Sur les routes de Clint Eastwood [1]

Il représente le sable brûlant du far-west et l’odeur de la poudre. Mutique ou gouailleur, il dérange autant qu’il séduit ; Clint Eastwood, c’est l’Amérique et ses contradictions, logique alors que le public européen s’y perde : humaniste, réactionnaire, féministe, macho, militariste, pacifiste, on pourra tout y lire et pourtant, il y a bien des traits d’union à discerner dans son hétérogène filmographie. À l’occasion de la sortie de son dernier film, La Mule, nous avons pris la plume pour lui rendre un impossible hommage !

Eastwood – Entre nostalgie et modernité

La persona eastwoodienne, soit le masque auquel on associe volontiers l’acteur, est née sous le signe du western ; si Clint Eastwood a su rapidement s’illustrer en tant que cinéaste, il reste étroitement lié à l’image de l’habile cow-boy ou du tonton flingueur des Inspecteur Harry. Et il est bien conscient de cette imagerie, n’hésitant pas à la moquer dans Bronco Billy, où il tourne en dérision un directeur de cirque qui aimerait faire revivre le far-west et se prend pour un cowboy. Quand Eastwood joue dans ses propres films, c’est souvent pour incarner un combattant, actif ou vétéran, nous renvoyant encore et toujours aux premiers temps de sa carrière, estampés par deux thématiques fortes : le voyage et le flingue, des thèmes chers à la vieille Amérique. Pourtant, il n’exclut pas des questionnements modernes, pour preuve, plusieurs de ses films sont considérés comme humanistes par le grand public et les critiques. À une époque pas si lointaine, Gran Torino prônait le vivre-ensemble et Million Dollar Baby interrogeait les inégalités sociales et le sexisme. Pourtant à la sortie d’American Sniper, largement taxé d’œuvre militariste, la réception de son cinéma s’est éclatée. Certains ont imaginé que la vieillesse le faisait plonger dans de bas instincts réactionnaires ; comme il aurait été aisé de distinguer l’Eastwood humaniste d’antan et le vieux con réac d’aujourd’hui ! Ce raisonnement est abscons, non seulement parce que la lecture d’American Sniper ne correspond pas du tout à ses intentions – il faut d’ailleurs rappeler que le réalisateur a répété maintes fois sous l’ère Bush qu’il était opposé à toute forme d’interventionnisme – mais aussi parce qu’on ne parvient pas à tracer de démarcation politique dans sa carrière. Chaque film porte en son sein à la fois des réflexions humanistes et des instincts conservateurs. Il faudra accepter que ces deux Eastwood cohabitent sans que l’un n’ait jamais pris le pas sur l’autre. Et admettons-le, c’est peut-être aussi ce vacillement identitaire qui rend le grand Clint aussi fascinant, comme si son masque dramaturgique était devenu une véritable allégorie des Etats-Unis.

 

UNE FIGURE DU CINÉMA REGANIEN

Le cinéma reaganien, incarné par Rambo, est borné par l’ère politique Reagan/Thatcher et évoque le libéralisme radical et la relance économique : il se pose en réfutation du nouvel Hollywood et logiquement, offre un retour aux héros faits de testostérone des années 40. Difficile de ne pas inscrire Eastwood dans ce cadre politique tant ses héros résonnent avec cette ère. D’ailleurs, dans Sully, on réalise bien que le héros eastwoodien par excellence est l’homme qui suit son intuition et privilégie l’expérience, le « jugé » à l’intellect. Sous cette période, on souhaite revenir aux valeurs fondamentales de l’Amérique et mettre en scène des personnages normaux, représentatifs de la classe moyenne blanche. On note d’ailleurs que Le Retour de l’inspecteur Harry, le seul volet de la saga réalisé par Eastwood sort en salles en 1983, précisément sous Reagan, ce n’est peut-être pas un hasard. On pourrait donc aisément considérer l’inspecteur Harry Callahan comme le reflet de sa politique à travers la culture populaire.

