Prophecy

Lorsque l’on évoque le travail du réalisateur John Frankenheimer, il vient tout de suite en tête les images d’un certain cinéma des années 60 et 70. Frankenheimer n’était pas le genre de metteur en scène auquel on pourrait apposer la mention d’auteur mais il constituait un artisan solide de son époque. Du cinéaste d’Un Crime Dans La Tête, on gardera l’image d’un homme dont les dispositifs de mise en scène aussi discrets qu’efficaces servaient parfaitement une carrière principalement consacrée aux polars et autres thrillers paranoïaques. Partisan d’une école qui refuse que l’on sente la caméra, il construira des mises en scène nous obligeant à plonger par le détail dans les horribles mécaniques par lesquelles passent les personnages. En ce sens, son cinéma s’ancrera pratiquement toujours dans une forme de réalisme où les incursions de l’imaginaire ne peuvent servir qu’à mettre en évidence la psychologie des personnages. Voilà qui rend d’autant plus curieuse sa participation à Prophecy, film de monstre qu’il réalisera à la toute fin des années 70. Pour quelqu’un qui se sera tellement consacré à des œuvres inscrites dans la réalité, le choix est étrange. Mais après tout, une créature peut bien revêtir des aspects psychologiques si on prend la peine de s’arrêter dessus et mettre en relief les travers du monde dit normal dans lequel il évolue. Prophecy se consacre avec une telle véhémence à appliquer la seconde option qu’il en oublie son genre d’origine ou tout du moins pendant un certain temps.

C’est très probablement pour cet aspect que Frankenheimer a accepté de se laisser entraîner dans une telle entreprise. Il a pu sentir que sa vision cinématographique pouvait s’accorder avec les préceptes du script. Ce dernier est signé par David Seltzer. Trois ans plus tôt, Seltzer a écrit La Malédiction, récit de la naissance de l’antéchrist puissamment mise en image par Richard Donner. Le scénariste y évitait tous les pièges du folklore et du grand-guignol. Au contraire, il préfèrera rompre avec toute forme de fantaisisme paranormal. Son horreur, il l’a fait naître en jouant sur la perception des personnages autour d’évènements étranges et inexplicables mais pas forcément surnaturels au premier abord (un prêtre empalé par un paratonnerre, un chien un peu trop protecteur, un photographe décapité par une vitre). Seltzer analysait même l’apocalypse selon un point de vue politique. Cette envie de ne pas céder aux effets les plus faciles du fantastique se retrouve dans Prophecy. Pendant une heure, le monstre restera en retrait. Frankenheimer et Seltzer s’attacheront surtout à construire un discours social. Rien de bien extrême dans la réflexion cela dit. Le film se targue d’un propos simple en prenant le parti des faibles contre les puissants.

L’histoire est celle d’un inspecteur environnemental qui doit procéder à différentes analyses dans une forêt du Maine. Son rapport permettrait de débloquer la situation juridique quant à la propriété de la forêt, celle-ci étant disputée par un conglomérat industriel et une communauté indienne. Après avoir lutté contre les injustices de la jungle urbaine avec ses foyers insalubres et surpeuplés, le personnage principal et sa femme partent donc dans la nature sans avoir conscience de la monstruosité qui s’y tapie. Frankenheimer ne met donc que peu l’accent sur la créature dans un premier temps. Le monstre restera hors champs et sera suggéré par différents bruitages. Cela ne l’empêche pas de créer par ce biais une ambiance fort sympathique. L’économie de moyens fonctionne et le réalisateur exploite assez bien son environnement forestier. On notera également quelques beaux jeux de photographie avec des sources de lumière de faible portée, ne perçant ainsi que partiellement l’obscurité de la nuit noire. En cela, Frankenheimer installe un certain degré de réalisme amplifiant nos inquiétudes quant à savoir ce qui se cache dans l’indicible. On regrettera toutefois que ces quelques réussites visuelles (formidable générique d’ouverture) cohabitent parfois avec des scènes suréclairées au-delà du bon sens. Une annonce d’un retournement de veste qui ne nous préoccupe pas encore.

