Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

DOUGLAS SIRK : UNE EXISTENCE MÉLODRAMATIQUE

La vie de Douglas Sirk est émaillée de tournants qui pourraient fournir à un scénario de film l’un de ces retournements de situation dont il a été vu en introduction qu’ils caractérisent entre autres le mélodrame. Au moins pour ceux survenus dans la partie de sa vie qui précède son activité cinématographique hollywoodienne, il n’est pas impossible que ces drames aient aiguisé chez Sirk un rapport particulier à l’Homme et à la fatalité.


Rock Hudson, Jane Wyman et Agnes Moorehead entourent Douglas Sirk sur le tournage de Tout ce que le Ciel permet

Douglas Sirk naît Hans Detlef Sierck à Hambourg le 26 avril 1897, de parents danois à haut niveau d’éducation. Après des études d’histoire de l’art, c’est très vite dans le théâtre qu’il se lance, devenant précocement directeur d’un établissement, à Chemnitz, et traversant la crise financière allemande de 1922-1923 par une expérience de l’autogestion dont il ne garde qu’un souvenir amer. Comme Fassbinder plus de quarante ans plus tard, il y apprend les compromissions : lui adore le répertoire classique, mais il faut faire du chiffre, mettre en scène des comédies et… des mélodrames. Pourquoi pas, si cela permet par la suite de donner naissance à des productions plus personnelles ? La carrière hollywoodienne de l’artiste sera sous-tendue par le même type de réflexions.

La reprise économique allemande de la seconde moitié de la décennie 1920 coïncide avec une explosion de la carrière théâtrale de Detlef Sierck. Fort d’une grande culture classique et d’une connaissance intime et exhaustive de la dramaturgie que l’on retrouvera dans ses films, il doit en partie sa réputation à des personnages ambigus et déchirés, sans pouvoir prévoir que son entourage – une nation entière, dirait Fassbinder – s’en peuplera abondamment. L’artiste raconte à Jon Halliday l’arrivée au pouvoir des nazis comme une période d’une grande excitation nerveuse – exaltante pour certains, angoissante pour d’autres – au sein du milieu artistique allemand. Autour de lui, de nombreux employés de théâtres sont chassés de leurs postes. Lui s’assure un maintien à la direction du théâtre de Leipzig grâce au maire de la ville, un proche d’Hitler à l’époque, bien que non inscrit au Parti. A cette époque, Sierck connaît de très nombreuses déceptions liées à son entourage professionnel où il est fréquent que, du jour au lendemain, un collègue prenne sa carte au Parti et se retourne contre lui sous prétexte qu’il ne fasse pas de même. Le metteur en scène devient de plus en plus solitaire…


Les Piliers de la Société de Detlef Sierck (1935)

C’est à la même période, en 1934, qu’une mise en scène de « La Nuit des Rois » de Shakespeare à la Volksbühne de Berlin lui permet d’obtenir une proposition des producteurs de la UFA de venir réaliser des films dans leurs studios de Babelsberg. La Universum Film-AG est alors la plus grande société de production cinématographique d’Europe, à la structure comparable à celle de majors hollywoodiennes : production abondante, intégration verticale du travail, possession des infrastructures nécessaires aux tournages (studios, décors, costumes, accessoires, etc.) et à la distribution des films (salles de projection, etc.). Ce changement de discipline artistique et les gros effectifs de la UFA permettent à Sierck de faire davantage profil bas quant à ses opinions politiques opposées à celles – désormais dominantes – des nazis : « Il y avait un système étrange que j’appelais celui du « parallélisme ». On pouvait avoir en même temps une cote politique extrêmement basse et une cote artistique très haute, ce qui était mon cas », raconte-t-il.

S’il ne rencontre donc pas de gros obstacles liés au nazisme dans sa vie professionnelle et connaît des succès avec plusieurs des films qu’il réalise à l’époque, Sierck n’en est pas moins profondément marqué par la politique allemande de l’époque : « Ce qui s’est passé en Allemagne a totalement modifié ma vision du monde. Cela a fait de moi un pessimiste. (…) Depuis, je considère les gens avec une infinie prudence. » Il n’est pas impossible que la finesse des portraits de personnages ambigus (principaux comme secondaires, notamment dans Tout ce que le Ciel permet) trouve une justification au moins partielle dans ce rapport perverti aux autres que subit Sierck à cette époque. C’est en tout cas une hypothèse formulée par Jon Halliday.


Deltef Sierck et son fils Klaus

C’est pourtant dans sa vie privée que les répercussions du nazisme marqueront le plus douloureusement Sierck. En 1929, celui-ci divorce d’une première femme dont il avait eu un fils, alors âgé de quatre ans. D’après l’artiste, c’est en partie en réaction à son second mariage, avec une Juive, que sa première épouse devient nazie et embrigade leur fils avec elle. Les premières lois racistes mises en place par le Parti au gouvernement concernent notamment les unions mixtes (entre Juifs et aryens) et permettent à la première femme de Sierck de lui faire interdire en procès de voir son propre fils. Le physique avantageux et typiquement aryen de l’enfant en font en quelques années une icône du cinéma de propagande nazi, de sorte que la seule possibilité pour Sierck de regarder son fils grandir, c’est d’aller voir celui-ci sur un écran de cinéma. Il arrive à plusieurs reprises que le père tourne à la UFA sur un plateau attenant à celui où tourne son fils sans être autorisé à aller ne serait-ce que saluer celui-ci. Cette relation impossible avec son enfant, couplée aux difficultés croissantes rencontrées avec son épouse juive, pousse Sierck à fuir l’Allemagne. Pour toutes ces raisons familiales, ce départ intervient plus tard que celui de la plupart des artistes nationaux en désaccord avec le pouvoir nazi. Ce n’est qu’en 1937, après une carrière de trois ans seulement à la UFA, que sa femme et lui quittent Berlin pour Zurich, puis Paris, et enfin l’Amérique.