Dans Dirty Harry, réalisé par Don Siegel, le psychopathe porte pour boucle de ceinture l’insigne du mouvement « peace and love », or c’est le système judiciaire américain qui l’a relâché et imposant aux inspecteurs un règlement de plus en plus rigide. Harry dénoncerait la permissivité et les indigences engendrés par le monde post-moderne. De ce point de vue, Eastwood appartient totalement au cinéma reaganien par le regret du classicisme, renouant avec des héros de condition modeste qui forgent leur destinée à coups de muscles et d’opiniâtreté. Ces figures fortes marquent encore aujourd’hui les esprits cinéphiles, on pourrait y joindre les Rocky ou John McClane. Self made men, ils réussissent par méritocratie. L’affirmer, c’est toutefois rester en surface et faire fi du fameux Eastwood humaniste que beaucoup auront vanté ensuite. Il faudra donc revenir à la quintessence du projet reaganien : rétablir l’Amérique comme terre de toutes les chances, car c’est bien ce qui séduit Eastwood.

 

RÉSURGENCE DE LA VIEILLE AMÉRIQUE

En Avril 2005, Eastwood se confie au magazine Studio : « J’ai la nostalgie de l’époque où il y avait dans les studios, des écrivains à demeure qui créaient Casablanca. » Il évoque ensuite sa nostalgie des structures à l’ancienne qui ne penseraient pas qu’à « faire des remakes ou des adaptations de séries TV ». Ce regret des temps anciens est patent et compatible avec la raréfaction des indices temporels dans ses films, le cinéaste s’affichant volontairement comme le représentant du vieil Hollywood et cela non pour le célébrer tel un monument figé mais bien pour le faire vivre, évoluer et même le mettre en perspective. Si la figure acquiert au fil du temps une dimension mystique, c’est parce qu’elle est évanescente. Par exemple, dans Sur la route de Madison, le personnage qu’il incarne n’est qu’un souvenir éphémère, on douterait presque de son existence ; ne serait-il pas un fantasme de Francesca ? Le cavalier errant des westerns se mue en fantôme condamné à hanter les routes (nous en reparlerons dans la deuxième partie du dossier mais cette figure est particulièrement bien dépeinte dans Honkytonk Man et Un Monde parfait). En autre variante du passant, l’homme des hautes plaines est réduit à la figure archétypale de l’Etranger. Dépourvu de sa dimension humaine, il peut être considéré comme une figure surnaturelle, démon vengeur ou fantôme expiateur ; assurément la version la plus sombre qu’Eastwood nous offrira du cavalier errant, peut-être aussi la plus magnétique…

C’est donc le prix de son immortalité, de ne pas pouvoir se fixer dans un lieu, dans une communauté précise, ni même dans une époque pleinement caractérisée, il faut qu’il soit lui-même un lieu de cinéma. Manohla Dargis écrit à propos de Gran Torino : « le film délivre de la joie car on a l’impression de passer du temps avec un vieil ami, l’inspecteur Harry est de retour, d’une certaine manière, pas en tant que personnage mais comme une présence fantomatique ». Ce macho sympathique s’est imprimé dans la chair de l’acteur/réalisateur et par conséquent dans l’esprit des spectateurs, y compris des plus jeunes qui n’auraient pas vu ses films. Ce n’est pas pour rien qu’Eastwood interprète souvent le personnage principal de ses propres films, mettant en exergue la fétichisation de cette figure mythique. C’est pourquoi son nom revête une résonance toute particulière : il amène non seulement des souvenirs visuels mais aussi des impressions synesthésiques, comme s’il agissait à la manière d’une madeleine de Proust. Affleurent en nous des bribes de films que l’on a vues étant petits : des réminiscences des temps du western, des affrontements mythiques entre un bon et une brute, des répliques cinglantes. Grâce aux images, on accède à un imaginaire personnifié ; on sent l’atmosphère du désert américain sur notre peau, on respire la poussière soulevée par le trot des chevaux, on se rappelle le son des fusillades dans le LA ensoleillé des 80’s. Ces souvenirs cinématographiques nous reviennent aussi distinctivement que s’ils faisaient partie de notre histoire personnelle. Ainsi conscient d’être vecteur de mémoire, Clint Eastwood décide d’évoquer cette thématique tant de reprises. Et quelle autre motivation peut avoir le diptyque Mémoires de nos pères / Lettres d’Iwo Jima que de faire revivre des fantômes ? En appelant à nous des figures du passé, il permet d’immortaliser leurs actions ; Eastwood est celui qui rend mémoire à l’Amérique révolue, celle qui nous a peut-être trahis maintes et maintes fois – contredisant ses propres idéaux – mais celle qui continue de nous faire émerveiller. On peut qualifier son cinéma de performatif car par son intermédiaire, il redonne vie au mythe américain. N’hésitant pas à l’écorner, il montre que les Etats-Unis écartent les marginaux et trahissent leur promesse initiale, celle de donner leur chance aux méritants. Dans le même mouvement, il reconstitue pourtant ledit mythe par sa posture de réalisateur, c’est-à-dire celle d’un cowboy qui décida de faire perdurer le rêve.


