Douglas Sirk : Un mélodrame critique à Hollywood

Le mélodrame comme outil d’un cinéma politique,
une radicalisation de Sirk à Fassbinder (1/2)

AVANT-PROPOS

En entretien, un journaliste évoquait à Rainer Werner Fassbinder le « courage de faire des mélodrames ». Il est vrai qu’un genre aussi décrié tout au long de son histoire a quelque chose de peu « noble » qui peut rebuter l’artiste en quête de reconnaissance. Peut-être faut-il n’avoir rien à perdre pour « oser » le mélodrame. Les biographies de Douglas Sirk et de Rainer Werner Fassbinder sont même si douloureuses qu’elles nous inspirent une hypothèse terrible : peut-être faut-il « brûler » pour faire un cinéma flamboyant, être passionné pour signer des œuvres exaltées, quitte à paraître excessif voire ridicule à certains. A ceux qui possèdent ce que Fassbinder appelle « cette triste supériorité, chez les humains, de celui qui aime le moins. »

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INTRODUCTION : LE MÉLODRAME, TOUTE UNE HISTOIRE DU CINEMA

« Ce n’est qu’un mélo… » : il n’est pas rare, encore aujourd’hui, qu’une œuvre cinématographique soit qualifiée péjorativement de mélodrame. Le mélodrame a « mauvais genre » et essuie régulièrement les critiques suivantes : une forme confuse, un sentimentalisme, une facilité voire une simplification des articulations dramatiques, des effets sans subtilité, une outrance voire une vulgarité, une action invraisemblable et précipitée qui bouleverse toutes les règles de l’art et du bon sens et se termine toujours par le triomphe des bons sur les méchants, de la vertu sur le vice. Pareille énumération de clichés révèle néanmoins à quel point il est difficile de se positionner par rapport au mélodrame avec détachement, sans qu’une subjectivité excessive s’en mêle. Une raison à cela tient certainement au fait que le genre repose avant tout sur l’exaltation des sentiments des personnages et la recherche par les artistes qui y officient de l’émotion du spectateur.

Il s’agit historiquement d’un genre populaire et théâtral, né sous la Révolution Française et caractérisé stylistiquement par un mixte de paroles, de gestes, d’effets spéciaux et de musique d’accompagnement comme de chansons. Si le mélodrame retrouve, dans les débuts muets du cinéma, la dimension musicale qu’y rattache son étymologie, les analystes savent souvent en faire fi pour se concentrer sur le contenu narratif des œuvres. Les deux films principalement retenus pour l’analyse, Tout ce que le Ciel permet de Douglas Sirk (All that Heaven allows, USA, 1955) et Tous les Autres s’appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder (Angst essen Seele auf, RFA, 1974), font d’ailleurs de la musique une utilisation relativement pondérée.


Tout ce que le Ciel permet (cette image et les suivantes tirées du film : © Carlotta Films)

L’expression anglophone « romantic drama » illustre bien cette tendance à se détacher du critère musical en ce qu’elle est très tôt préférée par les artistes comme les analystes anglo-saxons à « melodrama ». Ainsi, on trouve des éléments mélodramatiques dans plusieurs classiques de la littérature du XIXe siècle, chez Balzac (Le Curé de Village), Stendhal (Le Rouge et le Noir), Hugo (Les Misérables) ou les sœurs Brontë (Jane Eyre, Les Hauts de Hurlevent), et les traditions littéraires et théâtrales paraissent se rejoindre précisément à la naissance du cinéma, à l’aube du XXe siècle. Le prolongement en question est évident dans un premier temps en ce qu’Hollywood, surtout, multiplie les adaptations cinématographiques de classiques littéraires rattachables au mélodrame. Mais, dès les années 1920-1930, avec principalement Frank Borzage et John M. Stahl, le mélodrame s’impose au cinéma comme un genre à part entière, une forme organisée autour de « motifs » reconnaissables et connus du public.

La définition, certainement la plus complète, que Jean-Loup Bourget donne du mélodrame hollywoodien (puisque c’est bien à Hollywood que le genre s’est constitué tel qu’on l’identifie jusqu’à aujourd’hui et tel qu’il a inspiré des déclinaisons dans d’autres cinématographiques du monde) est ainsi liée à ce qu’on peut percevoir comme des motifs, qui deviennent dès lors des critères d’appartenance au genre : « On définira comme « mélodrame » tout film hollywoodien qui présente les caractéristiques suivantes : un personnage de victime (souvent une femme, un enfant, un infirme) ; une intrigue faisant appel à des péripéties providentielles ou catastrophiques, et non au seul jeu des circonstances réalistes ; enfin, un traitement qui met l’accent soit sur le pathétique et la sentimentalité (faisant partager au spectateur, au moins en apparence, le point de vue de la victime), soit sur la violence des péripéties, soit (le plus souvent) tour à tour sur ces deux éléments, avec les ruptures de ton que cela implique. »


