se vérifie dans notre filmographie car ceux qui étaient prisonniers d’une structure s’en libèrent presque systématiquement (on retrouve les instincts libertariens du cinéaste). La tragique fin de Million Dollar Baby sera une forme de catabase, descente aux Enfers décisive pour la formation du héros, scellant le « gain dans la perte » avec la mort de Maggie. In fine, son existence sera remémorée et son histoire respectée, lui permettant de renaître à travers l’imaginaire collectif, une fois canonisée par ses pairs (et son père en la figure de l’entraîneur). Si le fugitif, le cowboy errant, le vétéran ou le retraité désabusé qu’Eastwood choisira presque toujours d’incarner lui-même à l’écran, peuvent générer de tels électrochocs, on se demande si ce n’est pas justement grâce à leur expérience du voyage. La figure du passant, porteuse d’un long héritage cinématographique, serait le meilleur vecteur de transmission. N’y aurait-il alors qu’un pas du passant au passeur ?

Du passant au passeur : la transmission

La thématique de la passation de savoir est omniprésente, du Maître de guerre (The Heartbreak Ridge) à American Sniper. Dans ce dernier, Chris Kyle décide de quitter son poste de sniper pour rejoindre la position des Marines qui se battent au sol, exposés à de plus grands dangers que lui. Son objectif est de leur transmettre son expérience et ainsi d’opérer à une véritable complémentarité des compétences. De simple observateur par le biais de jumelles, il accède ainsi au rôle de professeur actif et nous rappelle le vétéran de The Heartbreak Ridge, le sergent Tom Highway qui prend la tête d’un peloton de jeunes recrues écervelées. Dans Lettres d’Iwo Jima, la trace écrite restaure la mémoire oubliée et ce, du simple fait de son fil rouge : les lettres retrouvées enterrées sur l’île dans les années 2000. À noter que le film est inspiré du livre éponyme de Kumiko Kakehashi, écrit suite à cette découverte archéologique majeure. Que ces émouvants souvenirs émergent au XXI e siècle seulement n’est pas étonnant, la défaite japonaise étant devenue honteuse, les rares vétérans existants ne l’évoquaient que rarement, laissant cette période de l’histoire nipponne dans l’ombre. Le travail sur la mémoire déjà entrepris dans Mémoires de nos pères (Flags of our Fathers) qui dévoilait la manière dont les faits peuvent être travestis est ici abordé de manière différente : le traitement est moins sociologique que psychologique. L’enjeu principal du film est de faire revivre avec émotion mais pudeur le quotidien de soldats oubliés ; le lien avec la famille restée au pays est ainsi renoué. Les soldats savaient qu’ils ne reviendraient pas au pays, aussi c’est sous cette forme que leurs souvenirs revivent et que leur expérience est extirpée du néant. On note qu’un vétéran américain, ému après avoir vu le film d’Eastwood décida de restituer aux familles japonaises des lettres qu’ils avaient trouvées à Iwo Jima (il était de tradition de garder tous les objets trouvés en trophées de guerre), l’oeuvre de se révéler performative. Durant tout le film, notre horizon d’attentes semble paradoxal car on connaît l’issue tragique de la guerre et principalement le carnage de cette bataille mais pourtant, on ne peut s’empêcher d’attendre un acte exutoire. S’il est évident qu’il ne s’agira pas de la survie des héros, on devine donc que cet horizon est étroitement lié au destin des lettres : tout chez Eastwood devient une question d’héritage et de transmission. Ainsi, L’Homme des hautes plaines, Pale Rider, Impitoyable et même Sur la Route de Madison explorent le thème de l’étranger qui vient bousculer l’esprit d’individus sédentaires. Du passant au passeur il n’y aurait qu’un pas, le passant comme Robert Kincaid arrive avec ses bagages et repart en laissant son hôte plus complet qu’il ne l’était avant. Nous pourrions aussi citer Space Cowboys ou Bronco Billy dont le personnage principal est propriétaire d’un spectacle itinérant. D’autres films traitent moins de cette opposition entre individus figés que du besoin de laisser une trace de soi sur Terre : on pense à Million Dollar Baby où l’unique but de Maggie est d’accéder à la postérité et de devenir une championne de boxe.

Transmettre un héritage

On observe néanmoins des cas particuliers où la passation d’un individu à l’autre est rendue impossible. C’est le cas de Mystic River et de L’Echange (Changeling), qui s’avèrent probablement pour ces raisons plus éprouvants encore que Million Dollar Baby. Si l’obscurité et le tragique nous y semblent aussi écrasants, ce n’est donc pas à cause du décès d’un personnage mais bien parce que les victimes sont des enfants et qu’on ne pourra trouver réconfort au delà de la perte. De cette manière, toute tentative de passer le relais à la jeune génération est détruite et le spectateur ne voit aucune issue pour les personnages voués à l’autodestruction. Cela nous rappelle Josey Wales qui a perdu son fils mais qui prend un jeune homme sous son aile après ce traumatisme. Il assistera in fine à sa mort, ce qui ravivera l’échec précédent. On comprend alors pourquoi son personnage refuse de se fixer dans quelque communauté que ce soit : condamné à l’échec il ne transmettra ses valeurs que par le fait de voyager et ne le fera donc pas dans le cadre familial, par une filiation de sang ou d’adoption. Le seul moyen pour Josey Wales de vivre est donc de se déplacer sur le territoire, le destin semble le condamner à ce mouvement perpétuel puisqu’il ne lui est pas permis de faire don de soi à travers une descendance. Pour Invictus, l’héritage est hypertrophié puisqu’on parle d’héritage d’une nation tout entière que Mandela a, en quelque sorte, fait naître. Ce père de la nation ouvre sa population aux échanges interculturels en accueillant le championnat du monde de rugby. On devine que cela permettra à l’équipe de voyager et découvrir l’étranger, alimentant ainsi un flux ininterrompu d’entrées et sorties dans le pays, ou même d’activation du tourisme local. Non seulement, il endosse le rôle d’hôte mais il permet à son équipe mixte de voyager à travers le monde, véhiculant la bonne parole : l’Afrique du Sud est réunie. Dans Honkytonk Man, on croit à une fin tragique en voyant le héros mourir mais Eastwood décide de conclure sur un signe de transmission réussie. Comme souvent, on perçoit donc parmi la noirceur une note d’espoir, et cette note d’espoir est liée au sentiment qu’un héritage perdure. Si dans Million Dollar Baby, Frankie a enfin réussi à mener un boxeur à la victoire, ici on entend la chanson de Red jouée dans la radio de l’automobile d’un couple. De ce fait, l’enregistrement musical est la clé du film : le chanteur souffre mais il le fait pour laisser une marque, une signature dans la société avant de mourir. A 1,39’ on distingue un disque qui tourne, la vie passera elle aussi mais la voix de Red restera gravée matériellement sur le vinyle et peut-être aussi dans l’esprit (et le coeur) des futurs auditeurs.

