Ruined Heart

REALISATION : Khavn De La Cruz
PRODUCTION : Blaq Out, Kamias Road, Rapid Eye Movies
AVEC : Tadanobu Asano, Natalia Acevedo, Elena Kazan, Andre Puertollano, Khavn De La Cruz, Vim Nadera, Mark Anthony Robrigado, Cristy Atienza, Edgar Noble, Mico Madrid
SCENARIO : Khavn De La Cruz
PHOTOGRAPHIE : Christopher Doyle
MONTAGE : Carlo Francisco Manatad
BANDE ORIGINALE : Stephan Holl, Khavn De La Cruz
ORIGINE : Allemagne, Philippines
TITRE ORIGINAL : Pusong Wazak !
GENRE : Drame, Romance, Thriller
DATE DE SORTIE : 31 mai 2016 (VOD-DTV)
DUREE : 1h13
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Quelque part à Manille, un chef de gang utilise la religion et la violence pour rester au pouvoir. Il demande à son plus loyal homme de main de protéger sa petite amie, têtue et impulsive. Elle va rapidement tomber amoureuse de son ange gardien et c’est durant leur fuite qu’ils vont apprendre à se connaître…

Il y a des jours comme ça où l’on se demande en quoi, depuis sa création, le 7ème Art a pu engendrer un tel affranchissement de ses règles de base. Et quand ces étranges pensées se mettent à ressurgir, c’est en général lorsqu’on finit le visionnage d’un film en étant quasi incapable de poser le moindre mot ou le moindre jugement dessus. Mais comme le Graal inavouable du critique réside dans ce petit espace d’incertitude prompt à bousculer ses repères, la tentation de creuser un peu sous la surface devient vite irrésistible. Premier film philippin à avoir un jour intégré la compétition officielle de la Berlinale, Ruined Heart nous permet de nous pencher sur un réalisateur asiatique totalement inconnu en France, le très space Khavn De La Cruz (ou « Khavn » tout court), à qui l’on doit pourtant une moyenne d’environ 50 films et 112 courts-métrages tournés depuis 1994. Il est à noter que ce stakhanoviste de la pellicule trash avance clairement à contre-courant de l’industrie locale, jusqu’ici réputée pour son roi populaire (Lino Brocka), son prince du drame discursif à rallonge (Lav Diaz), son rejeton adepte du coup de boule social (Brillante Mendoza) et ses sous-fifres de la série Z caca-boudin (Eddie Romero, Bobby A. Suarez, la firme Kinavesa, etc…). En effet, Khavn semble se traîner une réputation de père du cinéma numérique philippin depuis une décennie, et sa méthode de tournage, rodée aux techniques du cinéma-guérilla, n’aurait rien à envier à celle d’un Takashi Miike ou d’un Sion Sono. Soit le choix d’un tournage ultra-speed avec une toute petite équipe, que le bonhomme justifie ainsi :

« Plus le tournage d’un film s’éternise, plus c’est cher et laborieux. Du coup, je fais en sorte que mes plans soient courts. C’est aussi une question d’énergie, un peu comme si vous étiez en train d’improviser de la musique sur un piano : vous finissez par créer quelque chose et vous n’avez plus qu’à suivre le rythme. C’est l’idée selon laquelle la première pensée est toujours la meilleure, et il en va de même pour mes prises. Toutes vos erreurs deviennent finalement une partie de la scène. Cela vous permet d’inviter le monde dans vos films »

Bon, au vu d’une telle déclaration, il y aurait a priori largement de quoi faire mouiller le caleçon d’une certaine frange de la critique hexagonale, celle-là même qui ne cesse de s’émoustiller de dogmes conceptuels bien vaseux tels que « L’Art est toujours plus fort et parlant lorsqu’il est imparfait » ou « Le cinéma se doit de laisser le réel rentrer par effraction afin d’en être le témoin » (petit clin d’œil sarcastique à François Bégaudeau). Et il y aurait aussi de bonnes raisons d’élever à nouveau la voix face à un énième vidéaste arty et branchouille, se reposant bêtement sur les bases d’un néoréalisme autosuffisant et tournant tout ce qui bouge avec sa caméra, au détriment d’un montage réellement pensé en amont et travaillé comme art universel du mensonge. Sauf que Ruined Heart échappe pour le coup à toutes les labellisations – les bonnes comme les mauvaises. Tant mieux : sa singularité et sa richesse résident très justement là où on ne les attendait pas.

