Ma Loute

REALISATION : Bruno Dumont
PRODUCTION : 3B Productions, Arte France Cinéma, Memento Films Distribution
AVEC : Fabrice Luchini, Valeria Bruni Tedeschi, Juliette Binoche, Jean-Luc Vincent, Brandon Lavieville, Raph, Didier Despres, Cyril Rigaux
SCENARIO : Bruno Dumont
PHOTOGRAPHIE : Guillaume Deffontaines
MONTAGE : Bruno Dumont, Basile Balkhiri
ORIGINE : Allemagne, France
GENRE : Comédie, Drame
DATE DE SORTIE : 13 mai 2016
DUREE : 2h02
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Eté 1910, Nord de la France. De mystérieuses disparitions mettent en émoi la baie de la Slack. L’improbable inspecteur Machin et son sagace Malfoy (mal)mènent l’enquête. Ils se retrouvent bien malgré eux, au cœur d’une étrange et dévorante histoire d’amour entre Ma Loute, fils ainé d’une famille de pêcheurs aux mœurs bien particulières et Billie de la famille Van Peteghem, riches bourgeois lillois décadents…

Bruno Dumont a changé. La preuve : il est resté le même. Un paradoxe qui en dit long sur son impact, tant changer de voie sans dévier de celle que l’on s’est tracée n’est pas monnaie courante dans le paysage formaté du cinéma français. Quitter la tragédie pour la comédie, ce n’est certes pas nouveau en soi, même lorsqu’on se trimballait déjà derrière soi une filmographie magnifiquement cohérente où âpreté visuelle et mysticisme évanescent se disputaient la même tranche de maroilles. Il faut néanmoins s’y faire : après l’essai transformé de P’tit Quinquin, Dumont persiste et signe, amorçant bel et bien l’ouverture de son cinéma vers une légèreté et une propension à la déconne qu’on n’aurait jamais soupçonnées chez lui. Au milieu d’une multitude d’audaces, Ma Loute va néanmoins plus loin en poussant tout d’abord le réalisateur à trahir l’une de ses règles établies : ne pas faire appel à des acteurs « starisés » (si l’on excepte Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915). Le voilà qui embarque donc dans son sillage une trinité de pointures de l’actorat hexagonal, lesquels deviennent ici les pions d’une intrigue aussi riche que frappadingue.

Nous sommes ici en 1910, dans le Nord, plus précisément sur la Côte d’Opale – un décor que Dumont sublimait déjà dans son magnifique Hors Satan. Voilà une famille bourgeoise de Tourcoing, les Van Peteghem, qui viennent passer l’été au Typhonium, curieuse bâtisse-blockhaus dont le style égyptien a été recouvert d’un épais ciment. Au cœur de la baie de Wissant que surplombe la demeure, une série de disparitions mystérieuses va peu à peu venir chahuter les vacances de cette famille de timbrés. Sans parler du fait que les prolétaires du coin – une famille de pêcheurs – paraissent un peu trop louches aux yeux des policiers chargés de l’enquête. Encore une investigation déglingo pour Dumont ? Oui, mais pas que… D’entrée, ceux qui se sont fracassés les côtes de rire devant la faune bigarrée de P’tit Quinquin ne se sentiront pas dépaysés. Fidèle à son désir de fuir le réalisme pour accentuer la déformation des caractères, Dumont s’en donne à cœur joie dans la direction d’acteurs, que l’on imagine ici lâchés en roue libre dans la dinguerie – cela reste à prouver. Et surtout, le cinéaste ne fait aucune distinction de sexe ou de rang social : toute entité humaine qui pénètre dans son cadre finit fissa au mixeur burlesque, et ce après avoir prêté allégeance à une stratégie de jeu qui consiste à pousser tous les curseurs à mille.