Et avec Kyle Eastwood, se profile même une passation extra-diégétique puisque l’adolescent est interprété par le fils aîné de Clint Eastwood, fils aîné qui deviendra un célèbre jazzman (son père lui aura donc transmis son talent de musicien). On assiste aussi à une transmission multiple qui permet de dire que la fin est positive, en effet, on devine que le voyage n’a pas été vain car Red a montré à son neveu qu’il pouvait tenter de réaliser sa vie ailleurs, on apprend qu’il ne rentrera pas chez lui après l’enterrement. On remarque d’ailleurs que lorsque l’oncle faiblit, c’est le jeune qui prend le relais et joue de la guitare. Cela rassure sûrement son aîné qui sait que sa musique vivra après lui. Il ne s’agit donc pas d’une véritable fin mais d’un renouveau, d’un début paradoxal à la carrière de Red puisqu’il est mort mais surtout du début de la vie de son neveu en tant qu’individu libre de choisir son destin et de parcourir le chemin de son choix. Pour les héros eastwoodiens, le tragique ne réside jamais en une mort inéluctable se concrétise par la vacuité de l’existence. Pour résumer, héritage familial et héritage artistique sont combinés, « This kid is my nephew and I’m teaching him how to drive » Red explique-t-il à un agent de la route, évoquant certes les séances de conduite mais aussi un apprentissage plus profond, celui de la vie et de l’ouverture culturelle qui l’enrichit.

Le poids de l’héritage sociétal : American Sniper

L’omniprésence des enfants dans le film, qu’ils soient Américains ou Irakiens pose le problème de la filiation. Chris Kyle suit les enseignements donnés par son père quand il était jeune, c’est-à-dire protéger les siens en usant de la violence si besoin. L’empreinte de la figure paternelle sur ces choix est marquante, le sniper essaie d’être digne de cet héritage et pense que le meilleur moyen de se réaliser est de s’engager dans l’armée. Dans tous les cas, les jeunes gens écoutent les anciens, qu’il s’agisse du héros qui suit l’exemple de la nation et obéit aux ordres aveuglément ou des garçons prêts à l’impensable pour honorer leurs pères. Chris Kyle ne veut pas voir les motivations politiques de son pays et reste convaincu du bien-fondé idéologique de la guerre, il ne remettra jamais en cause la parole de l’Etat. Les jeunes garçons irakiens s’arment de roquettes comme on leur a enseigné et se préparent à mourir en martyr. Côté américain comme du côté rebelles, le doute s’insinue finalement dans les esprits, par exemple, pusieurs soldats ne savent plus pourquoi ils se battent et doutent des raisons de la guerre post 11 septembre et songent à quitter l’armée. Parallèlement à ces doutes, en Irak un petit garçon pose l’arme qu’il avait saisie pour venger son père et décide finalement de fuir. Nous voyons donc évoluer de manière simultanée les camps ennemis. Seuls deux personnages sont inébranlables : Chris Kyle et son alter ego irakien, le sniper Mustapha, médaillé olympique. Ils ne mettront fin à leur quête de vengeance qu’à la mort de l’autre, ce qui met en exergue leur dimension fondamentaliste. Quand Kyle parvient à toucher son adversaire, c’est sa soif de vengeance qui s’éteint. On nous montre ainsi que l’héritage “de nos pères” se veut ambigu, véhiculant des valeurs, certes idéalistes mais aussi profondément manichéennes et violentes. S’il s’agit de faire don de soi, et protéger la nation-mère de manière jusque-boutiste, cela sous-tend aussi un repli identitaire. Le patriotisme se révèle à la fois dans ce qu’il a de meilleur mais aussi de pire. Le paradoxe américain mis en lumière par Clint (d’où la polémique qu’a généré le film qui explose les box-offices) illustre deux variantes : le cas d’individus incapables de remettre en cause l’idéologie transmise et d’autres en proie au doute et à la dépression. Douter signe l’arrêt de mort pour les frères d’armes de Chris Kyle.


