L’étrange couleur des larmes de ton corps

REALISATION : Hélène Cattet, Bruno Forzani
PRODUCTION : Anonymes Films, Tobina Films, Epidemic
AVEC : Klaus Tange, Jean-Michel Vovk, Sylvia Camarda, Sam Louwyck, Anna D’Annunzio
SCENARIO : Hélène Cattet, Bruno Forzani
PHOTOGRAPHIE : Manuel Dacosse
MONTAGE : Bernard Beets
BANDE ORIGINALE : Ennio Morricone, Riz Ortolani
ORIGINE : Belgique, France, Luxembourg
GENRE : Thriller
DATE DE SORTIE : 12 mars 2014
DUREE : 1h42
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Une femme disparaît. Son mari enquête sur les conditions étranges de sa disparition. L’a-t-elle quitté ? Est-elle morte ? Au fur et à mesure qu’il avance dans ses recherches, son appartement devient un gouffre d’où toute sortie paraît exclue…

Tentons de donner une définition personnelle du giallo : un film policier (et pas forcément fantastique) italien où un tueur masqué et ganté assassine de (très) jolies jeunes femmes à l’arme blanche. En somme, un mélange assumé d’érotisme et de cruauté qui s’enrichit et se repait de l’éternelle lutte entre Eros et Thanatos. Une définition qui fut hélas injustement collée aux basques du génial Amer, ovni aussi culte qu’inattendu, qualifié un peu trop vite d’exercice de style expérimental par un public sans doute frustré de ne pas y avoir découvert le successeur des Frissons de l’angoisse. Loin de se limiter à retranscrire stricto sensu les codes d’un genre avec la fainéantise d’un fan-boy lambda, Hélène Cattet et Bruno Forzani (qui forment d’ailleurs un couple à la vie) avaient en réalité tenté une expérimentation totale à partir des sensations procurées par le giallo, qu’il s’agisse des images archétypales (lames de rasoir acérées, éjaculations de sang vermillon, main gantée de cuir caressant la peau d’une jeune fille, etc…) ou de l’érotisation du moindre code du cinéma horrifique. En résultait alors une dérive sensorielle hors du commun dans la tête de sa jeune héroïne, narrant son éveil au plaisir à trois moments-clés de sa vie (enfance, adolescence, âge adulte) et dérivant peu à peu vers des sommets de cinéma expérimental. Film culte pour les uns, monument d’ennui pour les autres, Amer aura suffisamment fait parler de lui à sa sortie en salles (sans parler d’un Quentin Tarantino ayant placé le film très haut au sein de son Top 2010) pour que ce prodigieux tandem ne s’arrête pas là. Le souci (du moins pour les détracteurs), c’est que cette seconde tentative va sans le moindre doute contribuer à accentuer la division au sein du public.

Là où Amer plaçait le spectateur sur des rails relativement sécurisants en se rattachant malgré tout à une narration en trois temps (jusqu’à une fin radicalement logique qui éclairait tout le film), L’étrange couleur des larmes de ton corps bannit d’emblée toute notion de structure, qu’elle soit narrative ou psychologique, au profit d’un pur film arty, riche en références et dénué du moindre mode d’emploi. Comme poussé par le désir de s’extraire du contenu giallesque d’Amer, le tandem Cattet/Forzani n’en conserve que le goût des images violentes et sensuelles, à nouveau retranscrites grâce à leur art d’un montage rapide et ultra-découpé où chaque plan, court ou élargi, fait l’effet d’un choc pulsatif. Sur le plan du scénario, l’intrigue peut aisément se limiter à son synopsis, lequel semble privilégier le seul aspect intelligible de la trame scénaristique (une femme disparue, un époux qui tente de la retrouver : inutile d’aller plus loin) et dissimuler tout le reste derrière un rideau d’hypothèses sans réponses figées. Comprendre l’intrigue dans ses moindres recoins équivaut ici à une mission-suicide, à moins de revisionner le film deux ou trois fois pour tenter d’en décortiquer les multiples symboles.

