Vous N’Avez Encore Rien Vu

REALISATION : Alain Resnais
PRODUCTION : StudioCanal, France 2 Cinéma
AVEC : Pierre Arditi, Mathieu Amalric, Sabine Azéma, Jean-Noël Brouté, Denis Podalydès, Anne Consigny, Michel Piccoli
SCENARIO : Alain Resnais, Laurent Herbiet
PHOTOGRAPHIE : Eric Gautier
MONTAGE : Hervé De Luze
BANDE ORIGINALE : Mark Snow
ORIGINE : France
GENRE : Drame
DATE DE SORTIE : 26 septembre 2012
DUREE : 1h55
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Antoine d’Anthac, célèbre auteur dramatique, convoque par-delà sa mort, tous les amis qui ont interprété sa pièce « Eurydice ». Ces comédiens ont pour mission de visionner une captation de cette œuvre par une jeune troupe, la compagnie de la Colombe. L’amour, la vie, la mort, l’amour après la mort ont-ils encore leur place sur une scène de théâtre ? C’est à eux d’en décider. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises…

Ce qui frappe en premier lorsque débute Vous n’avez encore rien vu, c’est l’attention portée au visuel et le goût d’emblée affiché pour la stylisation. L’excellent chef opérateur Eric Gautier, entre deux films pour Desplechin, Assayas ou Walter Salles dont il est également un collaborateur fidèle, a imprimé au cinéma d’Alain Resnais un aspect très léché, une image comme légèrement floutée par un voile délicat qui donnait déjà à Cœurs (2006) et aux Herbes folles (2009) leurs airs de rêves éveillés. Ce qu’il faut bien appeler une atmosphère visuelle enveloppe déjà les interprètes du film lorsque ceux-ci, presque tous dans leur propre rôle, reçoivent en cascade le même coup de téléphone leur annonçant la mort d’un ami commun, le metteur en scène Antoine D’Anthac (Denis Podalydès). La stylisation donc, ne tient à ce stade qu’à cette forme certes originale mais répétitive et un brin assommante de générique où, plutôt que d’être écrits, les noms des treize comédiens sont prononcés au bout de la ligne du téléphone par le majordome du défunt (Andrzej Seweryn). Est-ce là qu’elle se manifeste, la soi-disant jeunesse éternelle de Resnais, désormais nonagénaire, dont trop de critiques osent faire leur argument maître pour défendre son cinéma ? Le goût de la farce (rappelez-vous la fin absurde des Herbes folles, destinée uniquement à donner aux critiques « quelque chose à ronger » selon Mathieu Amalric, cf. l’interview dans Positif n°615) et de la stylisation est manifeste, mais atteste-t-il pour autant d’une fraîcheur ? Au vu de l’impression de ressassement que donne ce nouvel opus, on répondra par la négative. La chose est d’autant plus regrettable que la volonté un peu bravache de réserver des surprises, affichée dès le titre, ne débouche sur rien ou presque : Vous n’avez encore rien vu peut même avoir des airs de balade (non guidée) dans l’univers que Resnais a bâti en plus de quarante réalisations.

Il y a toujours eu beaucoup de théâtre chez ce « pur cinéaste » qu’est Resnais, de ceux qui travaillent la forme, la malmènent pour ménager de nouvelles possibilités pour leur art : L’Année dernière à Marienbad (1961) en insérait dans le grand rêve du personnage, Mélo (1986) était adapté d’Henri Bernstein tandis que Smoking / No smoking (1993) et Cœurs l’étaient d’Alan Ayckbourn. Voilà qu’il choisit d’adapter, en enchâssant l’une dans l’autre leurs intrigues respectives, deux des pièces de Jean Anouilh où il est question, précisément, de théâtre : « Eurydice » (1941) et « Cher Antoine ou l’Amour raté » (1969). Premier niveau de complexité apparente que ces mises en abyme. Le merveilleux, la fantaisie, on les retrouve eux aussi : dans l’artificialité assumée de ce cliché d’automne venteux dans lequel les treize personnages endeuillés arrivent dans le manoir mégalo d’Antoine ; ou dans les libertés que prend le cinéaste dans sa narration et sa mise en scène. Les treize invités se voient demander par Antoine, en guise de dernière volonté, de juger le travail d’une jeune troupe sur la pièce du dramaturge qu’ils ont eux-mêmes jouée par le passé, à des époques différentes : « Eurydice ». Très vite émus, assis sur leurs canapés face un grand écran, ils se mettent à rejouer le texte puis à se remémorer ces mises en scène passées dans des sortes de visions rêveuses. A mesure que ses personnages se laissent ainsi transportés, Resnais se cache de moins en moins d’ignorer toute continuité autre que celle du texte : dans des « faux raccords » délibérés, les personnages changent subitement de canapé, se rapprochant de leur partenaire d’antan, ou voient le décor qui les entoure évoluer progressivement pour correspondre aux impératifs du texte. L’expérience est ludique, avant de se révéler répétitive voire pesante : les allées et venues sont incessantes entre trois groupes d’acteurs qui incarnent chacun cette même pièce, les stylisations spatiales et narratives (écrans divisés) virent à l’ostentation vaine voire au lourdingue. Si tant est qu’il ne se limite pas qu’à l’exaltation de sa propre nature, quel « vrai » cet artificiel, ce « faux » est-il supposé révéler ? Peut-être bien des questions intimes, que Resnais se pose plus que jamais à 88 ans : qu’est-ce qu’aimer ? comment aimer quelqu’un qui n’est pas vierge, que l’on doit prendre avec son passé ? qu’est-ce qu’aimer un acteur ou une actrice quand on est metteur en scène ? l’acteur est-il capable de dire la vérité ? qu’est-ce que la vérité ?