Pour l’heure, Frankenheimer se consacre aux rapports de force entre les indiens, les industriels et le héros qui servira d’arbitre. Le réalisateur ne cache pas qu’il affirme toute son affection envers les indiens. La première rencontre avec le leader du groupe (le tout jeunot Armand Assante) est édifiante en ce sens. Refusant que les bûcherons entrent dans la forêt, il se lance dans un combat avec un redneck patibulaire. Lui est armé d’une hache, son adversaire d’une tronçonneuse. L’illustration est sans finesse aucune avec son opposition entre tradition et modernisme sauvage mais a son charme grâce au charisme que dégage le personnage dans l’expression de ses convictions. Prophecy attire l’attention sur la lutte des indiens pour la récupération de leur territoire face à une mécanique juridictionnelle qui ne se préoccupe guère des principes d’échanges culturels. Elle devrait pourtant tirer des enseignements de leur mode de vie basé sur le respect et la communion avec la nature. Car comme il sera dit au détour d’un dialogue, l’homme fait partie intégrante de l’environnement. Si il maltraite son milieu de vie, l’homme se maltraite lui-même et cause sa propre destruction. En ce sens, Frankenheimer fait attention à ce que les révélations de l’histoire trouvent une vraie résonance chez ses personnages. Prenons le passage indispensable du film de monstre où le scientifique va révéler la genèse de la créature par une théorie fumeuse appelant à la crédulité du spectateur. L’explication tiendrait au fait que l’absorption des produits toxiques rejetés dans le lac entraînerait des mutations chez les fœtus au sein du ventre de leurs mères. Il déclare tout cela à sa femme dont il ignore la grossesse et qui a mangé un poisson contaminé. On prend moins d’intérêt à suivre le déballage scientifique visant à justifier l’existence du monstre qu’à contempler la décomposition du personnage féminin écoutant l’énumération des atrocités auxquelles risquent d’être soumis son futur enfant. Le film attise l’intérêt par ses mécanismes mais tout ceci tourne court dans la dernière demi-heure.

Réalisateur du récent La Traque (dont le sujet présente quelques similarités avec Prophecy), Antoine Blossier expliquait les difficultés liées à la perception du public sur la représentation des monstres à l’écran. Il rappelait que si certains sont satisfaits que ceux-ci n’apparaissent pas à l’écran, d’autres en seront terriblement frustrés. La problématique se pose particulièrement à Frankenheimer sur Prophecy. On pourrait considérer que pendant une heure, le réalisateur de Black Sunday a fait le film qui lui convenait. Durant tout ce temps, le monstre n’est qu’une menace distante et les personnages ne le perçoivent même pas comme un danger fondamental. Pour le héros, il s’agit d’ailleurs juste d’un moyen de prouver les malversations commises par les industriels. Lorsque le responsable de l’usine et le shérif ont contemplé le résultat de cette mutation, on peut considérer que le film social est terminé et que Frankenheimer n’a alors plus d’autres choix que de satisfaire son audience avec un vrai film de monstre. De manière prévisible, le réalisateur n’est pas à l’aise dans cette optique et fait carrément sombrer son film dans le nanar. Outre des idées saugrenues (la mort ultra-comique d’un gamin emmitouflé dans son sac de couchage), Prophecy se heurte donc au souci de mise en valeur du monstre. Handicapé par un design foireux et des effets spéciaux à la ramasse (le fœtus géant dégénéré évoque plutôt un massif étron), le monstre présente un sérieux potentiel d’hilarité. Frankenheimer n’améliore pas la situation en démontrant sa complète incompétence dans le domaine de l’horreur. Il est amusant de considérer que Prophecy est sorti en salles juste un mois avant l’Alien de Ridley Scott. Ceux qui ont eu la chance de se procurer le blu-ray sorti il y a quelques mois ont pu savourer une belle quantité de rushes inédits dévoilant la créature dans son ensemble. Au vu du résultat, on comprend que Scott ait préféré jouer du montage pour la laisser dans l’ombre ou ne la dévoiler que de manière fragmentaire. En dépit du magnifique design de H.R Giger, la créature y apparaissait finalement peu inquiétante et limite maladroite dans sa gestuelle voulue expérimentale. Frankenheimer, lui, a le malheur de ne pas se rendre compte de la grossièreté qu’il commet en montrant régulièrement son monstre en entier. Le résultat est simple : on croit moins voir une abomination mutante qu’un type en costume qui ne voit rien et agite ses bras dans tous les sens en espérant faire mouche.

Si le réalisateur s’attelait à éviter les clichés du genre dans la première heure, il y plonge la tête la première in fine. Son survival en forêt se contente ainsi de mettre à mort un par un ses personnage dans des situations archi-revues (personnage incapable d’escalader un grillage, type blessé et impuissant qui n’a plus qu’à se faire boulotter, vieux sage faisant face à la mort). On aura même droit au pompon avec une frayeur finale constituant l’entrée de champ la plus hilarante de l’histoire du septième art. Le seul mérite de ce dernier sursaut est de rappeler que si le couple survivant semble tout heureux de s’en être sorti vivant, leurs ennuis sont loin d’être finis puisque leur bébé risque toujours d’être contaminé. Il aurait largement été préférable que le film mette l’accent sur cette note. Mais non, le film assume jusqu’au bout son revirement… Et il faut dire que cela fait le charme du film. Si on peut sincèrement s’intéresser à l’histoire de la première heure, la dernière demi-heure est non moins agréable à suivre si on l’accepte comme un bon gros nanar follement réjouissant. Quitte à ce que le film se démolisse lui-même, autant que cela se passe avec des rires.


Réalisation : John Frankenheimer
Scénario : David Seltzer
Production : Paramount Pictures
Bande originale : Leonard Rosenman
Photographie : Harry Stradling Jr.
Origine : USA
Titre original : Prophecy
Année de production : 1979

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