Les Paradis Artificiels

REALISATION : Marcos Prado
PRODUCTION : Zazen Produçöes, Globo Filmes, Damned Distribution
AVEC : Nathalia Dill, Luca Bianchi, Livia de Bueno, Bernardo Melo Barreto, César Cardadeiro, Divana Brandão, Emilio Orciollo Netto, Roney Villela, Cadu Favero, Erom Cordeiro
SCENARIO : Marcos Prado, Pablo Padilla, Cristiano Gualda
PHOTOGRAPHIE : Lula Carvalho
MONTAGE : Quito Ribeiro
BANDE ORIGINALE : Rodrigo Coelho, Gustavo MM
ORIGINE : Brésil
TITRE ORIGINAL : Paraisos Artificiais
GENRE : Drame, Trip
DATE DE SORTIE : 31 octobre 2012
DUREE : 1h36
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Recife, au nord du Brésil. Erika et Lara viennent participer et mixer à une immense rave party. Au-delà du plaisir, elles vont s’initier aux extases de l’amour et des drogues… Deux ans plus tard, à Amsterdam, Nando est sur le point de ramener des drogues de synthèse à Rio. Lors d’une soirée, il rencontre Erika, DJ désormais bien établie. Entre plaisirs éphémères et sensations éternelles, ils ressentent immédiatement une passion qui les dépasse…

L’affiche du film est tellement belle qu’elle fait instantanément figure d’invitation à un beau voyage, doublée de l’envie irrésistible de voir le résultat. Et pourtant, comme la plupart des films indépendants ne bénéficiant pas d’une large couverture médiatique, le second film de Marcos Prado (le premier, Estamira, demeure toujours inédit en France) risque fort de voir sa distribution limitée à une poignée de salles obscures, qu’une petite frange de happy few auront le courage d’aller investir en deuxième partie de soirée. Cruel destin qui n’en finit pas de se répéter pour tant de films audacieux, mais en même temps, on s’amuserait presque d’y voir un rapport précis avec le sujet du film, tournant autour des rave party, spectacles quasi confidentiels de musique électronique où plusieurs DJ se succèdent dans une ambiance riche en sons et en lumières. La vraie signification du verbe « to rave » ne fait d’ailleurs pas dans le sous-entendu : planer, délirer, divaguer, s’extasier. Au cinéma, on avait déjà pu en avoir un sacré aperçu avec le cultissime Human traffic, film fondamental de Justin Kerrigan sur la culture clubbing où une bande de jeunes amis un peu dézingués quittaient leur quotidien morne un soir par semaine pour s’abandonner totalement à leur quête de plaisir immédiat, dans ces boites de nuit où la musique et la drogue ralentissent le curseur du temps. Allait-on reproduire le même schéma avec ce nouveau film ? En fait, c’est un peu plus compliqué que ça. Signalons d’abord que Marcos Prado n’est pas si inconnu que ça, puisqu’il fut le producteur du percutant Tropa de elite (Ours d’Or à Berlin en 2008), dans lequel le réalisateur José Padilha dévoilait sans prendre de gants la corruption des forces policières agissant au cœur des favelas de Rio de Janeiro. Un film fort, très controversé, qui mettait encore plus à mal l’image déjà pas très reluisante de la société brésilienne. Sur Les paradis artificiels, Padilha et Prado ont choisi d’échanger leurs rôles : le premier produit, le second réalise. Pour un résultat qui, à bien des égards, risque de satisfaire tout le monde, tant il respecte le même parti pris que sur Tropa de elite : une fiction complexe et dérangeante qui fait preuve d’un réel souci d’objectivité tout en abordant frontalement un sujet délicat. Avec, en plus de tout cela, une mise en scène qui donne naissance à des images sublimes, hypnotiques, pour ne pas dire inoubliables.

A première vue, le dossier de presse donne une piste précise pour saisir l’origine du film : au Brésil, il y a plusieurs années, de nombreux enfants des classes moyennes se sont retrouvés impliqués dans des trafics de drogues de synthèse à Rio de Janeiro. Encore un film qui va nous refaire le coup de l’alerte directement adressée aux jeunes sur les dangers de la drogue ? A en croire les dires du réalisateur, oui, mais cela importe peu. Seul le point de vue de mise en scène compte ici, et celui-ci a largement de quoi surprendre. D’emblée, deux histoires semblent ici se télescoper sous l’angle d’une narration alternée : d’un côté, le parcours commun de deux jeunes femmes, Erika (Nathalia Dill) et Lara (Livia de Bueno), en route vers une immense rave party sur les plages de Recife où la première doit jouer le rôle du DJ, et d’un autre côté, le coup de foudre réciproque à Amsterdam entre Nando (Luca Bianchi) et Erika, devenue une DJ réputée. Deux lignes narratives temporellement distinctes, dont on perçoit assez vite un futur point de rencontre, puisque Nando et Erika se confient s’être déjà vus quelque part avant leur coup de foudre, sans savoir précisément où et quand. La réponse est forcément dans leurs souvenirs les plus enfouis, voire même au cœur de leur inconscient : lors de la rave party, un drame s’était produit plus ou moins sous leurs yeux (pour ne pas gâcher le suspense, on n’en dira pas plus).