Ni plongée en temps réel dans la glauque réalité de la capitale philippine, ni expérience sensorielle telle qu’on se la représente en général, ni thriller romantico-baroque honorant les deux courtes lignes de son pitch, le film de Khavn tient de l’ovni pur et simple. Tourné en vingt-quatre heures (!) dans six endroits différents de Manille (incluant un bidonville et la propre résidence du réalisateur), le résultat se repose d’abord sur un concept de film noir éculé au possible. Grosso modo, un criminel et une prostituée tombent amoureux et prennent la fuite, pourchassés par un parrain de la mafia locale (la prostituée est visiblement sa femme). Ni plus ni moins. Une trame aussi minimale et codifiée ne permettant déjà pas le moindre doute sur son issue tragique, Khavn ne fait en outre même pas l’effort de l’étirer par l’ajout de péripéties incongrues ou novatrices. En fait, ce qui semble davantage l’intéresser, c’est avant tout le mouvement perpétuel de personnages qui entament ici une curieuse danse au gré de leurs rencontres. Cela permet déjà de justifier la logique d’un montage totalement déstructuré, empilant sans prévenir flashbacks divers, plans survoltés (le héros semble avoir un grand angle déformant scotché à sa main droite !) et ellipses constantes sur une durée furtive d’à peine 1h13. Cela permet aussi de jauger un parti pris narratif qui fuit les dialogues comme la peste (soit ils sont absents, soit ils sont inaudibles !) pour au contraire se reposer sur l’interaction image/musique et le déplacement des corps dans l’espace scénique.

Le début du film met déjà les points sur les i, et ce en deux phases. Première phase : un générique déstabilisant où les noms de l’équipe technique s’affichent sous forme de tatouages sur le corps d’un homme mort, la tête éclatée dans un caniveau. Deuxième phase : sur fond d’une chanson relative au thème du cœur brisé (forcément…), les cinq protagonistes, tous définis par un dénominatif (la Maîtresse, le Criminel, l’Ami, la Pute, le Pianiste), viennent se présenter sans dire un mot, en se plaçant face caméra chacun à leur tour. Par la suite, les premières scènes du film suivent la même logique d’un récit qui se laisse porter par la fluidité de la forme et non par la consistance du propos. Tout cela est certes étrange au premier abord, mais vite promesse de récompense pour quiconque accepte de se laisser prendre au jeu. Très vite, on comprend que chaque nouvelle scène – généralement shootée par un objectif toujours différent – répète un processus identique : une cassure narrative qui prolonge la scène précédente par la mise en valeur d’un état physique et non d’une transition dramatique (un personnage peut ici passer de la joie à la tristesse en un raccord de plan !), et un thème musical qui enveloppe une action anodine ou symbolique, histoire de dérouler uniquement par l’image le nouveau stade d’une love-story pure entre deux personnages impurs.

La façon qu’a le réalisateur d’en passer par le look du Criminel et de la Pute pour tout dire de leur destin est déjà particulièrement évocatrice. Pour le premier, on y verra le charismatique Tadanobu Asano (Ichi the Killer) se balader souvent masqué avec une tête de cheval, et pour la seconde, l’ensorcelante Natalia Acevedo (Post Tenebras Lux) se verra ici magnifiée en figure angélique avec des ailes noires. Des anges déchus empreints de liberté, mais dont le devenir funeste se fait grandement ressentir. Bon, mieux vaut ne pas croire pour autant que Khavn serait allé lorgner sur le Wong Kar-waI de Chungking Express et des Anges déchus : s’il en duplique ici le principe d’un tournage à l’instinct et s’il chipe au génie hongkongais son chef opérateur fétiche (ce grand cinglé de Christopher Doyle, spécialiste des tons froids bleutés et des couleurs flamboyantes), il échoue à donner à Manille un relief de labyrinthe ou à lester ses personnages d’un spleen existentiel optimal. De toute évidence, Khavn vise autre chose. Son film relève avant tout du trip cosmopolite, intensifié par le choix d’une bande-son polyglotte du groupe franco-allemand Stereo Total (rock, reggae, électro, classique, pop 60’s…) et d’un casting international (le couple vedette est joué par un Japonais et une Mexicaine). On ne s’aventure pas dans Ruined Heart, on finit carrément par y errer, d’une virée urbaine à une violente bagarre en passant par une orgie sexuelle. Et à chaque fois, toujours cette idée d’une cohérence qui se construit par l’aléatoire, d’un chaos conceptuel où le cut brutal fait chavirer le(s) sens (F.J Ossang devrait sûrement adorer), d’un récit qui se laisse porter par le courant au lieu de vouloir à tout prix le décrypter, d’un ensemble de corps flottants au service d’un chef d’orchestre omniscient qui mène la danse. Ce dernier détail n’est pas anodin : on remarquera que Khavn lui-même joue ici le rôle d’un énigmatique pianiste, celui-là même qui semble ordonner le rythme de la plupart des scènes.