 

REMISE EN CAUSE DES ÉTATS-UNIS

Son cinéma est double : d’une part la peinture d’un idéal américain, de l’autre celle de sa déchéance. Josey Wales se forme par le deuil de sa famille. Maggie Fitzgerald, l’héroïne de Million Dollar Baby, n’a jamais rien eu et a tout à gagner. Dans ce film, le grand Clint remet en cause les fondements des États-Unis en s’attaquant de front à l’autre Amérique, celle des déshérités et des laissés pour compte. Ils ont tous été trahis par les valeurs traditionnelles sur lesquelles ce pays s’est construit : famille, religion, effort qui paye. Pour eux, l’ambition et l’esprit d’initiative n’auront été que synonymes d’échec. Frappé d’injustice, aucun n’a pu se constituer en self made man. Dans Un Monde Parfait, les personnages croisés par Butch sur son périple sont insérés dans la société, mais pourtant perçus comme vils et lâches, il assène à l’un deux « You make me sick in my stomach ». Souvent c’est le justicier, le « hors-la-loi » qui nous est le plus sympathique et qui représente à nos yeux les valeurs les plus justes. Le hors-la-loi établit sa propre éthique par oppositions aux lois viciées instaurées par les différents régimes politiques. C’est pourquoi Eastwood réinterroge sans cesse les lignes du bien et du mal et creuse à l’écran l’errance d’êtres perdus au milieu d’un monde aux valeurs troubles. L’Homme des hautes plaines, son deuxième film, était déjà pétri de contradictions et rendait même le visionnage assez inconfortable car le macho dépeint ne permettait aucune identification ou empathie. C’est un des rares exemples de sa filmographie où le cavalier errant est franchement dépeint en anti-héros et c’est bien parce qu’on ne peut nier son charisme, voire même continuer à l’admirer que le tout est subversif : on interroge nos propres instincts. On n’y développait pas comme dans Josey Wales hors-la-loi, les traumatismes psychologiques du cowboy qui auraient pu aider à comprendre ses accès de violence, on nous montrait même qu’il prenait un certain plaisir à répandre le chaos. On nous immergeait rapidement dans une scène de viol, arguant que les femmes finissaient toujours par y prendre du plaisir (coucou la culture du viol), bref l’incarnation du « ça » freudien. En rejetant tout lien avec la civilisation, il s’autorisait à assouvir ses pulsions sans retenue, du sexe au meurtre. Et pourtant, c’est bien ce démon vengeur qui se voulait libérateur, libérateur car il aidait les pleutres à prendre leur destin en main, les minorités à s’affirmer. Traitant respectueusement avec les Mexicains ou les Améridiens, rendant justice à Mordecai que le village humiliait à tout bout de champ pour la simple raison de son nanisme, lui le marginal sans attache rendait justice à tous ceux que la société américaine méprisait. Par le sanglant flashback où l’on voyait la population observer sans broncher le meurtre du marshall et ce, par simple intérêt financier, on nous montrait que la plus grande violence provenait toujours plus du système que du hors-la-loi.

Ces questionnements innervent donc son cinéma depuis les années 70, rien de neuf sous le soleil californien. Dans Un monde parfait, on remarque un rapport à la consommation très particulier de la part de Butch, qui s’autorise à voler, justifiant même moralement ses incartades vis-à-vis de la loi. Son revolver est l’essence de son pouvoir sur le monde extérieur, c’est par son biais qu’il peut contrôler les individus et mener le jeu. Pourtant, le personnage nous paraît infiniment plus sympathique que l’implacable système qu’il tente de dominer, un des topoï les plus récurrents chez Eastwood.

