Quand vient la nuit : Par-delà le quotidien

REALISATION : Michaël R. Roskäm
PRODUCTION : Chernin Entertainment, Fox Searchlight Pictures
AVEC : Tom Hardy, Noomi Rapace, James Gandolfini, Matthias Schoenaerts
SCENARIO : Dennis Lahane
PHOTOGRAPHIE : Nicolas Karakatsanis
MONTAGE : Christopher Tellefsen
BANDE ORIGINALE : Marco Beltrami, Ralf Keunen
ORIGINE : Etats-Unis
TITRE ORIGINAL : The Drop
GENRE : Drame, Thriller, Polar
DATE DE SORTIE : 12 novembre 2014
DUREE : 1h47
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Bob Saginowski, barman solitaire, suit d’un regard désabusé le système de blanchiment d’argent basé sur des bars-dépôts – appelés « Drop bars » – qui sévit dans les bas-fonds de Brooklyn. Avec son cousin et employeur Marv, Bob se retrouve au centre d’un braquage qui tourne mal. Il est bientôt mêlé à une enquête qui va réveiller des drames enfouis du passé…

Sur le bitume froid et menaçant de Brooklyn marche un homme solitaire, Bob Saginowki (Tom Hardy), bientôt suivi d’un nouveau compagnon de galères qui sera baptisé Rocco, tout jeune pitbull abandonné dans une poubelle. Derrière eux, un réalisateur fraîchement venu de Belgique suit leurs mouvements, leur regard. Michaël R. Roskam, qui nous avait été révélé en France en 2012 avec Bullhead – claque magistrale de par la maîtrise de la mise en scène et l’intensité de son personnage principal déjà incarné par Matthias Schoenaerts –, migre dès son second long-métrage aux Etats-Unis pour adapter pour le compte de Hollywood une nouvelle de Dennis Lahane (romancier dont Clint Eastwood adapta Mystic River, quelques années avant que Ben Affleck se réapproprie Gone Baby Gone et que Martin Scorsese s’empare de l’immense Shutter Island) intitulée Animal Rescue, devenue tout d’abord The Drop au cinéma puis Quand vient la nuit en France. La matière comportait un potentiel immense, quand bien même le voyage de Michaël R. Roskam outre-Atlantique pour se soumettre aux studios hollywoodiens pouvait inquiéter… Verdict.

L’HOMME ET L’ANIMAL

« A Brooklyn, l’argent change de mains toute la nuit. Et ce n’est pas le genre d’argent que l’on peut déposer à la banque. Tout cet argent doit atterrir quelque part. Ils appellent cela un « drop-bar ». L’argent sale de la ville entière, caché sous le nez de tout le monde ». C’est sur ce postulat classique du film noire, narré par le grand Tom Hardy, que s’ouvre Quand vient la nuit, donnant ainsi le ton à l’invitation que Michaël R. Roskam tend à ses spectateurs pour rejoindre, le temps de son second long-métrage, les bas-fonds de Brooklyn, l’engrenage criminel que suggère la vivacité et fluidité du montage lors des fameux dépôts. Bob Saginowki, barman aux premières loges du blanchiment d’argent qui rythme quotidiennement ses nuits de travail, ne cesse de rappeler autour de lui qu’il « n’est qu’un barman », taciturne, effacé, insaisissable sinon illisible grâce au visage impassible de l’acteur, mais offrant volontiers sa tournée aux derniers clients. Être simplement barman serait la vie rêvée pour ce personnage dont l’esprit est ailleurs, ou, a contrario, enfoui sous une carapace solide imposée par la rudesse des jours.

Dans la temporalité relativement courte du film, cette sombre routine trouve une douceur ironique en s’ancrant autour des fêtes de Noël. Pourtant, les scintillements chaleureux des lumières décoratives n’ont pas lieu d’être dans cet univers impitoyable, comme le souligne dès le début du film le cousin de Bob (James Gandolfini, décédé peu après le tournage du film), propriétaire du bar et gestionnaire de l’entreprise de blanchiment : « on est le 27 [décembre], fais-moi le plaisir d’enlever les décorations ! ».
A bien des égards, Quand vient la nuit se rapproche de Bullhead. Outre les différents jalons incontournables du film de genre (enquête policière, corruption), le personnage principal, Bob, trouve un certain écho en celui de Jacky alors incarné par Matthias Schoenaerts. Jacky était déjà cette masse corporelle imposante et impénétrable qui s’était frayé une place au cœur d’une mafia des hormones ayant imprimé les paysages agricoles mornes et décolorés de Flandre. Chacun des deux personnages se trouve ainsi à devoir affronter un présent violent qui ne tarde jamais à rouvrir les plaies du passé. Dans un cadre où la loi est dictée par les criminels marginalisant entièrement une zone géographique du reste du monde, l’enjeu pour Michaël R. Roskäm est de questionner la foi de ces personnages, de mettre en doute leur culpabilité dans le cours des événements pour finalement brouiller la lecture que l’on peut avoir d’eux, éveiller chez le spectateur un amour coupable pour ces âmes esseulées. Dans Quand vient la nuit, c’est précisément en élaborant un personnage au premier regard doux et innocent, en apparence simple victime d’un système imparable, que le réalisateur rend plus ambiguë la quête de rédemption, jusqu’à une scène finale où le sourire de Tom Hardy nous laisse le champ libre pour questionner sa nature.