Le sniper Chris Kyle, membre des Navy SEAL, quitte son pays natal (le Texas) pour se battre en contrée lointaine. Il reviendra à cette Amérique profonde et conservatrice conformément au mythe du héros campbellien qui retourne à sa mère patrie enrichi d’une force divine, le tout pour mieux restituer sa force nouvelle à son environnement d’origine. C’est d’ailleurs ce qu’on peut reprocher à Eastwood – s’il n’en fait pas un patriote cruel et sanguinaire qui vanterait les mérites de l’interventionnisme américain (ce serait même le message opposé que le film délivre) – il l’auréole toutefois de la figure du sage. C’est fort discutable de conforter cet imaginaire puisque le véritable Chris Kyle a eu de quoi nourrir les controverses. Quoi qu’il en soit, le Chris mu en persona eastwoodienne met son expérience au profit de vétérans cassés par la guerre et leur apprend à gérer leurs émotions. L’emménagement dans une banlieue paisible est symbolique : loin des cités peuplées de bars, on ne peut succomber à la dépression et la débauche. Ainsi, Chris Kyle échappe à l’autodestruction et peut se trouver un nouveau rôle dans la société, un moyen pour lui de transcender son expérience au combat. En outre, ces aller-retours incessants entre la contrée en guerre et les Etats-Unis lui permettent de porter un regard neuf sur l’American Way of Life, il est rapide-ment agacé que des jugements sur la guerre soient portés par des individus qui n’en connaissent pas la réalité. Le contraste entre le quotidien fait de « malls » et de banlieues paisibles et l’environnement de la guerre ainsi que le destin des populations victimes des conflits lui semble de plus en plus insoutenable. On voit affleurer la colère et l’incompréhension quand sa patrie le célèbre en héros. Comment tuer des vies, même au service d’un idéal qui lui semble juste peut être perçu comme un acte héroïque ? De ce point de vue, on peut dire que le soldat à la foi apparemment inébranlable vacille face à la société américaine qui a perdu le sens des réalités. S’il ne remet jamais en question la politique américaine, on sentirait presque poindre chez lui une critique sociétale.

Chris Kyle est déchiré par un paradoxe, le modèle patriarcal qu’on lui a enseigné voulait que l’homme protège sa famille. S’il pense protéger l’ensemble des familles américaines et donc œuvrer en partie pour la sienne en s’engageant dans l’armée, il la fait toutefois souffrir par son absence, son caractère changeant ou son exposition en danger. Sa femme lui dit : « I’m here, your family is here, your children have no father. » mais il ne peut l’entendre. Evidemment il rêve de grandeur, il ne veut pas se contenter de protéger sa cellule familiale mais l’ensemble du pays (Obsession enclenchée par la chute du World Trade Center et son traitement télévisuel, avec une idée : cela nous touche, sur notre territoire) mais il n’est surtout pas prêt à affronter le retour à la vie normale qu’il commence à mépriser. Depuis l’enfance il éprouve le besoin de se dépasser et de devenir un surhomme, c’est-à-dire de marquer le monde de son empreinte. En se souciant d’entités qui le dépassent, c’est-à-dire en protégeant non plus des individualités mais des concepts, entités abstraites comme la nation, il a la sensation de s’élever. Pour lui, ne se soucier que de son environnement local relève de l’individualisme et souligne les dérives de notre société de consommation, incapable de voir ce qui s’y joue en amont et en aval.

Questionner son héritage social : Lettres d’Iwo Jima

Au plus profond de la guerre, les soldats commencent à remettre en question le modèle qu’on leur impose et se demandent si l’ennemi est vraiment lâche et mauvais comme il leur a été répété avant le départ sur l’île d’Iwo Jima. Véritable point culminant de ces interrogations, la protection d’un G.I. blessé ouvre les yeux. En le faisant entrer dans son quotidien de guerre, c’est-à-dire en lui ouvrant accès aux fameuses grottes de l’île, on abat les murs que la guerre bâtit entre les hommes. Finalement, le Japonais est aussi vulnérable que l’Américain blessé, car il se montre hors du combat et délaisse son masque de guerrier insensible. Les personnages signent un état de non-retour, ils se demandent inexorablement s’ils n’ont pas été victimes de propagande, ils commettent l’impensable : mettre en doute la parole de l’Empereur. Et on sait que la propagande était un puissant moteur pour les soldats prêts à mourir pour la cause. Si d’une part les Japonais étaient perçus comme des barbares et des êtres exoticisés, les Américains étaient apparemment dépeints en tant que lâches qui n’auraient aucune intégrité morale. La guerre permet donc de tout remettre en question et montre que du lien entre cultures opposées est possible… tout en détruisant cette possibilité puisque par essence la guerre nécessite d’oublier l’humanité de l’ennemi afin d’être en mesure de riposter sans scrupule. Le principal rôle de la transmission historique est par conséquent de rétablir au moins en partie les vérités déformées par diverses propagandes. Et il est vrai que les lettres d’Iwo Jima ont délié la parole, tout comme les survivants des bombes atomiques commencent seulement depuis quelques années à raconter leur histoire. Eastwood a déclaré plusieurs fois que c’était un film sur la propagande, au même titre que Mémoires de nos pères mais ici on ne voit pas la manière dont les témoignages de guerre sont déformés a posteriori dans les journaux (puisqu’ils étaient inexistants) mais comment ils agissent en amont sur le corps militaire. Comme dans American Sniper, les supposés héros de guerre de Mémoires de nos pères refusent ce statut et ne le comprennent pas. Victimes du syndrome du survivant, ils s’interrogent : comment peuvent-ils être les héros alors que leurs frères d’armes sont morts au combat ? Dans Lettres d’Iwo Jima, tout est plus manichéen encore : pour survivre, il faut déserter et être déshonoré car cela implique qu’on a refusé de donner sa vie pour la patrie, qu’on ne s’est pas battus jusqu’à la fin. Par « fin », on ne désigne pas la fin des combats, c’est-à-dire l’issue de la guerre (défaite comme victoire) mais la mort de l’individu, sacrifié pour le collectif. Clint Eastwood passant/passeur ne rapporte pas seulement des histoires de transmission réussies ou brisées, il nous demande de réfléchir aux mécanismes qui la subsument, voire même à remettre en cause les valeurs fondamentales qui nous ont construits. Le héros de guerre privilégiera-t-il le respect des anciens ou au contraire l’indépendance d’esprit et l’affranchissement de ses idéaux acquis ? C’est le dilemme auquel fait face le général Kuribayashi dans Lettres d’Iwo Jima, refusant de suivre les règles dictées par l’Empereur et préférant libérer ses soldats du devoir militaire.

