Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

TOUT CE QUE LA SOCIÉTÉ PERMET : LE MÉLODRAME, UN GENRE INTRINSÈQUEMENT SOCIAL

Selon l’Allemand Georg Seeßlen, « Le mélodrame critique la société au nom du bonheur individuel, qui ne recherche rien d’autre que lui-même. Il prend systématiquement parti pour le plus petit système au sein de la structure sociale englobante : pour le groupe contre la société, pour la famille contre le groupe, pour l’individu contre la famille. » Bien qu’incomplète, une telle définition du genre présente l’intérêt de s’axer moins sur les formes narratives (toujours meilleures pour distinguer le mélodrame de drames « classiques », d’où la définition de Bourget retenue en introduction) que sur le contenu narratif et de souligner un schéma que l’on retrouve effectivement dans presque tout mélodrame : le face à face entre une entité faible et une autre, plus forte par le nombre et/ou les préceptes ancestraux qui fondent son autorité. Il peut être considéré qu’en entendant résister à l’entrave du groupe, les héros de mélodrames effectuent un acte politique.


Surveillance sociale et familiale : les membres du country club et le fils, Ned

L’utilisation par Sirk, dans Tout ce que le Ciel permet, de clichés sur l’Amérique de son époque charrie un contenu sociologique dont l’agencement – selon cette logique d’une opposition de l’individu « rebelle » au groupe solidement établi – conduit presque automatiquement à une critique des carcans sociaux de l’époque et de la manière dont ceux-ci entravent la liberté et l’épanouissement sentimental de personnages principaux marginalisés. On note qu’en dehors de ce film-ci, bien d’autres mélodrames américains de l’ère classique exploitaient le même schéma narratif classique pour évoquer des faits sociaux au moins aussi délicats que le remariage d’une veuve aisée avec un homme plus jeune et plus modeste qu’elle. Exemples parmi de nombreux autres, Thé et Sympathie de Vincente Minnelli (1956) puis La Rumeur de William Wyler (1961) évoquent la discrimination dont les homosexuel(le)s font l’objet et Mirage de la Vie de Sirk le racisme envers les Afro-Américains. De là à considérer que le mélodrame était le genre cinématographique le plus à même, dans l’Hollywood classique, d’aborder des sujets de société importants et délicats, il n’y a qu’un pas…

Les raisons pour lesquelles les mélodrames hollywoodiens étaient fréquemment appelés women’s pictures ne tiennent pas seulement à la dominante féminine du public ciblé mais également à des personnages principaux la plupart du temps féminins. Tandis que les approches gender studies du mélodrame classique ont vu dans ce déséquilibre une tendance à la victimisation machiste des femmes par Hollywood, il semble bien au contraire que cette dominante féminine soit, chez Sirk, l’un des éléments les plus porteurs d’une approche politique du genre. Tout ce que le Ciel permet est son film le plus évidemment dénonciateur du sort réservé aux femmes (ici, aux veuves) dans la société étasunienne puritaine de l’époque, pour ne pas dire son film le plus féministe. Le personnage de Cary est confronté à un double préjugé, social (le mari défunt était un « pilier de la communauté ») et sexuel, puisqu’une femme comme il faut ne saurait céder à une attirance physique, dégradante.

Tout ce que le Ciel permet montre une Amérique dans laquelle le puritanisme et le code social ont fait leur chemin et ancré une mentalité, défini des comportements convenables et d’autres jugés indécents. Ce code social apparaît par touches plus ou moins franches tout au long du métrage. Tandis qu’il est énoncé de manière explicite à plusieurs reprises, notamment par le fils de Cary, Ned (voir extrait ci-dessus), les passages les plus importants à ce sujet sont certainement ceux qui reposent sur les sous-entendus et la gêne, en ce qu’ils révèlent le caractère insidieux d’un contrôle social constamment à l’oeuvre. Les deux séquences de réception au country club sont exemplaires. Dans la première, c’est du simple fait d’une robe rouge jugée provocante que Cary subit des sous-entendus : elle serait là pour séduire à tout prix et représenterait dès lors une menace pour toute femme dont l’époux est présent ce soir-là.

Dans la seconde, où Cary tente de présenter Ron à la communauté (cf. extrait ci-dessus), les sous-entendus sont plus virulents encore : ils prêtent de mauvaises intentions à Ron (il épouserait Cary pour son argent) ou à Cary (elle s’enticherait d’un tas de muscles habitué au travail en extérieur, « mais aussi en intérieur » lâche Mona, personnage présenté d’emblée comme médisant). Dans ces moments, la gêne (et non la colère) de Cary correspond à une forme de contenance dont il s’agira d’analyser le processus émotionnel, tandis que celle des convives, qui laisse parfois place à de la condamnation voire de l’offense, définit ceux-ci comme une masse jugeante. Un passage en revu des personnages secondaires résidant en ville révèle néanmoins des nuances à cet aspect de « masse » et rappelle la subtilité dans l’écriture des personnages qui faisait déjà la réputation de Sirk en Allemagne.