Toujours est-il que le cinéaste déçoit précisément par les éléments les plus personnels de son film. C’est d’abord ce choix d’Anouilh, qu’il a toujours aimé mais dont le texte parfois laborieux – que Resnais n’ose pas assez triturer, quand bien même il s’autorise de petits délires sur le plan formel – fait trop s’étirer le film en longueur. Pire : le spectateur est pour ainsi dire maintenu hors de l’intrigue, frustré dans son implication émotionnelle par cette mise en abyme du jeu qui est déjà présente dans le texte du dramaturge, les héros tragiques commentant ce(ux) qui les entoure(nt) en termes de mise en fiction de leur propre destin (« Voilà le premier personnage étrange de notre histoire » disent par exemple Eurydice et Orphée d’un garçon de chambre). L’emboîtement des niveaux de jeu virerait à l’exercice de style fumeux si le niveau le plus large, celui du récit-cadre adapté de « Cher Antoine », n’était, lui, touchant. Resnais y évoque – chose assez rare – les acteurs dans le temps long de leur carrière. Ce sont ces moments où ceux-ci demeurent face à l’écran, dans le salon d’Antoine, à écouter puis à jouer « Eurydice » qui sont les plus touchants. Parce que les comédiens jouent alors autre chose que la pièce elle-même tout en en disant le texte : ils jouent la mémoire de la pièce, la mémoire d’un jeu passé qui aurait laissé des traces si profondes en eux que – chose impensable – ils seraient à même de débiter sans faille les répliques des années plus tard (dans une évocation mordante du tournage, Amalric confie qu’il avait déjà beaucoup de mal à se souvenir du texte d’Anouilh quelques heures seulement après l’avoir lu, cf. l’interview dans Positif n°615). On se surprend alors à penser à ce que cela peut représenter, une vie sur les planches ou devant les caméras, une vie de rôles successifs : se déposent-ils en vous comme autant de couches sédimentaires ? Peuvent-ils soudain, à la faveur d’un brusque mouvement de terrain, d’un chamboulement affectif, affleurer de nouveau ?

En apercevant, sur le quai de gare opposé à celui où se trouve le café de la pièce, une affiche d’Hiroshima mon Amour (1959), premier long du réalisateur, on se demande si celui-ci n’extrapole pas sa réflexion sur les acteurs à son propre travail. Comme s’il voulait trouver un moyen de figurer, par un détail pareil mais également par la convocation de beaucoup de collaborateurs passés (tous sauf Podalydès, Seweryn, Hippolyte Girardot et Michel Robin), le temps écoulé depuis ses débuts, il y a plus de quarante ans. Tout sauf jeune et frais, Vous n’avez encore rien vu est bien un film de fin de vie, une œuvre hantée par l’approche de la mort et la question de sa « mise en scène » lorsque sa vie en a été une de théâtre et de cinéma. Tandis que le personnage d’Antoine se cherche en vain une forme d’adieu le plus en accord possible avec ce qu’il a incarné toute sa vie, le film lui-même ressemble à une sorte de révérence de fin de vie. Certes, Resnais a déjà un autre scénario d’écrit. Cela n’en fait pas moins de Vous n’avez encore rien vu une œuvre à visée testamentaire, comme si le cinéaste avait voulu s’assurer de l’existence de ce bilan filmé sans forcément en faire le point final de sa carrière : tant qu’il pourra, il continuera, on n’en doute pas. Et l’on a d’autant plus en de dire que c’est tant mieux que sa réflexion sur la mort paraît appeler déclinaison plus cohérente que celle-là. On aime cet unique plan en décors naturels pour capter l’essentiel, ce travelling latéral qui laisse se jouer le vrai en hors-champ, comme en écho à ce que l’amant japonais disait à Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon Amour : « Tu n’as rien vu à Hiroshima », que des images, des représentations d’une vérité que le cinéma serait condamné à voir lui échapper. Mais pourquoi expliciter, dès lors, par une vulgaire fausse couverture d’un célèbre quotidien français, le non-montré qui aurait suffi en soi à nourrir une réflexion autrement ample ? Il y a décidément ici des choses qu’on aurait préféré ne pas voir…

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Courte-Focale.fr : Critique de Margaret, de Kenneth Lonergan (Etats-Unis - 2012)

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