On remarque que le cinéaste est à l’image de ses personnages puisqu’il transmet des valeurs cinématographiques à des générations successives. Quand il semble porter une vision nostalgique du passé, il ne tombe pas dans le déni du présent ; dans La Mule par exemple, son personnage ne semble pas comprendre les évolutions progressistes de son époque (pour preuve son rapport à la couleur de peau, à l’homosexualité) mais ne les rejette pourtant pas. Cela n’empêche pas Earl d’entendre les rectifications sémantiques qu’on lui propose et surtout d’être toujours désireux de se frotter à la jeunesse (au sens propre comme littéral pour ceux qui se rappellent des scènes les plus sensuelles du film). On regrettera bien sûr que le réalisateur ne se soit pas davantage mis en danger, en essayant de nouvelles techniques ou thématiques et encore en restant obsédé par le topos du patriotisme mais on ne peut lui nier des affleurements humanistes et une volonté de mettre en danger sa propre persona.

Le voyage qui émancipe de la société, réflexion sur la marge

Le motif de la voiture : conquérir la liberté par la route

Dans Un Monde parfait, où un fugitif prend un enfant en otage et développe pour lui une tendresse inattendue, la voiture devient un véritable QG. Le choix de l’habitacle est délibéré car Butch cherche la liberté ; même s’il n’a plus d’illusions et sait que sa quête est vouée à l’échec, il rêvasse quant à un avenir en Alaska mais devine qu’il n’atteindra probablement jamais la frontière. C’est la voiture qui prolonge son fantasme et devient un refuge. Dans La Mule, c’est dans son 4×4 flambant neuf qu’Earl retrouve le sourire et l’envie de chantonner : c’est bien en se livrant à ses road trips qu’il nous faire rire, par sa bonne humeur totalement en décalage avec la situation. Il retrouve même sa jeunesse grâce à cet intermède, s’il a toujours un but précis (atteindre l’hôtel où il livre ses chargements) ses voyages en voiture qui se répètent représentent bien une errance existentielle, car il pense avoir définitivement perdu sa famille qui le rejette et il croit ne pouvoir exister pour eux et leur être utile qu’en leur offrant des biens matériels.

La Mule (2018)

Si les personnages errent dans des espaces vagues, les objets qui les y aident ne sont donc pas sans importance. Ce sont eux qui permettent d’avancer sur la route et qui souvent sont investis d’une telle importance qu’ils deviennent des personnages à part entière, adulés par le public au même titre que leurs conducteurs. Ces voitures pourraient être comparées aux personae d’Eastwood qui, très souvent permettent aux autres de faire évoluer leur vie. On pourrait établir dans Gran Torino un parallèle entre Walt et sa voiture, semblable à un attribut mythologique qui accompagnerait le fusil d’Eastwood, se révélant comme extension matérielle de lui-même. Le titre du film fait référence à la fameuse Gran Torino, véhicule que l’adolescent obtiendra à la mort du vétéran. Ce choix, qui peut sembler surprenant puisqu’on ne le comprend pas immédiatement, n’est pas anodin. Ce n’est pas seulement symbolique mais répond aussi à un besoin d’ordre pratique : en entrant en sa possession, Thao peut entrer en mouvement et sortir de sa condition initiale, des normes de la société ou du rôle qu’on lui confère systématiquement. On le devine, cela lui permettra de bâtir sa propre identité. Le mouvement physique ou spirituel va être à l’origine de la construction identitaire des êtres, comme dans la plupart des road movies, le cheminement intellectuel sera à l’image du cheminement géographique. Il s’agira par cette mobilité de s’affirmer en tant qu’individu. « J’avance donc je suis ».

Explorer l’inconnu

Dans l’œuvre eastwoodienne, les personnages sont toujours mesurés selon leur capacité ou non à se mouvoir. De cette capacité dépend leur aptitude à transmettre leur expérience. On aurait là l’essence du cinéma eastwoodien, une clé nous permettant de comprendre pourquoi notion d’héritage et cinéma de la route s’entremêlent si souvent. Dans beaucoup de ses films, on observe un héros immobilisé présenté comme totalement inerte et sans motivations essentielles. Ces êtres apathiques sont Frankie de Million Dollar Baby, Highway de The Heartbreak Ridge, John Wilson de Chasseur blanc, coeur noir (White Hunter, Black Heart) qui a désespérément besoin de découvrir l’Afrique et quitter sa terre natale, etc. Le retour au mouvement signe tantôt l’impulsion du film, tantôt sa résolution équivalente à une renaissance. Dans ce cas précis on pense à Gran Torino qui permet à un jeune homme de prendre la route et quitter sa ville d’origine. Chasseur blanc, coeur noir montre quant à lui l’obsession d’un cinéaste pour l’Afrique du Sud et son besoin maladif de tuer un éléphant au cours d’un safari, d’aller se confronter de manière artificielle à une altérité magistrale et de la maîtriser. Cette fascination morbide explore le voyage en contrée exotique, cette fois par son plus mauvais côté mais en témoignant tout de même d’un besoin humain.

La gestion de l’espace est essentielle aux films d’Eastwood, déjà parce qu’il donne forme à des lieux iconiques souvent régis par leurs propres règles (Michel Foucault les considérerait peut-être comme des hétérotopies, du cirque de Bronco Billy à la salle de boxe de Frankie) mais aussi à travers sa réalisation même. Dans l’American Cinematographer, il déclare à David John Wiener :

« J’ai quelques tics que j’aime bien quand je filme. Plutôt que de faire sortir simplement les personnages de l’image, je préfère le principe des “charnières”. J’aime que la caméra les suive un petit peu, qu’ils ne quittent pas l’image en laissant des vides. Certains n’aiment pas parce que c’est plus risqué que de couper au moment où quelqu’un sort de l’image pour raccorder sur quelqu’un qui entre ; mais cela ne donne pas la même impression. Quelques fois, je fais exprès de mal placer certains acteurs pour donner le sentiment d’être en plein coeur de l’action. »