La famille bourgeoise est déjà un cas d’école en matière de caricature assumée, entre un père bossu au discours ampoulé (quel régal d’entendre Fabrice Luchini prononcer « C’est vaseux à la baie ! » en allongeant la durée des voyelles !), une mère semi-vierge qui devient nerveuse sans raison précise et jubile comme une aliénée en apercevant les autochtones (merci à Valeria Bruni Tedeschi pour avoir conservé son insupportable timbre de voix !), une tante zinzin au tempérament de diva acariâtre (Juliette Binoche, totalement siphonnée) et le frère de cette dernière qui semble s’être évadé d’un asile de fous (Jean-Luc Vincent). Dumont s’amuse de ce microcosme histrionique, ici soumis aux règles de l’outrance, où le verbe se révèle génialement pédant et où le décorum donne presque aux personnages l’allure de créatures mutantes échappées d’une bande dessinée. Logique : pour Dumont, plus on pousse le naturalisme vers ses extrémités, plus il a de chances de se déformer. Du côté des prolétaires, pas de chichis ni de segmentation, le bilan est le même : voici les Brufort, simples cueilleurs de moule qui subsistent en vendant des traversées du marais voisin à de riches touristes (traduction : traverser le marais à pied en portant les touristes sur le dos, alors qu’il y a une barque juste à côté !). Et au centre de tout ça, un tandem de flics atypiques, donc un nommé Machin, aussi enveloppé qu’Obélix, à peu près aussi improbable que le commandant Van der Weyden de P’tit Quinquin, qui fait un bruit très lourd quand il marche et qui enchaîne les roulés-boulés quand il chute dans les dunes !

Ma Loute fonctionne donc ainsi : les codes sociaux sont à ce point surlignés et pervertis que l’on se croirait parfois en train de visiter un zoo. Sauf qu’en forçant le trait à un tel degré, la peur de voir Dumont stigmatiser un microcosme bien réel disparait aussi vite qu’elle est apparue. Parce que la déformation casse la réalité pour mieux la transcender. Parce que l’humain n’est jamais oublié derrière la façade du n’importe quoi. Parce que derrière la noirceur de l’âme se dégage toujours une lumière, qu’elle soit intérieure ou extérieure. Parce que la misanthropie de Dumont – fausse au demeurant – est comme un ballon de baudruche qu’il est sans cesse vital de dégonfler. Certes, le cinéaste n’y va pas de main morte pour pourrir de l’intérieur la grande bourgeoisie déviante et la communauté paysanne par le biais de deux tares respectives (l’inceste pour l’une, l’anthropophagie pour l’autre), mais il se montre bienveillant envers tout le monde, brouillant la frontière entre l’humain et l’inhumain. Tous sont ici fragiles, primitifs et incarnés, à l’image de cette Côte d’Opale que la caméra-pinceau de Dumont embellit de toutes parts.

Il convient de ne pas oublier que chez lui, le paysage est avant tout une incarnation de l’intériorité du personnage. Avec la différence, pour le coup fondamentale, que ses cadres tracent ici des lignes de fuite d’une délicatesse cristalline, un peu comme si l’on feuilletait une bande dessinée d’Hergé – la présence de deux flics relookés comme Dupont & Dupond y est sans doute pour quelque chose. Les humains se mêlent ici au décor, se fondent dedans, comme indissociables des matières minérales qui les entourent. De là vient le désir revendiqué de Dumont d’en faire trébucher certains afin de créer la désharmonie, laquelle bâtit paradoxalement une certaine forme d’harmonie. Chutes, dégringolades, vols planés, onomatopées, bégaiements, langage ch’ti volontairement écorché : on se croirait revenu au cinéma muet, voire même au génie comique de Jacques Tati, où le décalage suscité par l’intrusion du burlesque dans le plan servait la naissance d’une vision utopique de l’existence, quêtant la joie et l’inconnu dans le dérèglement total des normes et des tempéraments – revoir Jour de fête ou Playtime pour en prendre le pouls.