Arrivé aux Etats-Unis, Hans Detlef Sierck change son nom en Douglas Sirk et, après une longue période d’inactivité cinématographique dont la déception artistique est compensée par une activité d’éleveur et de fermier, peut enfin renouer avec le cinéma via des projets éclectiques (comédies, westerns, films d’aventures) sous contrat avec les studios Columbia puis Universal (cf. plus bas pour l’évocation de sa production de mélodrames à Universal). Au moins trois événements d’importances diverses marquent l’existence de Sirk après son arrivée aux Etats-Unis d’une sorte de « coup du sort » qui lui donnera la sensation, selon Jon Halliday, d’avoir toujours été « marqué par le destin ». Le 7 décembre 1941, Sirk rencontre le directeur de l’Opéra de San Francisco dans l’optique de prendre sa succession à la tête de l’institution quand une clameur interrompt leur déjeuner : « Pearl Harbor ! ». Le directeur lui dit qu’il lui semble dès lors plus raisonnable d’attendre pour rediscuter du poste – que Sirk ne décrochera jamais… Ce n’est que des années après la fin de la Seconde Guerre Mondiale que le cinéaste retrouve enfin la trace de son fils, disparu sur le front oriental. Cette nouvelle lui inspirera Le Temps d’aimer et le Temps de mourir (A Time to love and a Time to die, 1958), qui suit un jeune soldat allemand idéaliste et amoureux sur le front germano-russe.


Douglas Sirk dans les années 1980

A ce propos et à celui d’un dernier « coup du sort », Jon Halliday écrit : « Si Le Temps d’aimer et le Temps de mourir fut une secrète « imitation de la vie » [Imitation of Life est le titre original de Mirage de la Vie, le dernier film américain de Sirk], c’est la vie réelle qui se transforma en imitation des films de Sirk d’une façon extraordinairement tragique. A la fin de sa vie, Sirk devint presque totalement aveugle, d’abord d’un œil, puis du second. Il était à la fois angoissant et éprouvant d’entendre un homme qui avait réalisé la plus grande scène de cécité du cinéma dans Le Secret magnifique [Magnificent Obsession, 1954] me décrire la sensation qu’il éprouvait à la perte de sa vue. » De tels éléments biographiques sont à garder à l’esprit lorsqu’on entreprend une analyse du regard sur l’Homme que les mélodrames de Sirk laissent entrevoir et sur l’attachement du cinéaste aux grands tournants dramatiques qui caractérisent le mélodrame.

Très peu considéré par la critique étasunienne durant ses années d’activité à Universal (principalement du fait du caractère peu « noble » du genre mélodramatique), Sirk ne connaît une reconnaissance critique qu’après avoir mis un point final à sa carrière hollywoodienne avec Mirage de la Vie (1959) et s’être expatrié à Lugano, en Suisse, où il décède en 1987. C’est avant tout en France, au début des années 1960, que Jean-Luc Godard et François Truffaut s’emploient à révéler la dimension proprement stylistique de son cinéma. Dans les années 1970, la critique anglo- saxonne redécouvre son œuvre et y perçoit des vertus prophétiques : bien des films de Sirk préfigureraient les tensions sociales qui éclatent en Amérique au tournant des années 1960 et 1970 (émancipation féminine, mouvement des Civil Rights, etc.). Parmi les plus fervents admirateurs déclarés de Sirk compte Rainer Werner Fassbinder, qui découvre six de ses films lors d’un hommage à Munich en 1971.


Le nom de Douglas Sirk apparaît en couverture de Positif… en 1976 et 1982 !

Pour autant, il faut noter que la partie de l’oeuvre de Sirk à avoir gagner en notoriété après que celui-ci a quitté Hollywood est uniquement la dernière : ce que Jean-Loup Bourget appelle « les grands mélodrames Universal », du Secret magnifique (1954) à Mirage de la Vie (1959). Elle regroupe les mélodrames Tout ce que le Ciel permet (1955), Demain est un autre Jour (1956), Ecrit sur le Vent (1956, qui, avec Géant de George Stevens, inspire largement la série Dallas), Les Amants de Salzbourg (1957), La Ronde de l’Aube (1957), Le Temps d’aimer et le Temps de mourir (1958), en plus des deux « bornes » déjà citées. Ce sont six de ces films que Fassbinder découvre en 1971 (tous sauf Le Secret magnifique) et c’est cette période de production artistique qui fait l’objet de notre questionnement sur un paradoxe apparent : le style de Sirk semble s’épanouir plus que jamais durant la période même où il officie au sein d’un système de production hollywoodien connu pour être largement restrictif.

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