Combien de scénaristes faut-il pour écrire un film à Hollywood ?

Plongée au cœur de la politique controversée d’un très puissant syndicat d’auteurs1

Pour soumettre un document à une compagnie signataire, un studio par exemple, il faut être un professional writer. Le MBA (Minimum Basic Agreement) le définit comme une personne ayant été employée par un studio de télévision ou de cinéma pendant treize semaines au moins, ayant été créditée au générique d’un film ou d’un téléfilm (séries incluses), ou ayant reçu un crédit, une mention pour une production professionnelle de théâtre ou une nouvelle publiée. Pourtant, le Writers Guild ne requiert pas automatiquement ces critères pour en devenir membre.

LA CRÉATION DU WRITERS GUILD OF AMERICA

En 1933 la dépression économique atteint son paroxysme et les États-Unis comptent trois millions de syndiqués. Le 4 mars, Franklin Delano Roosevelt est élu 32ème Président d’un pays dont le nombre de chômeurs atteint, à la fin de l’année, un quart de la population active. Une brèche sociale vient de s’ouvrir et un monde sépare désormais les années 1920 des années 1930. Hollywood est aussi durement touché par la crise. En 1935, cinq mille salles de cinéma sur seize mille ont fermé et Hollywood voit émerger une série de petites maisons de production comme Monogram, fonctionnant avec de maigres budgets et des tournages rapides propices au développement de la série B. Mais au lieu de s’effondrer complètement, l’industrie du film opte pour un effort de mutation. Avant le krach boursier de 1929, le cinéma entamait déjà l’une de ses plus importantes métamorphoses, assurant dès 1926 sa transition vers le parlant (création de Vitaphone corporation), d’abord aux États-Unis puis dans le reste du monde quelques années plus tard (1930 en Italie ou 1931 en Inde). Cette évolution génère une augmentation des moyens techniques qui oblige les studios américains à se restructurer profondément. La mise au point de nouveaux objectifs façonne la profondeur de champ et rend plus aisé le jeu des acteurs qui voient leur renommée grandir, au même moment où évolue le concept du star system. Deuxièmement, tout au long des années 1930, Hollywood se présente en terre d’accueil pour les cinéastes européens qui décident de fuir les agitations politiques du vieux continent. Or, ces cinéastes, ce sont Douglas Sirk, Billy Wilder, Fritz Lang et Otto Preminger pour les plus connus, ceux-là mêmes qui apportent un savoir-faire, une culture et qui redonnent du souffle à l’industrie américaine du film. L’influence de l’expressionnisme cinématographique allemand se répercute très directement aux États-Unis, à travers les films fantastiques comme Dracula de Tod Browning (1931) et King Kong de Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack (1933) qui participent à la gloire d’Universal, alors le studio le plus ouvert aux immigrants.

Hollywood est en pleine adolescence, en pleine découverte d’elle-même, en pleine transformation d’un mouvement qui se débarrasse des dernières formes d’artisanat et de mécénat pour laisser place à une industrie organisée et syndiquée, c’est-à-dire à un seul pôle dominant fonctionnant sur la base d’un professionnalisme sans faille, où des équipes intégrées de réalisateurs, producteurs et scénaristes, travaillent en symbiose sur un mode industriel et sont capables d’offrir aux spectateurs désenchantés par le réel leurs plus beaux spectacles.
Grâce aux nouvelles techniques, les mélodrames se complexifient. Ernst Lubitsch trouve dans le son une matière extraordinaire pour faire exister pleinement la théâtralité de son cinéma. Les comédies musicales étourdissent de bonheur les spectateurs des années 1930 et d’au-delà. Le son multiplie les possibilités d’écriture, d’intrigues, d’histoires, et déporte les dialogues de la scène aux écrans. L’enregistrement vocal déplace surtout le cinéma d’un monde à l’autre, vers une contrée nouvelle, moderne et bouleversante, à laquelle l’industrie doit s’adapter en évoluant au rythme de la révolution qu’elle constitue. Car pour faire parler les acteurs, il faut des scénaristes, puis des dialoguistes, dont la suprastructure hollywoodienne ne tarda pas à exiger le même professionnalisme. Or, au moment où le cinéma se mit à parler, la profession n’existait pas encore.