Et que sont-ils, ces humains, sinon des vecteurs symboliques à part entière ? Lorsque l’humour tend à s’absenter, c’est ici le sentiment qui prime, lyrique et déchirant. Dumont va alors jusqu’à oser ce dont on ne l’aurait jamais cru capable de faire : une love-story à la Roméo & Juliette entre les enfants des deux clans. Bien sûr, la romance est aussi tordue que le film lui-même : d’un côté, le jeune Ma Loute est un terrien au visage fermé qui ne fait pas grand-chose sinon cracher par terre quand on lui adresse la parole, et de l’autre, la belle et douce Billie Van Peteghem se révèle être une jeune adolescente androgyne qui s’habille comme un garçon (et pourtant incarnée à l’écran par une ado de 17 ans du nom de… Raph !). Ce magnifique plan aquatique, quasi malickien, qui révèle la nudité dorsale de Billie face à un soleil souverain nous donne in fine la clé du film. Délesté de toute distinction sexuelle ou métaphorique, cet être androgyne est clairement le pivot utopiste du récit, traçant par sa seule présence cette parenthèse enchantée où les déviances de chacun (sauvagerie d’un côté, décadence de l’autre) peuvent s’annuler sous le poids du sentiment amoureux, fût-il pur et/ou tabou. Du moins jusqu’à ce moment tragique où la différence d’échelle sociale et d’identité sexuelle achèvera de transformer la romance en tragédie totale. Dans ces moments-là (et notamment dans ce superbe échange de regards qui lui offre une magnifique porte de sortie), Ma Loute arrête d’être drôle. Il devient désespéré. Et donc profondément émouvant.

En se montrant toujours plus humain à chaque nouveau film, Dumont donne l’impression d’embrasser le monde, de sublimer sa difformité, d’en harmoniser les couleurs, de ne plus faire la distinction entre les tons comiques et tragiques. Si l’on met de côté ce sens inhabituel du lyrisme – par le biais de la musique – dont il fait preuve ici, c’est peut-être là aussi la force surnaturelle de Ma Loute : parler du monde d’aujourd’hui par voie détournée. Les symboles et les métaphores pullulent ici par centaines, remettant aussi bien en perspective le « genre » au sens large (aussi bien celui relatif à l’identité sexuelle que celui qui forge la diversité du 7ème Art) que les clivages sociaux qui (dé)forment une société, tandis que des manifestations mystico-surréalistes – dont une série de lévitations christiques assez barrées en fin de bobine – viennent ici redonner à la salle de cinéma son statut de « lieu de croyance », là où l’incroyable devient possible. Qu’importe l’intrigue policière au final, le chaos que Dumont réussit à rendre homogène par la précision de ses cadres et la majesté souveraine de sa mise en scène dévoile ici sa fonction suprême : (re)définir une mythologie quasi transgenre de la vie, quelque part entre le ciel et la terre, toujours entre le paradis et l’enfer. Bruno Dumont disait rêver que le spectateur sorte victorieux de chacun de ses films. Avec Ma Loute, le doute n’est plus permis.

Photos : © Roger Arpajou. Tous droits réservés

1 Comment

  • Cath44. Says

    Un formidable article qui me fait bien plaisir! Ce film divise , les points de vue sont parfois très contrastés. Quoiqu’il en soit, cette analyse rejoint totalement ce que je ressens, ce que j’ai saisi du film dans ses multiples dimensions. Ce film plein de non-sens, burlesque , presque onirique m’a fait associer d’emblée au théâtre de l’absurde de Ionesco , à celui de Alfred Jarry …en tout cas, sur certains aspects ( la communication des êtres entre eux qui laisse entrevoir la vacuité de leur existence, des apparences sociales, finalement de leur solitude extrême …) Comme dans le théâtre de l’absurde, les personnages sont satiriques et bousculent tous les codes et les stéréotypes de la bourgeoisie, mais également des « gens du peuple » car comme le souligne bien l’auteur de cette belle analyse, Dumont n’épargne personne. Et il le fait sur un mode extrêmement savoureux , soignant l’outrance , le faux semblant et le délire visuel…Qui plus est, un vrai régal psychanalytique ( inceste et cannibalisme ) Comme le personnage du film, ce film explose et bouscule nos certitudes et tout l’ordre du monde qui nous entoure! merci pour cet article

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