Contrairement aux cow-boys justiciers dont il raconte les aventures aux enfants, Bronco Billy l’idéaliste doit composer avec des réglementations rigides. Il rêve d’étendues sauvages non domestiquées par l’homme car les marques de la civilisation lui semblent n’être qu’entraves. Non seulement, le monde adulte ne comprend pas ses rêves contrairement à celui de l’enfance mais la société est aussi source d’humiliation constante. Un shérif l’oblige à se soumettre pour éviter la prison à l’un de ses hommes, il passe sa vie à fuir la justice qui s’acharne contre lui. Le FBI est une ombre qui plane sur le film sans jamais être matérialisée à l’écran, c’est cette institution mystérieuse dont la police confesse d’ailleurs l’absurdité lorsque Miss Lily est arrêtée. Tous les organismes représentants l’Etat sont susceptibles de priver l’individu de ses libertés fondamentales, qui plus est au travers de situation ubuesques sans fondement. Dans les westerns, ce sont les sherifs que l’on caractérise comme de lâches imbéciles, profondément corruptibles. Ne serait-ce finalement pas la société moderne qui prive Bronco de son indépendance et l’empêche de ressembler à ses modèles illustres, les Buffalo Bill et consorts ? En ça, on retrouve des instincts libertariens. Ne l’oublions pas, si Eastwood vote libéral, c’est bien parce qu’il redoute l’ingérence de l’État dans les affaires privées et chérit plus que tout la valeur clé outre-atlantique : la liberté. Un positionnement typiquement américain qu’on ne saurait considérer à travers une grille de lecture franco-française. Quand les différents héros eastwoodiens nous apprennent qu’on ne doit compter sur personne, qu’il faut souffrir pour obtenir ce que l’on veut, savoir se défendre pour garder la vie, ce n’est pas par instinct réactionnaire mais bien par désenchantement vis-à-vis d’une société qui n’apporte plus rien à l’individu, où le pouvoir du collectif est désavoué et où règnent les incompétents. C’est peut-être signe de cynisme mais c’est bien par prévention qu’il nous enjoints d’être préparés à affronter l’adversité seul, ça ne l’empêchera pas de mettre en lumière la beauté de l’effort commun.
 

LE MACHO MALMENÉ, CONFRONTE AU MONDE POST-MODERNE

Dans son premier film, Un Frisson dans la nuit, Eastwood le musicien met en avant le mouvement hippie, un positionnement qui peut surprendre à l’aune des scénarios qu’il sélectionnera ensuite. On y retrouve contre-culture et hédonisme, sans oublier l’hommage du cinéaste mélomane au jazz, un genre qui le passionne mais surtout qui représente l’héritage de la culture afro-américaine.

Le héros eastwoodien évolue dans un univers très masculin où l’on exalte les qualités viriles si bien que le spectateur attend toujours de lui qu’il cabotine et enchaîne les phrases tranchantes, types dur à cuir. Si l’homme interprète souvent des machos qui suscitent l’adhésion du spectateur, il n’hésite toutefois pas à donner le pouvoir aux femmes et montrer ses propres limites. De prime abord, sa vision du monde est conservatrice et il semble prendre plaisir à capter ce préjugé du spectateur pour le pervertir au cours du film. Ainsi les demoiselles fragiles et superficielles s’émancipent de leur condition et révèlent leur force. Au début de Bronco Billy, le personnage de Sandra Locke nous est antipathique. La jeune femme se plaint sans cesse, se montre hautaine et futile, la voilà réduite à un cliché de femme superficielle, de surcroît coincée et frigide. À peine le spectateur a-t-il le temps de se forger une opinion sur Miss Antoinette Lily qu’on nous fait comprendre que les apparences étaient trompeuses. Elle sait manier le fusil, tenir tête à Bronco Billy et possède à la fois la rigueur, la force et le sens du spectacle que les autres assistantes de l’artiste ne possédaient pas. On comprend sous ce jour le choix de l’actrice Sondra Locke qui alternait déjà à merveille force et fragilité dans Josey Wales hors-la-loi, muant de la femme fragile et superficielle qu’on doit protéger à la meneuse qui sauvera la vie du héros à coups de fusil. Dans ce western, elle passe de la jeune fille en détresse, totalement dépendante du héros sans qui elle aurait été violée, à personnage farouche et salutaire qui viendra à son secours avec une attitude des plus « bad-ass ». Nous trouvons donc souvent dans la filmographie d’Eastwood l’équivalent féminin de sa persona, des alter ego qui n’ont pas besoin d’afficher une masse musculaire masculine pour s’affirmer et tenir tête à une société en déclin. Un des exemples les plus bouleversants en est probablement Christine, la mère célibataire de L’Echange. Quoi de mieux pour contredire ceux qui réduiraient le cinéaste au rôle du vieux Républicain aigri ? Vous l’aurez compris, pour accepter cette filmographie, il faudra accepter d’y voir une dialectique irrésoluble.