À partir de 1927, Hollywood commença par importer des pièces de Broadway dont le Dramatists Guild interdisait de changer le moindre mot sans l’accord des vénérés auteurs de théâtre. Le Screen Writers Guild fut fondé dans cet esprit : celui de redorer le blason des scénaristes, des auteurs de cinéma : “The Guild provides a unique service to the entertainment industry in determining writing credits. The system for determining writing credits has been developed over several decades by WRITERS for WRITERS.”2 Le système d’attribution des crédits qui leurs sont accordés fut donc moins pensé pour déterminer la paternité des œuvres que pour renforcer le statut des scénaristes. Et c’est cette nuance qui, en faisant de l’importance du statut une plus forte priorité que la reconnaissance de tous les auteurs, nous conduit au cœur d’une contradiction.

C’est en 1933 que dix scénaristes redonnent vie à ce qui n’est encore qu’une association, un social club, appelé The Writers. Howard J. Greene, qui a écrit Morning Glory de Lowell Sherman (1933) avec Katharine Hepburn, et The Kid Brother (1927) avec Harold Lloyd, avant de travailler pour la télévision jusqu’à la fin des années 1950, devient le premier Président du Screen Writers Guild, suivi par Howard J. Lawson, dont on connaît le Sahara (1943) avec Humphrey Bogart. Le 10 Octobre 1940, les producteurs s’accordent à reconnaître le Screen Writers Guild comme la seule entité officielle en charge des négociations concernant les scénaristes professionnels. Dès lors, chaque producteur engageant l’un d’eux devra se rapporter au Minimum Basic Agreement pour l’examen de leurs contrats. Ce premier contrat avec les studios donne au Guild le droit fondamental de leur attribuer des crédits. Autrement dit, il donne au Guild le pouvoir immense de déterminer qui sera l’auteur du film en attribuant avec cette mention, une parenté officielle qui offre à ce dernier les possibilités d’être reconnu, promu et récompensé. Mais, en n’autorisant qu’une à trois mentions pour des scénaristes ou équipes de scénaristes, il instaure la première contradiction de son histoire, celle qui nous intéresse particulièrement : pourquoi ne créditer au générique d’un film qu’un ou deux écrivains quand dix ou vingt ont participé, de près ou de loin, à la version finale du scénario ?
Entre la fin des années 1940 et le début des années 1950, l’activité qui se développait au cinéma, doublée de l’importance croissante puis déterminante de la télévision, obligent le Screen Writers Guild à se bureaucratiser et se structurer plus fortement. En 1951, cette dernière représente tous les scénaristes de télévision de la côte Ouest. C’est en 1954 que les cinq divisions, réparties sur les deux côtes, fusionnent enfin pour donner naissances aux Writers Guild of America West et Writers Guild of America East.


The Writers Guild West building, LA

Il serait trop ambitieux de retracer une histoire complète de l’organisation. Pensons simplement que le WGA a évolué, depuis les années 1950 (au gré des nombreuses grèves qui ont secoué l’institution en 1973, 1981, 1985, 1988 et plus récemment celle de 2007 qui a duré cinq mois et qui a coûté un demi milliard de dollars à l’industrie du divertissement), vers la formation d’un syndicat absolu, représentant tous les aspects de l’artiste syndiqué, militant pour ses droits et la protection de son travail. Le Writers Guild est donc responsable des droits de création et des protections sociales de l’auteur garantis par le MBA, charte pivot, essentielle et unique, la Bible du WGA dont les contrats doivent être renégociés tous les trois ans avec l’accord de l’AMTP (Alliance of Motion Picture and Television Producers), qui est le représentant légal direct des studios. L’AMTP est un petit groupe d’avocats très influents, qui effectuent le lien entre les syndicats et les chefs exécutifs des studios. Autrement dit, l’AMTP est le représentant légal des directeurs des studios et de leurs producteurs. Le Minimum Basic Agreement définit les salaires, les bénéfices et les profits, les retraites3, les conditions de travail et les droits d’auteur des scénaristes affiliés au Guild. Chaque négociation est l’objet de consultation intense visant à faire évoluer leurs droits. Le dernier contrat négocié en 2011 sera effectif jusqu’en Mai 2014. Aujourd’hui, avec l’accord de l’Alliance of Motion Picture and Television Producers, le WGA représente plus de douze mille scénaristes de télévision et de cinéma. Il est impossible de concevoir cette profession sans se rapporter au rôle joué par le syndicat, pas plus qu’il n’est possible d’appréhender les métiers du cinéma sans rappeler l’importance de ces mêmes syndicats, qui représentent désormais toutes les divisions de l’industrie du film américaine, des sociétés de camions aux ingénieurs du son, en passant par les cascadeurs ou les éclairagistes.