Dès lors, afin d’aboutir à une jonction parfaite, le réalisateur bâtit un montage narratif volontairement difficile à suivre, où les flashbacks se mêlent au reste de l’intrigue sans jamais prévenir, où les frontières temporelles s’abolissent une par une, un peu à la manière d’un tourbillon qui viendrait absorber toutes les sous-intrigues dans une même bulle instable. On peut y voir une analogie avec la confusion des souvenirs générée par un trip sous acide, ou encore une façon de mettre tous les personnages sur un même pied d’égalité, comme si leurs destins réciproques étaient autant tracés d’avance que reliés les uns aux autres. Cette idée d’un récit construit à partir des souvenirs et des sensations produit ici un effet fabuleux : cela permet autant à Prado d’exacerber la portée des émotions et des sentiments (surtout amoureux), tout en conférant à sa narration une vraie portée sensorielle qui joue sur nos perceptions de l’instant présent. Le parcours commun de Nando et Erika n’en devient alors que plus bouleversant, les deux êtres laissant peu à peu de côté leurs illusions à force de se confronter au passé : en effet, l’un reste hanté par un traumatisme encore intact (la disparition de son père lors d’une plongée en pleine mer), l’autre cherche en vain un sens à sa vie à travers la musique et les sensations du moment. Les activités secrètes de Nando, lequel trafique de la drogue depuis Rio, auront alors vite fait de créer une scission, d’autant que la toute première scène du film (un flashforward où Nando sort de prison et découvre que son petit frère Felipe trafique lui aussi de l’ecstasy) est celle qui enclenche tout le récit. Jusqu’à un final qui laisse entrevoir un espoir mutuel : un amour fou peut-être toujours intact pour Nando et Erika, une vie peut-être pas encore gâchée pour Felipe.

Du coup, même lors d’une dernière demi-heure sans ambiguïté, la dénonciation voulue par le cinéaste ne développe aucun didactisme. Bien au contraire, elle reste diffuse, portée par la mise en scène. On précisera que cette dernière ne craint jamais de se connecter aux pulsations des personnages : à titre d’exemple, la rave party sur les plages de Recife alterne des plans d’ensemble fixes avec d’autres scènes beaucoup plus dynamiques, où la caméra vibre au son de la techno et où le ralenti s’invite au détour de plans où les personnages plongent dans un état second. Par ailleurs, la peinture réaliste de la rave party s’étoffe même d’une dimension hippie, déjà bien soulignée par le titre du film, et finalement assez proche de ce que Barbet Schroeder avait développé dans son premier film More. Sauf que voilà, les moeurs ont désormais évolué, le rock planant de Pink Floyd a laissé la place aux nappes techno-enveloppantes d’Orbital, et les scènes de danse s’accompagnent d’une sorte de transe organique, ici soulignée lors d’une scène magnifique où les trois protagonistes s’étreignent dans l’obscurité, pris dans un trip sous acide et couverts de peinture fluorescente. Pour le reste, qu’il s’agisse de l’énergie électrique qui se dégage des raves urbaines ou des activités hippies sur les plages (baignade, bronzage, activités artistiques, tatouages, fumette, danse), rien ne semble kitsch, grotesque ou archaïque. On aurait pourtant pu craindre le pire lorsque Marcos Prado ose illustrer un trip sous peyotl entre deux filles dénudées en plein désert : dans ces moments-là, le spectre du Zabriskie Point d’Antonioni n’est jamais très loin, mais au vu des chorégraphies de transe captées à partir d’une photo flamboyante, d’une bande-son new wave et de cadrages obliques, tout concourt à une délicieuse séance d’hypnose. Dans ce tableau tour à tour idyllique et dérangeant d’une génération en quête du frisson ultime, les cinq sens du spectateur sont constamment sollicités. Du coup, à force d’être baladé d’une émotion à l’autre devant des images si marquantes, on peut réellement parler de coup de cœur.

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