 

L’HÉROÏSME N’EXISTE PAS

Identifier des figures stéréotypées chez Eastwood n’a donc de sens que si l’on perçoit sa capacité à les dépasser, voire même à prendre de la distance en les traitant avec ironie. Le cinéaste a développé une obsession pour les personnages qui tentent d’actualiser le rêve américain qui, d’une part doivent lutter contre des psychopathes, versants maléfiques des marginaux, mais aussi contre des institutions corrompues. La seule figure blanche non touchée par la dégradation de la société serait l’Inspecteur Harry, garant de l’ordre moral, prêt à sauver le monde de ses ignominies. Ces dissensions, qui semblent incompressibles mènent à des mauvaises lectures de certains films. Cette ambivalence existe depuis la fondation des États-Unis tels que nous les connaissons. Les cow-boys œuvrent pour rétablir l’ordre mais ne sont rien d’autre que des hors-la-loi. On comprend alors mieux le rejet de ses films les plus tendancieux par les Européens alors qu’au contraire ils prouvent une prise de conscience par l’Amérique de ses propres maux. Outre-atlantique comme ici, American Sniper est le film qui a cristallisé le plus de critiques. S’il a rencontré un franc succès, il a aussi activé une vive polémique : on reprochait au film d’avoir présenté Chris Kyle en héros alors que son autobiographie était déjà extrêmement controversée. En quelques semaines, on fit même d’American Sniper un discours militariste, une propagande au compte de la politique américaine menée depuis des décennies et c’est dans cette seconde accusation que le bât blesse. Eastwood aurait pu y répondre « J’aime que mes personnages soient ambigus, que les bons ne soient pas seulement bons et que les méchants ne soient pas que des méchants. Chacun a ses failles et ses raisons, et une justification à ce qu’il fait.». (Richard Schickel, Clint) Or, il en fait justement un film qui questionne la transmission des valeurs américaines et le Chris Kyle de fiction rejette l’étiquette du héros.

Le message est pourtant clair, l’héroïsme n’existe pas : Dans Sully, c’est la solitude, le doute et les peurs qu’il décide d’incarner pendant deux tiers du film plutôt que le caractère flamboyant du pilote de l’air. L’héroïsme, c’est la presse qui le construit, discours qui était déjà présent dans Mémoires de nos pères. Depuis les années 2000, le vieux cow-boy nous montre des personnages qui se débattent pour expliquer autour d’eux que cette notion est factice et qu’elle est totalement étrangère aux hommes de terrain. Dans American Sniper, on va plus loin : à savoir que tuer, même en servant son pays ou en répondant à des ordres ne peut être défini comme un acte d’héroïsme et sera trop lourd à porter pour être célébré. Porte-drapeau d’une société qu’il méprise, le héros eastwoodien sera souvent voué à la mort ou la solitude, et quoi de plus déchirant que de le voir traverser cet errement ?
 

UN CINÉASTE CONCILIATEUR

Récemment, on a ressenti comme un empressement, entre Sully et Le 15 h 17 pour Paris, à dépeindre des héros américains ou, grosso modo les figures les plus iconiques que ses concitoyens auront pu voir dans la presse. Dans cette Amérique on-ne-peut-plus clivée, il s’agirait de chercher des symboles positifs, aptes à fédérer la patrie.