ACTIONS ET CONTRADICTIONS D’UN SYNDICAT D’AUTEURS EXTRÊMEMENT PUISSANT

La responsabilité accordée au Guild de délivrer des crédits de « parenté » d’une œuvre est au cœur de son fonctionnement. Elle est aussi la plus intrigante. Dans l’industrie américaine du film et de la télévision, le statut de scénariste (au sens large des writers en anglais, qui incluent tous les pans de l’activité, des screenwriters, rewriters aux story writers et story editors) est entièrement déterminé par les mentions qu’il obtient au générique d’un film, et sa renommée grandit avec le nombre de films ou de séries auxquels son nom est attaché. Les mentions leurs sont attribuées pour la participation à la création d’une œuvre (« for the act of creation in writing for the screen », d’après le Screen Writers Manual). Cette vague dénomination inclut – et de ce fait sépare – l’écriture de l’intrigue, celle des personnages, les dialogues et la structure globale où se rattachent toutes les scènes du film.

L’administration d’un système d’attribution des plus précis et qui se veut équitable, est pour ainsi dire l’organe central du fonctionnement du syndicat. Le Screen Writers Manual indique que la délibération se fonde sur le principe essentiel de la vérité et de la précision concernant la parenté de la création (« The guiding principle of this system of credit determination is that the writing credits should be a true and accurate statement of authorship »). Chaque année, le WGA tranche plus de cent cinquante cas, tentant d’attribuer les différentes composantes de la structure scénaristique (l’histoire, les dialogues, l’adaptation, les scènes d’actions, le récit) aux auteurs qui en sont les parents respectifs. Or, le processus d’arbitrage est extrêmement délicat. La délibération est une machine complexe et technique qui sera présentée plus loin.
Mais au-delà du mécanisme, il faut comprendre que l’enjeu de la réponse d’attribution des crédits est immense pour les scénaristes et leurs agents. D’abord, ils sont la seule monnaie des premiers, et même un professionnel renommé n’en obtient un, en moyenne, que tous les quatre ou cinq ans. Une bénédiction : ils sont la voie sacrée, les pierres précieuses qui tracent le chemin des écrivains à travers le système hollywoodien, jusqu’à obtenir des aubaines financières et, après des dizaines d’années, la renommée escomptée, c’est-à-dire la visibilité au sein d’une mécanique étouffante et sans pitié. Un agent peu également utiliser les crédits de son client pour booster ses frais, de deux cent à trois cent mille dollars par film. Ceux-ci génèrent habituellement des credit bonus de la part des studios – des centaines ou des milliers de dollars – qui garantissent aussi des residuals, un pourcentage sur les ventes DVD, le câble et les chaînes étrangères (un des motifs de la grève de 2007 était une demande d’augmentation de cette source de revenus, avec celle des sorties de films sur internet). Ces pourcentages peuvent atteindre des sommes astronomiques lorsqu’il s’agit de blockbusters dont la distribution internationale s’étend sur la majorité des territoires.

Il y a également un enjeu plus personnel : gagner un arbitrage, obtenir un crédit, c’est finalement obtenir son dû. En revanche, perdre un arbitrage, c’est se voir refuser l’authenticité de son travail. Il existe dans ces situations, et pour cette raison simple, une dimension conflictuelle extrêmement puissante. Lorsque Jerico Stone perdit celui de Panique sur Florida Beach de Joe Dante (1993) et qu’il reçut story by à la place de screenplay by, il fut si en colère qu’il tenta de remplacer son nom par le pseudonyme « Fuck », ce que le syndicat refusa… Quelques années auparavant, un scénariste déjanté, qui venait de perdre son crédit après la délibération des arbitres du WGA, fit irruption dans l’audience du Policy Review Board armé d’un revolver.