« L’Amérique de cette époque était sûre d’elle ; c’était une société qui était fière de ses institutions et de ses réussites. La couche sociale de Tout ce que le Ciel permet n’avait encore été touchée par l’ombre d’aucun doute », explique le réalisateur. Effectivement, les grands tournants de l’histoire sont amenés par des changements de posture de l’héroïne Cary par rapport à des figures secondaires pour la plupart inamovibles dans leur jugement sur sa relation avec Ron Kirby et plus largement sur ce que devrait être le mode de vie d’une veuve respectable. Les commères du country club insistent à plusieurs reprises pour rapprocher Cary d’Harvey, un prétendant de la « bonne » classe et suffisamment vieux qu’elles lui ont trouvé. Les voisines et « amies » sont à l’affût des moindres faits et gestes d’une veuve qui, parce qu’elle est encore jolie, constitue une menace potentielle pour leurs maris. La séquence au cours de laquelle l’un des membres du country club essaie d’embrasser Cary contre son gré – après s’être plaint de l’ennui qui règne dans son foyer – est là pour en témoigner.

Plus « grave », plus mélodramatique encore : la surveillance sociale du personnage de Cary est également le fait de ses propre enfants. On retrouve ici la famille comme rempart le plus resserré enfermant le héros ou l’héroïne de mélodrame dans l’analyse du genre par Georg Seeßlen. Si l’on a déjà évoqué le fils aîné de Cary, Ned, jeune homme suffisant à l’héritage paternel visiblement machiste, la cadette Kay est l’un des personnages les plus intéressants du film en ce qu’elle révèle la profondeur avec laquelle les carcans sociaux limitent les actions des individus. Même une jeune femme se prétendant émancipée en vient à entraver, en un terrible chantage affectif, l’épanouissement de sa mère. Etudiante en philosophie, Kay serait censée être à même de s’affranchir des convenances sociales pesant sur les femmes. Un brin bravache, elle tacle le complexe d’OEdipe évident de son frère au début du film. Pour autant, cette apparente émancipation masque un conformisme trop profondément ancré. Cela est suggéré une fois de plus par le recours de Sirk à des motifs dont il faut se méfier du caractère éculé. Avec sa jupe sage et ses grosses lunettes, Kay est trop conforme à la caricature de l’intellectuelle colportée par le cinéma hollywoodien de l’époque. Sirk prolonge le cliché pour le signaler comme supercherie : tout ceci n’est qu’un déguisement.

Dans Tout ce que le Ciel permet, puis plus tard dans Demain est un autre Jour, Sirk prend ainsi à revers une représentation hollywoodienne traditionnelle des enfants comme la promesse qu’une nouvelle génération échappe aux pesanteurs qui ont empêché ses aînés de connaître le bonheur. Chez le cinéaste, ils ne sont que les reflets grossis des travers de la génération qui les précède – rappelons que Sirk se définit lui-même comme pessimiste. Sur ces figures des enfants, le cinéaste explique à Jon Halliday : « Je suis extrêmement intéressé par le contraste entre enfants et adultes : il y a un monde qui regarde un autre monde qui disparaît, mais ce nouveau monde ne sait pas encore si son destin sera similaire… Le regard d’un enfant est toujours fascinant. Il semble nous dire : est-ce cela que le destin me réserve ? Le problème reste : est-ce que les enfants sont purs ? Je ne crois pas. Leur innocence sera détruite. Ce sont les symboles de la mélancolie, pas de la pureté. En général, on met les enfants à la fin des films pour montrer qu’une génération nouvelle arrive. Dans mes films, je voulais montrer exactement le contraire : je crois que ce sont les tragédies qui recommencent sans cesse… »

Les propos de Sirk montrent bien ici qu’il a conscience de convoquer des motifs du cinéma hollywoodien d’une manière qui va à l’encontre de leur emploi traditionnel. Or, au moins autant que la structure globale propre au mélodrame – dont on vient de voir qu’elle enrichit presque automatiquement toute œuvre qui s’y rattache d’une dimension de critique sociale, ce sont ces motifs éculés et propres au genre qui, lorsqu’ils sont détournés ne serait-ce que légèrement, peuvent servir de supports à un discours critique. De tels motifs peuvent être aussi bien thématiques que narratifs, visuels ou sonores. Le style de narration et de mise en scène de Sirk s’en trouve chargé d’un double impact : non seulement esthétique et émotionnel mais potentiellement politique.

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