Ainsi son exploration de l’espace se fait parfois de manière programmée, orchestrée mais d’autres fois par tâtonnements et ne se justifie pas par son apprentissage des codes du cinéma mais plutôt de son expérience. L’exploration de territoires inconnus semble lui plaire, la possibilité que le film se calque sur l’exploration du territoire du héros. Quand un personnage avance dans un territoire étranger, le spectateur éprouve l’étrangeté de l’espace qui l’entoure, et cela est justement permis par ce trouble des règles de mise en scène et le droit qu’il se donne de suivre les personnages au lieu de les faire sortir rapidement du champ. Noël Simsolo dresse le parallèle entre Eastwood et Highway dans The Heartbreak Ridge, le militaire préfère suivre son instinct ou son expérience alors que le jeune Caporal Fragetti, certes brillant apprend par coeur les cartes des régions visitées et ne peut pas réussir à improviser. Il doit maîtriser la typographie et ne laisser aucune inconnue aux situations traversées. C’est Highway qui lui fera vivre la guerre dans des conditions réelles, lui apprenant à se détacher des données apprises en cours ou dans les livres. Ne peut-on pas voir une analogie entre la vie et les situations de guerre ?

Le combat de manière générale, qu’il s’agisse de sport (boxe, rugby) ou de guerre ne pourrait se faire qu’en apprenant à explorer un espace inconnu et en acceptant de rencontrer des obstacles insoupçonnés, on pense alors à la dimension humaine, l’obstacle étant l’adversaire du ring, ses réactions imprévisibles (on ne peut entièrement prévoir les réactions de l’autre que si celui-ci nous est tout à fait similaire – situation impossible) ou l’ennemi du champ de bataille. Là où l’on rencontre un paradoxe c’est qu’Eastwood, dépeignant souvent les dégâts irréversibles de la guerre sur l’humain et “son âme” comme il aime souvent à le dire, nous montre aussi la valeur méliorative d’une telle exploration de l’espace terrestre en situation d’adversité. Aussi, l’immobilisme qui équivaut au repli dans une zone de confort qui nous est familière ne peut cultiver les valeurs qu’il incarne : le courage, le dépassement des antagonismes, le don de soi, la mue de l’individualisme en communautarisme. Finalement, être immobile c’est être dans l’incapacité de vivre selon ces critères, voilà pourquoi Highway a hâte de retourner au combat. Le seul moyen pour lui de trouver un sens à sa vie est d’assurer un héritage. Lors de la dernière séquence du film, il prend sa retraite en disant « Besides, they got you » à Jones ; la relève est assurée, il peut enfin partir car la transmission de son expérience est finalisée. La seule manière de rompre la nostalgie éprouvée face à son passé glorieux pendant la guerre du Vietnam est de transmettre à des jeunes les enseignements qu’il en a tirés et de perpétuer la tradition militaire. En donnant vie à un héritage, on se rassure quant à la vacuité de notre propre existence et on soigne la peur du néant. Tom Highway peut vivre sa retraite avec la certitude que ses expériences n’auront pas été vaines et pourront être réactualisées, incarnées par de jeunes espoirs. Ces nouveaux soldats réinvestiront ses espoirs en ne niant pas leur propre identité, c’est important de le noter. S’ils refusaient de s’intégrer dans l’armée, c’est probablement qu’ils rejetaient son caractère uniformisant. De manière révélatrice, ils refusaient de porter l’uniforme et ne marchaient jamais en rythme, se refusant donc à vibrer à l’unisson militaire. Malgré les exhortations de Highway à Jones de se considérer en tant que Marine, ce dernier ne se considérait qu’en tant que chanteur.

A l’extrême fin du film, il endosse son costume de Marine et va même jusqu’à le revendiquer. Cependant, accepter cette identité ne lui soustrait rien. Les reconnaissances sont réciproques, d’une part le sergent Highway lui reconnait son identité de chanteur et d’autre part, Jones acquiesce à son nouveau rôle. Il s’agit d’effectuer une synthèse identitaire et non une substitution. En acceptant que des étiquettes, semblent-elles antagonistes cohabitent (un chanteur funk et un militaire compétent) le sergent Highway et par extension Eastwood montrent leur compréhension des enjeux des sociétés contemporaines. Or ces apprentissages de la vie n’auraient pas été possibles sans passer par l’apprentissage de la route, d’une certaine manière la sédentarité est perçue comme sclérosante et le mouvement autant comme une source de danger que de rencontre avec l’autre. On remarque d’ailleurs que la tension entre vie sédentaire et vie en mouvement est présente dans bien plus d’œuvres qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Si elle n’est pas associée à tous les films d’Eastwood, on la comptabilise dans une grande partie, y compris les plus récents.

White hunter, black heart : voyager pour conquérir VS voyager pour découvrir l’autre

Inspiré des safaris du cinéaste John Huston, Chasseur blanc, cœur noir fait le portrait d’un cinéaste obsédé à l’idée de capturer l’Afrique sur pellicule. « Capturer », car il s’agit bien pour lui de la conquérir à la manière des propriétaires terriens qui venaient pour se partager le far-west. Paroxysme de son délire : la cruelle chasse à l’éléphant qui l’animera tout le long. Ce tableau sombre est percutant car le réalisateur dont il s’inspire est un véritable mythe du cinéma américain et dans son âpreté, rappelle certains personnages interprétés par Eastwood auparavant. Seulement, point de tendresse ici dans la manière de l’aborder. Pas non plus de jugement mais une réflexion sur le rapport des Américains aux étrangers. C’est tout le mythe du conquérant occidental qui vacille sous la réalisation d’Eastwood qui montre encore une fois qu’il est capable de distance vis-à-vis de certaines figures mythiques ou historiques. Si le personnage principal quitte les États-Unis pour voyager à travers l’Afrique, il en garde tout de même tous les référents ne tentant pas de s’adapter à une nature imprévisible. En tant qu’Américain fier et colonialiste, il veut maîtriser l’étranger, ne parvenant pas à observer réellement le monde qui l’entoure. Sa perte du réel et l’obsession qui s’ensuit ne font que l’égarer encore un peu plus dans sa folie et sa perte de repères tangibles.