Or, Hollywood fait souvent appel à de jeunes auteurs tapis dans l’ombre pour dessiner des intrigues, voire des développements. Mais ces projets qui manquent de caractère – même si la trame générale d’un synopsis peut être conservée – sont ensuite confiés à des scénaristes de première classe, spécialisés dans la réécriture de projet. Ceux-là, qui ont pour but d’aiguiser le relief des personnages pour les rendre originaux et de tailler dans le papier les mécaniques de développement pour les approfondir, font partie d’un petit groupe que le système paie trois cent mille dollars par semaine, éventuellement un million de dollars, quand il s’agit de boucler un film rapidement tout en le rendant brillant, efficace. Ces habitudes de l’industrie de l’écriture, où l’on assemble un scénario à la manière des pièces détachées de la chaîne de montage, font souvent défaut aux vrais créateurs, aux initiateurs.

L’EXEMPLE DE PRETTY WOMAN

J.F. Lawton fut le seul auteur crédité au scénario de Pretty Woman (1990). Pourtant, c’est la participation d’autres scénaristes au projet qui enthousiasma les professionnels d’Hollywood, jusqu’à faire passer Lawton pour un imposteur. Barbara Benedek, qui fut l’une des scénaristes additionnels, travailla seulement sur le personnage de Julia Roberts, qu’elle approfondit et démarqua de celui qu’avait créé son prédécesseur. Elle en fit l’héroïne décalée qui valut à l’actrice sa renommée internationale, la prostituée pétillante et joyeuse, toujours célèbre aujourd’hui et qui permit au film d’avoir un si grand succès. Ce que Barbara Benedek accomplit constitue un travail de réécriture assez court, voire sommaire, limité à la révision de quelques scènes, à l’ajout de quelques touches d’humour, mais dont l’impact sur la dynamique et la sensation produite par le film (et Julia Roberts) fut décisif. Evidemment, une fois racheté par le Studio Disney, le script allait automatiquement évoluer vers la comédie sentimentale (l’histoire originale fut réécrite à la demande de Jeffrey Katzenberg afin de la faire ressembler à un conte de fées). Sa fin, présentée comme une variation féministe autour du thème de Cendrillon, n’a pas été écrite par Lawton, dont le premier scénario, à l’allure plus réaliste, était destiné à imaginer un film plus sombre et indépendant – le titre de Lawton, Three Thousands, qui fut modifié par la suite, était révélateur d’une manière moins consensuelle d’aborder la prostitution.

Pour cette raison, l’arbitrage eut lieu essentiellement entre Lawton et un autre intervenant, Stephen Metcalfe, à qui l’on doit la touche générale du film, celle qui fit de Pretty Woman une comédie. Barbara Benedek, au contraire, ne se positionna jamais contre Lawton et ne chercha jamais l’obtention d’un crédit car elle estimait que seul ce dernier était à l’origine de tous les éléments fondamentaux du film. Si Lawton fut mentionné en tête de générique, c’est parce qu’il était l’auteur d’un matériau original dont la mécanique générale lui appartenait même si ce qu’il en restait, dans la version finale du film, était minime. Deuxièmement – et c’est là la raison officielle qui empêcha le Guild de promouvoir l’originalité des scénaristes subséquents – aucun des autres rewriters qui succédèrent à Lawton ne réécrivit plus de 50% du scénario original, règle du Guild pour obtenir un crédit lorsqu’on réécrit une histoire originale. Pourtant, ce sont tous les éléments ajoutés au premier script qui ont conféré au film son caractère (dialogues, humour, personnages, légèreté et regard approbateur conférés à un thème sérieux et polémique). Étrange, cette capacité à refouler l’originalité au profit de la loi des numéros.

Phil Alden Robinson, réalisateur et scénariste de Jusqu’au Bout du Rêve (1989) avec Kevin Costner, avait imaginé ce faux exemple pour illustrer le plus grand paradoxe du système des crédits : disons que nous allons faire un film sur la vie du grand magnat de la presse et milliardaire tourmenté, Charles Foster Kane. Celui-ci naît dans la pauvreté avant d’hériter d’une fortune considérable, il fonde ensuite un journal puis il meurt. Maintenant, imaginons que le studio engage un nouveau scénariste pour régler quelques détails : il propose que le film débute peu avant la mort de Kane, au moment où il prononcerait, juste avant de s’éteindre, une parole mystérieuse : « Rosebud », et tout au long du film un reporter chercherait à comprendre le sens de ce mot. Ces quelques pages ajoutées au scénario de Citizen Kane ne remplissent pas le quota minimum d’obtention d’un crédit. Son auteur ne pourra jamais prétendre à aucune reconnaissance officielle de la part du Guild, et, courant d’un film à l’autre, il continuera de s’effacer sous l’ombre de ses idées. Mais ne sont-elles pas ces mêmes pages, ces 10% que le système ne reconnaît pas, qui font le film ?