L’appel au patriotisme permettrait d’oublier les antagonismes et même d’accepter les différences au sein d’un même groupe. En effet, en ralliant sous une même bannière des personnes de générations, d’origines ou d’idéologies différentes, on les intègre à une identité plus générale, on les range sous un hyperonyme qui ne rend plus pertinente la mention de leurs différences. Dans le système Eastwood, plus de communautarisme mais des communautés qu’on agrège. N’est-ce pas le message qui se dégage de la plupart de ses films ? Dans Josey Wales hors-la-loi, une vieille bourgeoise et un Indien vivent ensemble ; dans Gran Torino un vétéran raciste et un immigré délinquant deviennent amis ; Invictus met en scène la fin de l’apartheid. Il n’interprète évidemment pas le rôle de Mandela mais le confie à son ami Morgan Freeman, autre figure mythique d’Hollywood, nous mettant face à une figure populaire. Il n’est pas étonnant de le voir s’intéresser au père d’une nation, considéré à la fois comme son âme et son reflet. Malgré toutes ces questions sur l’Amérique qu’il pose et surtout celles que le monde entier se pose, car les différents élans anti-américains n’ont jamais cessé, son cinéma séduit toujours autant et réunit des spectateurs du monde entier. Il semble que sa volonté de réunir permette de mettre de côté les tensions et de les rendre latentes. C’est avec plaisir qu’on retrouve une Amérique tantôt clichée, celle qui répond à notre imaginaire, sans ancrage spatio-temporel spécifique, tantôt plus réaliste. C’est peut-être aussi une des raisons de ce floutage des frontières qu’il met en place, permettant au spectateur d’adapter le scénario à ses propres préoccupations. Cela expliquerait pourquoi il se refuse toujours en interview d’acquiescer aux interprétations idéologiques ou refuse de jeter des ponts entre ses scénarios et l’histoire récente américaine. Malgré les qualificatifs que lui attribuent ses détracteurs qui voient en lui violence et masculinisme, malgré ses récents dérapages politiques – on se rappelle de son discours à une chaise vide, véritable diatribe contre Obama lors de la Convention Républicaine de 2012 – on ne cesse de l’admirer ; en tant que dernière figure du Cinéma Américain. Paradoxalement, ce sont donc ses œuvres, y compris les plus sombres (L’Echange, Mystic River, Gran Torino, Million Dollar Baby) qui prolongent notre amour de l’Amérique. Il peut mettre en lumière un pays qui trahit sa promesse initiale mais par le mythe, il rétablit le rêve américain et se fait par cette occasion véritable conciliateur. Eastwood considère cela comme un retour aux sources, en évoquant Iwo Jima, il déclare : « Oui, j’ai commencé dans un remake italien d’un film japonais, parlé en espagnol, italien, anglais…Un pied dedans, un pied dehors, j’ai construit ma cabane à l’intérieur du système. » Une assertion qui résume finalement bien tout son cinéma, oscillant entre révérence à l’histoire et subversion.

[À paraître bientôt, la partie 2 de ce dossier consacré à Clint Eastwood : « Le cinéma de la route, entre quête identitaire et marginalité »]

Une sélection de sources pour aller plus loin :

  • ALLISON, Deborah, « Eastwood », Sense of Cinema, URL : http://sensesofcinema.com/2003/great-directors/eastwood/.
  • BEARD, William, Persistence of Double Vision –Essays on Clint Eastwood. The University of Alberta Press, 2000.
  • BOUQUET, Stéphane, Clint Fucking Eastwood. Actualité critique. Capricci Editions, 2012.
  • GRUNERT, Andrea, « Images de la frontier : Bronco Billy de Clint Eastwood », URL : http://www.a-grunert.de/DomainPDF/EastwoodBronco.pdf.
  • HUBIER Sébastien, « Etudier la culture de masse : l’exemple du cinéma reaganien », Le Cinéma hollywoodien, Dijon, ABELL & Presses du CPTC, octobre 2012.
  • MENEGALDO, Hélène (sous sa direction), Figures de la marge. : Marginalité et identité dans le monde contemporain. Des sociétés. PU Rennes, 2002.
  • MORICE, Philippe, « Métadiégèse eastwoodienne et non-agir », dans L’écran des frontières dirigé par Andrea Grunet, 2010.
  • SIMON, Fabrice, « Ouest terne ou la déconstruction du mythe par Clint Eastwood », Blog Revue Versus, le 27/02/2015, URL : http://blog.revueversus.com/2015/02/27/ouest-terne-ou-la-deconstruction-du-mythe-par-clint-eastwood/.
  • SIMSOLO, Noël, Clint Eastwood, un passeur à Hollywood, Edition des Cahiers du Cinéma, 1990.
    VAUX, Sara Anson, The Ethical Vision of Clint Eastwood, William B Eerdmans Publishing Co, 2012.

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