« Vous êtes tous des bêtes », lançait Lucia (Jeanne Dandoy) à Jacky dans Bullhead. Encore aujourd’hui, le parcours parallèle entre Bob et Rocco questionne le rapport de l’Homme à l’animal, tout comme Jacky incarnait cette imposante « tête de bœuf ». Ce sondage de l’humain dépossédé de son humanité est au cœur du cinéma de Michaël R. Roskäm, qui imprime les silhouettes dans la photographie grise, teintée de splendeur verdâtre et de bleu pétrole. Nous trouvions également cet axe analytique chez le cinéaste australien David Michôd, qui dressait dans Animal Kingdom (2010) ou The Rover (2014) un constat alarmiste à travers lequel nous pouvions plus difficilement envisager un « sauvetage » des hommes-animaux, pour reprendre le terme employé dans le titre de la nouvelle dont est adapté Quand vient la nuit, là où Roskäm nous laisse davantage espérer des issues possibles.

LUMIÈRE DANS LES TÉNÈBRES

Il était légitime d’appréhender Quand vient la nuit dans la mesure où le film, qui aurait dû tomber entre les mains de Neil Burger (Limitless, Divergente), est confié à un jeune réalisateur brutalement propulsé à Hollywood après la nomination de Bullhead à l’Oscar du meilleur film étranger 2012 et se trouvant de fait sous la contraintes des studios américains. Quand bien même Quand vient la nuit n’atteint pas toujours la puissance psychologique et la noirceur sidérante de son premier film, Roskäm parvient à déjouer les codes éculés du genre grâce à la rigueur de sa mise en scène ainsi que le choix de privilégier l’analyse de l’humain plutôt que de céder l’adaptation à l’action pure.

La force du cinéma naissant de Michaël R. Roskäm tient à ce va-et-viens maîtrisé entre un naturalisme qui dépeint la morosité et la dangerosité du quotidien et des effets stylistiques qui propulsent d’autant plus ses films vers le cinéma de genre. Aussi abandonne-t-il les couleurs ternes pour glisser vers des couleurs ocres et cuivrées plus chaleureuse des intérieurs, qui se trouvent exacerbées au cours de ces nuits où les dépôts se multiplient. Il en ressort une fièvre communicative qui atteint son point d’orgue dans la longue scène de tension finale qui clôt la confrontation entre Bob et son rival Eric Deeds (Matthias Schoenaerts). Lorsque ce dernier entre dans le bar, Roskäm procède à un ralentissement et une atténuation des sons qui isole de la foule le personnage de Bob que l’on sent alors envahi d’une rage contenu qui ne demande qu’à exploser. Alors filmé en plan rapproché, il le place en contraste face à un ennemi immergé dans la foule effervescente face au match de football diffusé sur les écrans télévisés, favorisant son introspection. Le réalisme cinématographique cède ici le pas aux images symboliques renforçant la tension psychologique de la scène qui, à rebours, nous conduit au dénouement dans un silence assourdissant quasi insoutenable. L’absence de musique est un marqueur essentiel de l’effet spectaculaire de la confrontation, qui catalyse à elle seule l’ensemble des enjeux intimes du film. Le personnage de Nadia (Noomi Rapace), figure féminine exclusive d’un film plongé dans un univers d’hommes – tout comme l’était Bullhead –, en est la clé de voûte, au même titre que Rocco. Roskam fait, jusqu’au dénouement, une économie de dialogues en les soustrayant souvent au simple jeu de regards laissant l’histoire racontée par le non-dit et l’implicite et empêchant jusqu’au bout le spectateur de penser Bob en héros affirmé ayant trouvé la rédemption, mais plutôt en être ambivalent qui laisse néanmoins espérer.

La force de ce portrait, véritable moteur du film qui porte à travers lui le spectre d’un malaise plus général, rappelle les cas de conscience de quelques grandes figures du cinéma noir, en priorité celle de Terry Malloy (Marlon Brando) dans Sur les quais de Elia Kazan (1954) qui racontait l’histoire d’un jeune docker manipulé par son frère et se trouvant tiraillé entre ses engagements forcés envers les dirigeants corrompus du syndicat des dockers ayant orchestré le meurtre d’un membre de la communauté et son amour naissant pour la sœur de la victime, Edie (Eva-Marie Saint). Elia Kazan y élaborait un rapport entre la dénonciation de la mafia dans ce milieu particulier de New-York, et la critique-même des dénonciations qui étaient faites, à l’époque du Maccarthysme, envers les communistes sur le sol américain. Si ce parallèle souligné par Kazan avait été peu relevé par la critique de l’époque, le public avait davantage retenu la peinture sociale du film à travers la dénonciation de la corruption. L’écho de Quand vient la nuit à ce film fondamental du cinéma américain réside évidemment dans le parcours du personnage principal et, à travers lui, dans la représentation des dérèglements de l’Amérique dans laquelle la Morale se débat. La foi catholique persiste pour Bob à travers l’intervention d’une figure religieuse, de quelques éléments persistants (une croix fixée au mur de l’entrée de sa maison), tout comme le père Barry intervenait en médiateur dans Sur les Quais. Le cinéma noir évolue en conservant ces figures mythiques que l’on retrouve évidemment chez Martin Scorsese ou encore, plus récemment, chez James Gray à travers les rôles puissamment incarnés par Joaquin Pheonix dans The Yards et La nuit nous appartient. Michaël R. Roskam apporte aujourd’hui sa pierre à l’édifice avec Quand vient la nuit, s’imposant comme un réalisateur talentueux à suivre de près.

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