L’EXEMPLE DE HULK, D’APRÈS UNE ÉTUDE DE CAS DU NEW YORKER4

Deux ans avant la fin du tournage du film d’Ang Lee, James Schamus avait écrit un scénario sur la métamorphose du géant vert, Hulk. Schamus avait raison de croire que celui-ci allait être porté à l’écran car il connaissait bien le cinéaste taïwanais, pressenti par Universal pour diriger l’adaptation. Ensemble, ils avaient déjà produit, écrit et co-écrit, plusieurs de ses films dont Ice Storm (1997) et Tigre et Dragon (2000). D’autre part, Schamus était à l’époque Vice-Président de Focus Features, une division d’Universal Studios qui disposait des droits d’adaptation de Hulk et qui prévoyait depuis plusieurs années d’accélérer le développement du projet.
Pourtant, il y avait aussi des raisons de douter. Pendant sept ans déjà, huit scénaristes ou équipes de scénaristes s’étaient bousculés devant le portail d’Universal, en déposant aux pieds de l’Olympe des têtes dirigeantes d’Hollywood les scénarios I, II, III, IV – VIII de ce qui devait être l’adaptation du célèbre personnage de comic books. Mais adapter une saga de super-héros est une tâche contraignante : il faut écrire une scène d’origine qui explique la façon, logique ou fantastique, dont celui-ci obtient ses pouvoirs (accidents biologiques ou physiques, héritages, implication de la famille ou d’un parent disparu dont on redécouvre le passé caché, etc.) ; toutes les dix pages, il faut voir le héros se déchaîner au milieu d’une scène d’action (ce que le producteur Joel Silver appelle les « whammo », qui sont, selon ses explications, toutes les scènes susceptibles de faire avaler plus de popcorn au spectateur) et le film doit s’achever sur un combat final et prolongé entre le super-méchant et le super-héros, à la manière d’un point d’orgue musical ou d’un troisième acte d’opéra. Beaucoup d’options, plus ou moins farfelues – Bruce Banner fréquentant des délinquants à Las Vegas ou Bruce Banner préparant une mission sur Mars – furent présentées au Studio.

James Schamus, qui prétendit reprendre le projet de zéro, se fixa une ligne directrice centrée sur la relation père-fils qui alimente toutes les étapes fondatrices du film. A l’aide de nombreux flash backs, censés réanimer le passé brutal de Bruce Banner pour l’aider à comprendre la disparition de ses parents, et de rêves en images de synthèse qui épaississent la trame psychologique du récit, Schamus fit moins de Hulk un film de super-héros qu’un drame familial. Universal approuva le projet de Schamus d’après lequel Ang Lee, confortablement assis sur un budget de cent trente sept millions de dollars, organisa le tournage du film. Celui-ci achevé, Schamus n’attendait plus qu’une chose : obtenir son crédit de scénariste pour le travail qu’il avait accompli. Dans une interview, le producteur rappelle l’originalité de la version de Schamus et sa dimension de tragédie grecque.
Une fois le montage terminé, le studio – qui est l’« auteur » du film dans la mesure où il en détient tous les droits – est prié, d’après la règle numéro une du Minimum Basic Agreement, de soumettre au WGA – ici, en termes exacts – une notice of tentative writing credit. Cette notice doit énoncer tous les participants, c’est-à-dire tous les écrivains impliqués à n’importe quel niveau ou étape de l’écriture du film. Elle établit également une liste des accréditations potentielles. Les participants à un projet ont le droit, toujours d’après le MBA, de se réunir et de conclure des accords. Le studio est aussi obligé de leurs fournir la version finale du scénario sur lequel s’est enfin fondé le travail du réalisateur. Chacun peut ainsi apprécier et évaluer librement sa contribution au film. À partir de là, trois solutions peuvent être envisagées :

– Les participants acceptent la liste des crédits telle qu’établie par la notice
– Ils se consultent une dernière fois sans protester
– Enfin, ils ont également le droit de contester la distribution en protestant sous la tutelle du WGA qui est responsable, dans tous les cas, de la validation de l’attribution des crédits.