Quelques-unes des héroïnes les plus émouvantes du mélodrame hollywoodien classique : Joan Fontaine dans Lettre d’une Inconnue de Max Ophüls (1948), Dorothy Malone dans Ecrit sur le Vent de Douglas Sirk (1956), Shirley MacLaine dans Comme un Torrent de Vincente Minnelli (1959) et Natalie Wood dans La Fièvre dans le Sang d’Elia Kazan (1961)

Les évolutions historiques du mélodrame hollywoodien invitent néanmoins à dépasser une énumération trop rigide de critères ou du moins à constater que ceux-ci peuvent être présents d’un mélodrame à l’autre à des degrés très variables. A Hollywood, la production de mélodrames augmente avec l’arrivée du parlant en 1927 et c’est l’un des genres dominants des années 1930. Dans les années 1940, il se mêle largement au « film noir » (Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz ou encore Péché mortel de John M. Stahl, tous deux sortis en 1945) avant de connaître, dans les années 1950, une renaissance souvent qualifiée de « flamboyante » en rapport à la largeur nouvellement acquise par l’image (Cinemascope ou formats dérivés) et au Technicolor, aux tons saturés, presque irréalistes que celui-ci donne à l’image.

La décennie, généralement considérée comme l’âge d’or du genre à Hollywood, est dominée en matière de mélodrames par les adaptations romanesques (A l’Est d’Eden d’Elia Kazan, 1955, Guerre et Paix de King Vidor, 1956, Les Frères Karamazov de Richard Brooks, 1958), les reconstitutions du passé de l’Amérique, récent (Géant de George Stevens, 1956, La Fièvre dans le Sang d’Elia Kazan, 1961) ou plus ancien (La Fille sur la Balançoire de Richard Fleischer, 1955, La Forêt interdite de Nicholas Ray, 1958), les duos amoureux nostalgiques (Elle et lui de Leo McCarey, 1957), etc. Ces trois décennies au cours desquelles le mélodrame demeure un genre important à Hollywood, avant de décliner à partir des années 1960, correspondent précisément à la période dite de « l’Hollywood classique », que l’on borne généralement par l’avènement du parlant et celui de la télévision. C’est cette période, où Douglas Sirk est l’un des représentants les plus éminents du genre, qu’idéalise l’Allemand Rainer Werner Fassbinder et dont il s’inspire pour infléchir son approche personnelle du cinéma au tournant des années 1970.

Douglas Sirk a ceci de particulièrement intéressant au sein de la décennie 1950 qu’il est certainement le cinéaste dont les mélodrames sont les plus directement en prise avec la réalité de leur temps. Il tend ainsi à exemplifier plus que n’importe lequel de ses contemporains une analyse que Bourget livre du genre : « Si les « ficelles » du mélodrame sont, avec la même aisance, catastrophiques ou providentielles, le fatum mélodramatique est toujours politique ou social plus que véritablement métaphysique. » Sans renoncer aux « ficelles » mais avec il est vrai un fort ancrage social, Sirk et plus tard Fassbinder se servent du mélodrame comme processus de transmission de sens à même de parler de manière critique de leur époque d’activité privilégiée, les Etats-Unis des années 1950 et la RFA des années 1970.

Pour l’analyse, trois grands niveaux nous intéressent : le contexte historique et artistique de production des oeuvres, le genre mélodramatique comme porteur de grandes thématiques et, plus précisément, les motifs mobilisés et le sens qu’ils peuvent porter à eux seuls. Non seulement pour des raisons évidentes de chronologie mais également parce qu’une complexification semble être à l’oeuvre dans la transmission d’une inspiration de Sirk à Fassbinder, on se centrera principalement sur le premier dans la présente partie, puis sur le second par la suite. En une sorte de construction globale « en miroir » (on verra l’importance de ce motif chez les deux cinéastes), après être arrivé, avec Sirk, du cadre de production des œuvres au genre mélodramatique et à ses motifs comme instances dans lesquelles un regard critique se révèle, on partira pour Fassbinder du particulier – l’appropriation du genre (et celle, illusoire, du système hollywoodien) – pour élargir progressivement à tout ce que celle-ci révèle de vécu personnel et de visions politiques, pour terminer enfin sur le cadre de production des œuvres, le regard qu’y pose Fassbinder et l’idéal qu’il souhaite y opposer.

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