En 1990, Eastwood déclarait sa flamme au Zimbabwe :

« Avant de tourner ce film, je ne m’étais jamais rendu en Afrique et je dois dire que j’en suis tombé amoureux. Il y a quelque chose de particulier à se sentir si loin de chez soi et même avec les moyens de communication actuels, cela semble encore très lointain. J’ai aimé le peuple du Zimbabwe. Le paysage respire une certaine tranquillité et ça vous fait penser le monde en de nouveaux termes.» Clint Eastwood, Interviews, Robert E. Kapsis, Kathie Coblentz

Ce témoignage éclaire sa vision du voyage : si on le veut véritable, il faut accepter de se déraciner de sa nation d’origine et ses usages. Par ce moyen, on peut voir le monde différemment, non seulement découvrir des cultures autres, appréhender des codes sociétaux inconnus mais aussi juger son environnement référentiel, à savoir la norme occidentale dont les croyances aveugles sont alors ébranlées. Chez Eastwood, l’itinérance permet précisément de réinterroger les frontières de ses croyances. Exit l’impérialisme américain, le voyage pour conquérir et bienvenue au voyage véritable, celui qui permet d’aller à la rencontre de l’autre.

Voyager pour trouver une nouvelle communauté à laquelle se rattacher

Que le trajet du combattant soit motivé ou tout simplement signe d’une errance existentielle, le voyageur éprouve sa liberté et mène le spectateur vers des espaces qui cristallisent l’affranchissement d’un état initial dont il pensait ne pouvoir s’échapper. Les hétérotopies rencontrées sont des passages forts dans l’œuvre de Clint Eastwood. Érigées en véritables symboles, elles ont souvent marqué le spectateur qui se souviendra de la Ford Gran Torino ou du petit restaurant de Frankie Dun. Cependant, si elles peuvent exister en tant que symbole dans notre imaginaire et qu’elles se distinguent des autres lieux rencontrés sur la route c’est qu’elles ont été fondées par une communauté de personnages, une rencontre singulière qui les a changés.

Dans La Mule, Eastwood campe un vétéran de la Guerre de Corée. Comme il le déclare, la société réduit l’espace attribué aux anciens combattants et les soirées dansantes de l’amicale des anciens est menacée quand les locaux prennent feu. Sans aides financières de l’Etat, ils n’auront pas de fonds suffisants pour les rénover. C’est bien dans le cadre de ces soirées des vétérans qu’Earl peut « être quelqu’un » et rayonne : il y a quelque chose de profondément désolant à voir les anciens ainsi reclus et marginalisés par les États-Unis. Autre cercle qui a justifié l’existence d’Earl : le collectif d’horticulteurs qui a illuminé son quotidien, comme s’il lui fallait vivre à travers une communauté distincte, à travers un entre-soi qui protège du monde.

Dans Bronco Billy, en bon idéaliste, le personnage ne se complaît jamais au cynisme et n’abandonne pas son rêve de ranch ouvert au public et à l’ambiance familiale. En nourrissant encore le rêve de rejoindre la vie sédentaire, il montre une certaine contradiction : il voyage dans le seul but de récolter assez d’argent pour quitter son statut d’artiste itinérant mais cela ne fait que prouver que sa foi en l’Amérique est toujours vivace. Il fuit une société qui le rejette, lui et ses comparses, mais pense encore qu’elle lui permettra de réaliser son rêve et n’a qu’une attente : obtenir la reconnaissance du grand public. On est bien ici dans le cinéma de la marge, peut-être résurgence du roman picaresque (et surtout par la diversité des membres de la troupe de Bronco Billy).

Cela prend toute sa valeur dans Gran Torino où les voisins de Walt, une famille Hmong, sont maintenus en marge du rêve américain, contraints de vivre en périphérie et de la ville et de la société urbaine. Notre vétéran découvre que la communauté ethnique n’est pas la plus essentielle. C’est l’union familiale qui prime et qui en fait un noyau soudé. En partageant un repas avec eux, il s’ouvre à cette communauté différente de celle dont il est issu. Il se présente en effet toujours comme un ancien combattant. Les frères d’armes sont la communauté de Mémoires de nos pères mais il n’y a pas plus bel exemple en la matière que le film Invictus où une nation se forme et s’unifie. Cette équipe de rugby en route pour la victoire excelle précisément parce qu’elle sait jouer collectif. Elle qui devient l’allégorie d’un peuple, peuple qui s’agrège sous nos yeux à mesure des progrès sportifs des joueurs. Le collectif est important aussi pour Maggie même si elle apparaît en animal solitaire. Elle n’utilise pas l’argent qu’elle gagne pour épargner mais pour donner à sa famille une maison, action vaine car elle n’a de famille que le nom, ses proches n’hésitant pas à profiter d’elle. Comme souvent, les personnages de Clint Eastwood ne correspondent pas à la cellule familiale normée. Dans L’Echange, on suit le quotidien d’une mère célibataire. Dans La Mule, la famille est rongée par le divorce d’Earl et Mary. Dans Un Monde Parfait, le petit Philipp grandit sans père et fera de Butch son paternel adoptif. Dans Honkytonk Man, le bordel se transforme en foyer inopiné pour Red et Whit, les prostituées y acquérant une dimension maternelle bien troublante. À partir du moment où l’on nous montre une société qui ne permet plus à ces modèles d’exister, il est nécessaire de les faire germer dans de nouveaux espaces. Un jeune adolescent d’origine Hmong et un vétéran américain dans Gran Torino ou bien un Indien, un hors-la-loi originaire du Missouri et une vieille dame bourgeoise dans Josey Wales… Les groupes sont souvent l’union de personnages radicalement opposés, posés de manière antithétique par la société et non eux-mêmes. Le justicier serait donc celui qui brise le préjugé et réunit ces êtres qui ne devaient pas être séparés à l’origine. Comme certains espaces physiques, la communauté devient un lieu de vie palpable et constituerait à sa manière une hétérotopie. Le cercle humain constituerait même pour le voyageur le seul foyer qui soit. Des catalyseurs agissent sur les communautés, tel qu’une voiture, un punching-ball ou instrument de musique. Tout objet permettant d’initier du lien pourra permettre la création de ces nouvelles fabriques sociales. Qu’il s’agisse d’art ou de musique, on verra chez Eastwood se réunir une communauté de passionnés de rugby voire même un peuple tout entier, les auditeurs de la chanson de Red, des boxeurs professionnels nourris de légendes communes qui se souviendront des exploits de Maggie. Les thrillers ou westerns verront se former des élans plus éphémères motivés par une quête de vengeance ou de justice.