En revanche, les arbitrages sont obligatoires si l’un des scénaristes est aussi producteur et/ou réalisateur du film, certainement pour contrôler l’abus d’autorité au sein des studios. On compte quatre autres cas spécifiques qui entraînent une procédure automatique : si trois personnes doivent partager un crédit de scénariste, si les mentions screen story ou television story sont proposés à une personne, si une mention Adaptation by est en jeu et enfin (dans le cadre de la télévision seulement) si un crédit Developed by est proposé.
Autrement, n’importe quel participant au montage du scénario peut demander un arbitrage.
Schamus en obtint donc un de manière automatique dans la mesure où il était aussi l’un des producteurs du film. Au moment où Universal s’apprêtait à planifier le générique tel que « The Hulk, written by James Schamus », certain que sa notice serait approuvée par le WGA, cinq scénaristes ayant collaboré au projet soumirent à la dernière minute une demande d’arbitrage. Or, décider de la parenté d’une scène ou d’un dialogue peut prendre des heures. Une majorité de deux arbitres sur trois suffit à trancher, mais les responsables de la délibération sont si souvent en désaccord que le Guild nomme un consultant externe pour trancher le débat.

Le Screen Credits Manual détaille le processus d’arbitrage. La procédure requiert que trois scénaristes anonymes, dont les noms sont confidentiels, lisent les projets de scénarios des personnes qui en réclament. La Screen Arbiters List, d’après laquelle sont élus les arbitres, inclut des scénaristes qui appartiennent au W.G.A. depuis cinq ans au moins ou qui ont déjà obtenu trois crédits dans leurs carrières. De plus, au moins deux des trois arbitres doivent avoir participé à deux précédents comités. Les documents, qui se plient à la consigne d’anonymat du Screen Credits Manual, sont fournis sous la forme suivante : « Screenplay by Writer A », « Writer B ». Les comités fondent leurs analyses sur la base de tous les matériaux qui ont conduit à l’élaboration du scénario et, dans le même temps, forcent les scénaristes à rédiger un rapport personnel dans lequel chacun d’eux défend son influence dans le scénario final. Ce rapport est leur seule opportunité de communiquer et de défendre sa contribution au projet final. Aucune restriction n’est imposée à la rédaction du rapport. Enfin, ils comparent les différents projets avec la version du film qui vient d’être tournée et montée.

Le système d’attribution et les critères sont très complexes, mais généralement, les scénaristes qui travaillent sur l’adaptation d’une source externe, comme une nouvelle ou un comic book, doivent avoir écrit un minimum de 33% du scénario utilisé pour le tournage du film pour obtenir un crédit (screenplay credit), tandis que les scénaristes additionnels doivent avoir participé au moins à hauteur de 50% à la réécriture d’un scénario original pour en avoir un. L’auteur de ce dernier, le premier soumis au studio, reçoit automatiquement une garantie de la part du studio et du syndicat qui lui assure la parenté de l’histoire (un crédit story by). En réalité, cette option est un choix de seconde zone pour des scénaristes de premier plan, car ceux accrédités d’un story by établissent simplement l’intrigue globale et le thème de l’histoire. Un scénariste a également le droit de faire appel au WGA Policy Review Board s’il estime que l’un des arbitres a dérogé les règles.
Le verdict tomba en avril 2003, quelques mois après le tournage du film. L’arbitre N°3 conclut en faveur de Schamus, qui aurait donné au scénario sa matière principale, c’est-à-dire la relation père-fils qui nourrit en fond le récit. Ainsi, seul le premier auteur, Writer I, devrait entrer en considération dans les négociations. Pourtant, les deux autres arbitres détectèrent, lors de la projection, des rythmes et des idées étrangères au papier de Schamus. La décision finale fut confuse. La voici telle que présentée par Imdb (y sont rajoutées les précisions du WGA) :