Apprécier Ruined Heart tient donc sur un seul paramètre : adhérer à la proposition d’un film qui semble se créer en direct et en quatrième vitesse par le biais d’une musique qui sert autant de guide que de narrateur. A partir de là, l’immersion devient très simple, et la rétine se retrouve vite flattée par chaque variation plastique et sensuelle qui surgit au sein du cadre. Il n’empêche que, comme on le soulignait plus haut, le film ne semble pas adhérer aux conventions de l’expérience sensorielle telle que l’on a souvent pu la définir et l’explorer sur ce site. Si elles sont bien au rendez-vous, les sensations relevées ici et là ne découlent cependant pas des choix de montage. Comme la musique mène ici le film à la baguette, on constatera que celle-ci s’invite moins au sein des raccords de plan qu’au sein des plans eux-mêmes, ces derniers étant ici autonomes. Du coup, chaque scène devient presque un petit film à lui tout seul, avec la musicalité qui lui est propre et la violence sensorielle qu’il souhaite propager. Cela explique pourquoi les souvenirs que l’on garde de Ruined Heart sont avant tout des bribes de scènes : un coup de foudre cadré à travers le fond d’un plat rempli d’eau, une prostituée qui atteint l’absolu tandis qu’un filet de sperme coule de sa bouche, une poursuite effrénée et cadrée en courte focale dans une ruelle sordide de Manille, une partouze moite sur fond de pop romantique, une croix en feu qui illumine les ténèbres d’un bidonville, une héroïne qui largue la fange de son quotidien sordide par la danse contorsionniste dans un bus, une course avec des enfants dans un parc comme vision du paradis perdu (sur fond de remix du Canon de Johann Pachelbel), une frontière ciel/terre cadrée à l’envers, une traque paranoïaque et désespérée dans un labyrinthe de pierres tombales, etc…

Délicieuse symphonie de corps en transe qui passent de l’ombre à la lumière en dépit d’une issue fatalement tragique, Ruined Heart a ainsi tout d’une tragédie antique réactualisée selon les nouveaux canons du cinéma sensuel. S’il s’est laissé absorber par son filmage effervescent et par instants borderline, Khavn De La Cruz n’en a pourtant pas oublié de donner chair à des plans et à des sentiments qui transpirent de la pellicule pour mieux nous atteindre. Et dans le fond, ce genre de réussite formelle suffit à transcender cette « course au réel », rendue totalement obsolète par un travail plastique et sonore qui exacerbe des émotions au lieu d’expliciter des actions. A bien y réfléchir, Brillante Mendoza faisait un peu la même chose en nous plongeant dans la nuit terrifiante de Kinatay : le désir de dénicher une vérité cruelle et authentique sur la société philippine ne l’avait pas empêché d’oser une mise en scène purement hallucinatoire, riche en aftershocks et en dilatations temporelles. Khavn laisse ici parler la forme pour transcender un fond minimal, à l’instinct et à l’arraché, donc à l’image de ses deux héros chamboulés par leurs sentiments en pleine fuite. Le résultat n’a certes pas de quoi satisfaire tous les publics (certains resteront de marbre face à de tels partis pris), mais assez de quoi rassasier les vrais aventuriers des salles obscures, toujours en quête de trésors atypiques à ranger in fine dans leur étagère cinéphile.

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