C’est que, loin de toute logique narrative rassurante, le film éclate son scénario à la manière d’un labyrinthe et flingue la moindre notion de cartographie : ce dédale de séquences hallucinatoires privilégie la simple dérive au cœur d’un incroyable maelström de chairs et de violences, et carbure à fond sur la captation d’un brouillage infernal des textures et des entités corporelles, toutes deux retravaillées comme des matières mutantes et symboliques. Il faut voir avec quelle virtuosité les deux réalisateurs s’y prennent pour isoler chaque détail du corps humain (organes sexuels, pupille oculaire, articulations fragiles : tout y passe !) à la manière d’un objet de désir purement fétichiste. Sans compter que la symbolique reliant le sexe à la mort décuple ici sa portée explicite, intégrant sans discontinuer des symboles fétichistes de la pénétration (les coups de lame tranchante : un classique déjà exploité par Friedkin ou Hitchcock), du sexe féminin (observez la forme des plaies crâniennes) ou même des substances orgasmiques. Sur ce dernier point, il suffit de voir à quel point les giclées de sang, ces fameuses « larmes du corps », peuvent ici évoquer aussi bien une éjaculation que le résultat d’une menstruation.

On l’aura donc compris : dans cet univers hautement dérangeant, quasiment dénué de dialogues et bien plus ancré dans le fantastique que ne l’était Amer, il est vital de ranger sa rigueur cartésienne au placard et d’épouser chacune des variations pulsatives qui le composent. On notera cependant que, cette fois-ci, Cattet et Forzani sont montés si loin dans la cruauté que leur film pourra faire l’effet d’une épreuve physique pour les spectateurs les moins avertis. Extrême et éprouvant, L’étrange couleur des larmes de ton corps l’est indéniablement parce qu’il incarne (et exalte) à sa manière ce parti pris viscéral que l’on pourrait qualifier de « torture sensorielle » : une expérience avant tout physique et mentale, entièrement basée sur la combinaison de sons stridents et de microcontacts travaillés, qui teste les capacités organiques de son audience au cœur d’un univers de cauchemar dont l’opacité devient logiquement source d’une terreur graduelle.

A l’instar du travail sonore composant l’épicentre du récent Berberian Sound Studio (son réalisateur Peter Strickland a d’ailleurs composé un cri spécifique pour le film), Cattet et Forzani font de leur spectateur un organisme soumis à rude épreuve, en cela tout à fait connecté au parcours interne de son héros, manipulé par des forces imperceptibles et hanté dans son appartement par une menace insidieuse digne du Horla de Maupassant (à un moment, son double « rouge » et diabolique semble s’extraire de son corps « vert » et tourmenté). Tout ceci, combiné à un sens du symbole d’une richesse inépuisable en seulement une vision et à une esthétique jouant à plein régime sur la colorimétrie de l’image (les trois couleurs du prisme se brouillent et se superposent jusqu’à fusionner dans un final à la blancheur énigmatique), participe au pouvoir de fascination qui isole notre vue à la manière d’un traitement Ludovico dont on ne sentirait jamais venir la fin.

Le goût du tandem Cattet/Forzani pour le clin d’œil référentiel ne manque évidement pas de s’incarner tout au long du film, même si ceux-là ne sont heureusement pas surlignés par la mise en scène ou le découpage. Surgissent alors ici et là quelques visions kaléidoscopiques qui renvoient à celles de La Montagne Sacrée d’Alejandro Jodorowsky, un décor d’immeuble anxiogène qui suscite une paranoïa digne de celle du Locataire de Roman Polanski, la présence d’un interphone crachant d’étranges voix comme dans Lost highway de David Lynch, et l’influence avouée du cinéma de Satoshi Kon (surtout Perfect Blue) dans ce mixage labyrinthique du rêve et de la réalité, imbriqués dans un découpage narratif d’une rare complexité. Pour suivre le fil d’Ariane au coeur de cet enfer graphique, seuls les motifs et les répétitions peuvent encore servir de repères, tout comme le jeu des deux réalisateurs sur la numérologie (ici, tout est triple : fenêtres, hommes, allumettes, split-screen, couleurs du prisme, etc…) ou les identités des personnages, déclinées et répétées au gré des fantasmes du héros. Se perdre dans ce genre d’expérience est un régal parce que cela fait appel à nos sens plus qu’à notre intellect. Il n’est plus question ici de « saisir » le sens, mais de le « mettre à l’épreuve ». Tout l’enjeu de ce film sidérant réside dans cette distinction, et nul doute que ceux qui oseront suivre cette voie n’en reviendront pas intacts.

Photos : © Drop-Out Cinema eG – Shellac Distribution. Tous droits réservés

3 Comments

  • tangoche Says

    Si un jour ils arrivent à nous pondre un scénario à la fois accessible et exigeant sans renier leurs sens du visuel, alors je pense qu’on aura un très très grand film.

  • Tanji sur vodkaster Says

    Très bonne critique, je sors du film et me retrouve assez précisément dans tes propos.

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