Writing credits
(WGA)

Stan Lee
(Marvel comic book character) and
Jack Kirby
(Marvel comic book character)
James Schamus
/ Writer I (story)
John Turman
/ Writer A (screenplay) and
Michael France
/ Writer C (screenplay) and
James Schamus
(screenplay)

L’étrangeté de la décision est issue du fait que Schamus écrivit sa version bien après que Turman et France quittèrent le projet. Dans sa lettre adressée au Guild, James Schamus insista fortement pour qu’on reconnaisse qu’aucune des idées de ses prédécesseurs, selon lui toutes issues des comic books, n’avaient perduré dans son scénario. A l’inverse, France et Turman, furieux que Schamus ose réclamer un crédit pour lui tout seul, estimaient qu’il n’avait fait que broder autour d’un schéma préalablement défini par eux des années auparavant. Deuxièmement, nous savons qu’un réalisateur, ou un producteur travaillant à la réécriture d’un projet, est automatiquement soumis à l’arbitrage du Guild et doit contribuer à hauteur de 50% du nouveau scénario pour être crédité. En outre, il est de coutume que dans la distribution des mentions, les noms soient cités par ordre décroissant de participation, de haut en bas. La distribution de Hulk prête à confusion, puisqu’elle laisse entendre que Schamus a écrit au moins la moitié du scénario final sachant que John Turman et Michael France – qui devraient être les auteurs d’au moins 33% de clui-ci – ont écrit plus que lui, sans toutefois avoir obtenu un story credit.

Les trois scénaristes crédités pour leur travail sur le film d’Ang Lee ont écrit des scénarios très différents, chacun donnant à Bruce Banner un relief, une attitude et une histoire spécifiques. On l’a déjà dit, Schamus fit du père un élément sombre, distant et fascinant mais tout autant central dans le projet, puisqu’il tisse le lien entre la création de Hulk, sa disparition, la menace qu’il constitue et les personnages secondaires, Betty Ross et son père (le colonel), dont il conditionne les relations avec Bruce. Schamus a également inventé les chiens fous, que le père de Bruce a créé en secret, et a élaboré certaines scènes d’action. Schamus prétendit ne pas avoir pris la peine de lire les documents de ses partenaires avant d’envoyer son rapport au Writers Guild, un papier de deux pages qu’il concluait par un enjoué et provocateur « I hope it won’t be so difficult », impliquant, avec ironie, qu’il ne sera pas dur de reconnaître son travail dans le film.


James Schamus

En faisant prédominer l’intrigue, les personnages et leurs motivations, les règles d’arbitrage du Guild accordent moins d’importance aux dialogues, qu’elles relèguent en général pour des blockbusters inconsciemment aux rangs des finitions, d’étape secondaire du projet scénaristique. Les priorités littéraires de Hulk sont évidemment différentes de celles d’un film de Rohmer. Dans son rapport de vingt pages, John Turman, diplômé en droit, soulignait ce point, soutenant qu’un film d’action doit sa qualité à l’ambition de sa construction dramatique et celle de ses scènes d’actions plus qu’à la qualité des dialogues. De plus, dans une adaptation, faire valoir une histoire originale sur la base d’éléments incontournables de l’œuvre originale est primordial.
Ainsi dans un film d’action adapté d’un comic book, qui est une œuvre originale, la valeur ajoutée du travail scénaristique, le cœur du projet d’écriture, se trouve dans la sélection des possibilités que l’histoire originale peut offrir. Dans le cas de Hulk, ce sont 500 histoires différentes déployées sur 40 ans de dessins. Pour cette raison, les membres du Guild ont tendance à faire la différence entre les « screenplay elements » (tout élément que le scénariste doit mettre en évidence, développer, voire créer à partir de l’histoire originale) et les « story elements », autrement dit des éléments conducteurs déjà présents dans l’histoire originale et qui doivent se répéter dans l’adaptation. Par exemple, Hulk est un « story element » ; les chiens mutants que Schamus invente à partir d’un autre « story element » et le père biologiste sont des « screenplay elements ».