Ainsi donc, dans la société américaine, le lien social ne peut plus se faire. Eastwood montre à l’écran des micro-sociétés qui se forment en réaction et à la marge du monde normé. Elles rendent à nouveau possible les idéaux qui avaient fondé les États-Unis. C’est éclatant dans Sur la route de Madison, un petit paradis terrestre qui serait le cadre d’un amour éphémère. La cuisine de Francesca, à l’instar de celle des Hmmong dans Gran Torino montre la remise en question des normes sociales et la constitution d’un nouveau lien humain. On peut appeler ces lieux régis par des règles qui leur sont inhérentes des hétérotopies, pour reprendre la terminologie de Michel Foucault.

Errance spirituelle

Du récit initiatique au rite initiatique

La douleur physique est une étape qui semble nécessaire au processus de quête identitaire, que cela s’étende des violents combats de boxe aux luttes entre gangs en passant par des affrontements sur les terrains de rugby. Cette violence est montrée dans toute sa force mais de manière esthétisée, elle y gagne in fine une certaine noblesse. Le personnage qui souffrait d’une incomplétude l’affronte en grandissant, il devient fort et indépendant. La mise en scène met l’accent sur les peaux meurtries, la chair à vif qui se voit soulignée par le clair-obscur tranchant du chef-opérateur Tom Stern. Cette violence qui met l’homme à nu nous fait penser à certaines tribus africaines dans lesquelles le passage à l’âge adulte se fait justement par de violents rites initiatiques, condition sine qua non pour traverser l’adolescence.
Lors des premières minutes de Million Dollar Baby, le découpage dans l’ombre de Maggie la rend non humaine et la rapproche d’un monstre qui se meut dans l’obscurité. Plus loin, son corps n’est qu’une ombre noire filmée à contre-jour, qui éclaire avec clarté le mur en arrière-plan et une affiche « Winners are simply willing to do what losers don’t ». Son personnage est réduit à l’état de corps souffrant, son être tout entier peut donc se résumer à son objectif principal de devenir championne de boxe. En effaçant les traits de son visage, en indifférenciant par le noir les membres de son corps, on gomme sa sensibilité humaine, on la déshumanise, certes mais on l’élève surtout à un rang supérieur. Déjà morte, piégée par son funeste destin mais déjà au-dessus de la condition humaine, au rang de légende. L’affiche représente l’idéal de Maggie, c’est précisément le but qui tout en l’animant causera sa mort. Finalement au service d’un tel idéal, la jeune femme n’est plus qu’un instrument corporel. Au mythe du récit selon Campbell, on pourrait ici ajouter la relation au père spirituel qui se heurte toujours au refus préalable de l’enfant. Ce dernier est une créature prête à muter et à s’élever au rang de Dieu. Le disciple dépassera allègrement le maître qui stagnera dans sa solitude finale.
Ici, l’ombre se dote donc d’une valeur positive car elle nourrit la puissance. La silhouette de Maggie détourée par un couloir lumineux – une composition de plan très fréquente chez le cinéaste – n’est pas sans évoquer son cheminement vers l’au-delà.

La souffrance semble être nécessaire pour faire évoluer un personnage mais n’est-elle pas un élément inéluctable ? Maggie ne se soucie pas de souffrir, elle se dirige fatalement vers un destin funèbre, elle se sacrifie littéralement pour obtenir son rêve. Le poème de Yeats, lu par Frankie à Maggie durant son hospitalisation, propose le village irlandais d’Innisfree comme cadre d’un purgatoire où l’homme pourrait entendre le chant du grillon et y trouver le signe de la présence de Dieu. Or, Michael Henry Wilson (Eastwood par Eastwood) voit dans le trio de Million Dollar Baby une référence à la Trinité. La toile de fond religieuse nous mène à interpréter la souffrance vécue par les personnages, à la rapprocher d’une certaine manière de la souffrance du Christ ou plus généralement la souffrance de la vie terrestre décrite dans les textes bibliques. Dépasser une condition qu’on rejetait auparavant ne peut se faire qu’en y laissant de son sang. Elle serait alors un passage nécessaire pour se purger des déviances du monde et constituerait l’épreuve ultime qui permettrait à un individu ou un groupe de s’élever ensuite.
Dans Invictus, le peuple entier suit le parcours déjà emprunté par Mandela en prison, c’est en subissant des années de captivité qu’il a acquis une certaine sagesse et hauteur d’âme. Aux vues de films tels que Gran Torino et Million Dollar Baby, ou de leurs dénouements, on suppose que l’élévation finale consiste en la mort du héros et que cela explique l’impression que le dénouement est teinté d’une légère lueur d’optimisme dans ses dernières minutes ; on a conscience que Maggie est sortie de sa condition initiale avec brio et on ressent la satisfaction du dépassement ultime. Dans Honkytonk Man, un inconnu demande à Red « You musician ? », le voyageur est immédiatement identifié par son art. Il fait donc de son statut de musicien itinérant son identité, marquant la ferme volonté d’être reconnu comme tel. Il le sera pleinement après sa mort et seulement à ce moment-là, comme s’il avait dû traverser la maladie et son aboutissement pour atteindre l’accomplissement personnel.