Après avoir perdu l’arbitrage, James Schamus prit le temps de lire les scénarios de Turman et France. Il écrivit ensuite une violente lettre de neuf pages adressée au Policy Review Board qui le reçut en appel. Pendant son audition, Schamus fit remarquer à ses auditeurs qu’aucun des « screenplay elements » qui auraient prétendument contribué au scénario final n’avaient été détaillés dans le verdict des arbitres. Gerald Ayres, un des arbitres, lui répondit alors que lorsqu’on lit toutes les versions d’un même film, il arrive d’être fatigué et de faire des confusions. Avant de quitter l’audience, Schamus répliqua que les arbitres avaient manqué à leur devoir professionnel. Finalement, le débat concernant l’étrangeté de la décision dura moins de dix minutes et la décision originale fut conservée. Lors de la première du film au Universal Amphitheatre de Los Angeles, Turman alla trouver Schamus, qu’il ne connaissait pas personnellement, pour le féliciter et lui avouer en fin de compte qu’il ne reconnaissait dans le film que très peu de choses qu’il avait écrites : « I realized that Schamus’s rage is not at me ; it’s at the Guild for daring to treat a James Schamus as they would a John Turman » (Je me suis rendu compte que la colère de Schamus n’avait rien avoir avec moi ; elle était destinée au Guild pour avoir osé mettre nos travaux sur un pied d’égalité).

CONCLUSION

Ce que l’analyse de l’arbitrage des crédits montre, c’est que le système hollywoodien est dominé par des personnalités installées, âgées, qui favorisent une mécanique qui agit sans se préoccuper de tous les facteurs humains. Ainsi, il n’est pas choquant que dix ou trente écrivains participent à l’écriture du même film et que l’on attribue le travail à un seul artiste jouissant d’une grande renommée, que l’on paye un million de dollars pour « boucler » le film. Lorsqu’il arriva dans les bureaux de la Paramount qui l’avaient engagé pour écrire le scénario de Mission Impossible II (2000), les producteurs annoncèrent à Robert Towne, scénariste oscarisé pour Chinatown (1974), que toutes les scènes d’action, la scène d’ouverture et les scènes d’amour avaient déjà été écrites par une équipe affiliée au Studio, et que tout ce qu’il lui restait à faire était d’inventer un récit qui pourrait relier de façon cohérente ces éléments. Pire, certaines grosses productions n’ont même pas d’auteurs particuliers et se construisent à l’aide de stratégies marketing visant à déceler les goûts du moment…

Le WGA cherche à entretenir le mythe du scénariste unique ou du co-scénariste sans voir qu’un film peut être le fruit d’un travail d’équipe. Que reste-t-il du modèle traditionnel, et un peu fantasmé, de l’auteur solitaire et dépouillé qui, penché au-dessus de sa machine à écrire, ne s’en tiendrait qu’à son génie et dont les œuvres ne connaîtraient aucune frontière, aucun intermédiaire, entre le clavier et l’écran ? Surtout, quelles sont à Hollywood les personnes qui ont encore la chance, le privilège ou le talent d’écrire les scénarios originaux qu’ils portent eux-mêmes à l’écran ? Quentin Tarantino, M. Night Shyamalan, James Cameron ? Très peu de monde en somme.

1. L’exemple de Hulk et celui de Pretty woman sont tirés de Tad Friend, The New Yorker, Making movies, Credit Grab, October 20, 2003
2 Writers Guild of America West, Credits Survival Guide, Introduction
3 Depuis 1973, avec la création d’un fond de santé – la cotisation des membres étant déterminée par un Board of trustees qui représente les membres du WGA et qui sollicite les services d’entreprises de conseil indépendantes très puissantes.
4 « It’s an advertisement for how screwed up the system is. » – James Schamus) (« Pour vous prévenir à quel point le système est foutu« )

4 Comments

  • Anonyme Says

    Excellent article, merci et bravo!

  • YacineB Says

    Article très complet!Le point le plus positif des crédits américains est principalement tout ce qui concerne les réalisateurs. On dit souvent que les réalisateurs n’écrivent pas de leur scénarios, contrairement à la France ; en réalité, ils retravaillent souvent les scénarios qu’ils filment mais la WGA les oblige à prétendre une réécriture de plus de 50% pour prétendre à un crédit. C’est une situation très saine, je trouve, qui empêche certains abus qu’on a pu relever de notre côté de l’océan.

  • hh Says

    trés beau dossier !

  • Anonyme Says

    beau travail

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