Maître du récit initiatique, le Eastwood passeur qui nous donne à nous aussi de nombreuses leçons de vie, peut parachever cette capacité dans les trois road movies qu’il a réalisés où se mêleront quête identitaire et discours politique.

Le deuil et le voyage

En parallèle de la douleur physique répétée sur le corps héroïque, une douleur morale met à mal son esprit. Ses idéaux et convictions personnelles sont souvent ébranlés, le soumettant à des dilemmes mais on remarque un topos au cœur des récits de voyage ou d’errance : celui du deuil. Le héros trouvera en effet souvent sa résilience sur des chemins inattendus. Chez Eastwood, cela se répète avec Josey Wales qui a perdu sa famille et ne peut effectuer son deuil qu’en traversant le territoire en quête de vengeance, Mystic River ou encore Mémoires de nos pères (où l’on évoque également le stress post-traumatique). Mais pour être exact, il faut préciser que certains de ces films évoquent mieux l’évitement du deuil que le processus intime. Quoi qu’il en soit, il semble que cet intérêt soit une source d’inspiration récurrente puisque c’est le thème principal du film Grace is Gone dont Eastwood a composé la bande-originale (un père part en road trip avec ses filles quand il apprend que sa femme a été tué en service en Irak, nulle surprise à ce que le pitch ait autant captivé le cinéaste). À croire que ses ritournelles au piano étaient perçues comme particulièrement propres à dépeindre le rapport à la mort. Profitons d’ailleurs de cet aparté vers le cinéma de Jim Strouse pour noter une similarité scénaristique avec Josey Wales : on nous présente dans chacun des cas un père de famille qui doit faire le deuil de sa femme voire même de l’entièreté de sa famille. Portés par un élan naturel, un besoin presque viscéral de partir, ils trouvent donc la force de surmonter leur deuil et d’accepter la mort par la route qui se fait guérisseuse. Or, ce schéma n’est pas anodin dans notre histoire filmique et on remarque un point commun marquant : la majeure partie du temps, ce sont les hommes que l’on met en mouvement pour soigner un deuil, les femmes utilisant des moyens différents pour combler leur peine. Cette forme de quête initiatique, en négatif, demande de dépasser une tragédie et de réapprendre à vivre après une confrontation directe à la mort et une amputation communautaire. Le sujet est souvent source de stéréotypes, de vieilles études sociologiques tendant à une vision simpliste du deuil. D’après celles-ci, la femme aurait besoin de pleurer et d’exprimer sa souffrance tandis que l’homme retiendrait toujours ses larmes, soit car il ressentirait moins vivement la perte de l’être proche soit parce qu’il finirait par l’exprimer via des accès de violence ou des activités lui permettant d’exorciser ses émotions. Grosso modo, la femme pleurnicherait dans son salon en contant son malheur tandis que l’homme se plongerait dans le travail et les activités sportives, le tout sur fond de mutisme. En 2013, un groupe spécialiste belge des obsèques, étonné de la datation des données recueillies à ce sujet et de la faible quantité d’études commande un rapport scientifique, visant à étudier le parcours du deuil chez les hommes comme chez les femmes. L’étude financée par le groupe DELA s’est basée sur les données de 600 participants, gage de son sérieux. Elle a rapidement prouvé que les femmes avaient tout autant besoin que les hommes d’exprimer leur deuil à travers des actes, la différence majeure a ainsi plutôt concerné l’espace employé au deuil.

« Nous constatons que plus d’hommes belges (35 %) que de femmes (22 %) vivent un deuil thérapeutique et sortent de leur propre cercle social (par ex. auprès d’un thérapeute) pour traiter ou exprimer leur chagrin. Dans le cas d’un deuil « cocoon », davantage de femmes (31 %) que d’hommes (24 %) expriment leur douleur au sein de leur propre cercle social et s’en tiennent souvent plus à des souvenirs tangibles. »

Ainsi, les hommes éprouveraient le besoin d’aller vers l’extérieur pour dépasser le deuil et d’utiliser de nouveaux cercles sociaux tandis que les femmes se reposeraient davantage sur leurs proches, leurs cercles pré-existants. La différenciation du deuil à l’écran pourrait s’expliquer par le reflet d’une société mouvante. Historiquement, il semblait impensable de représenter de manière directe le deuil d’un homme, il était donc nécessaire de le faire à travers des intrigues variées et par l’intermédiaire d’actions annexes ou le voyage mené par le protagoniste. À l’inverse, on oserait davantage montrer à l’écran une femme nue dans sa détresse et ses sentiments car c’était conforme à la vision de la féminité tout en sensibilité, qu’on avait à l’époque, et au devoir masculin de garder ses émotions pour soi afin de préserver honneur et virilité. De ce carcan, il ne resterait donc, dans le réel comme dans la fiction qu’une différence « environnementale », les hommes éprouvant moins de honte à évoquer leur chagrin et les femmes n’étant plus limitées à la prostration du deuil. On se demande alors si l’opposition entre « deuil cocon » et « deuil itinérant » ne correspond pas à l’opposition de différents modèles sociaux-historiques. Si les road movies et autres récits d’aventure commencent à illustrer des femmes fortes au volant d’une voiture ou au pilotage d’une station spatiale, le deuil qui touche davantage à l’intime demeure donc scindé en deux et il apparaît tout à fait logique que de nombreux films d’Eastwood mettent si bien en scène cet archétype : un personnage fuyant qui connaît la valeur de la vie car il traverse le deuil de sa famille. Deuil et itinérance de fusionner magistralement. Le héros eastwoodien, figure virile par excellence se devait donc de correspondre au cliché de l’homme à la violence cathartique. La route qui peut tantôt nous immerger dans des scènes d’action iconiques, tantôt nous plonger dans des abîmes de mélancolie est donc à la fois le moyen de s’émanciper, de se trouver, de trouver l’autre… et de survivre. Le (anti?)-héros eastwoodien prend la route pour chercher sa place « ailleurs », c’est-à-dire aux marges d’une société déboussolée. Et l’on a bien envie de l’y suivre !

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