L’été de Carlotta

L’été étant souvent la période la moins envieuse de l’année en matière de cinéma, limitée à voir se juxtaposer quelques sorties salles sacrifiées au beau milieu des grosses machines commerciales, c’est encore du côté des galettes numériques que l’on peut se tourner en majorité, histoire de savourer quelques pépites filmiques entre deux allers-retours à la plage. En l’état, on ne peut que féliciter à nouveau l’éditeur Carlotta pour les trois choix de rééditions Blu-Ray qui inaugurent ce mois de juillet. Non pas que les films en question soient clairement des « films de vacances » (ce serait même plutôt l’inverse), mais deux d’entre eux représentent de tels fleurons du 7ème Art que leur passage à la haute définition fait autant de plaisir que de bronzer tranquillement sous un soleil radieux. Certes, l’éditeur ne s’est pas trop foulé sur le contenu éditorial : en effet, les éditions Blu-Ray se contentent ici de reprendre l’intégralité des suppléments des précédentes éditions DVD. Mais au vu de la qualité proposée, aucune importance à cela. L’été de Carlotta, c’est ici et pas ailleurs !

Une rumeur souvent établie (et relayée par les historiens interviewés dans les suppléments du Blu-Ray) voudrait qu’Assurance sur la mort soit le film noir originel. Information difficile à vérifier, sans doute fausse (Le faucon maltais de John Huston fut réalisé trois ans avant celui-ci), mais plus ou moins justifiable par le fait qu’à l’époque, l’expression « film noir » n’avait pas encore été inventée ! En tout cas, en un seul film, Billy Wilder abattait ici bon nombre de conventions. Surtout sur le plan narratif, puisque tout le film consiste en une structure inédite pour l’époque, sous la forme d’une confession traitée dès la scène d’ouverture à la manière d’un long flashback. Pas de suspense, donc, sur les raisons qui ont poussé cet agent d’assurances (Fred MacMurray) à éliminer le mari de son amante (Barbara Stanwyck) pour que celle-ci touche la prime d’assurance. Tout consistera, et ce comme toujours chez Wilder, à gaver de vitriol les figures les plus établies de la société américaine. C’est aux individus de classe moyenne qu’il s’intéresse ici : d’un côté, un type banal poussé au meurtre le plus brutal, et de l’autre, une sublime épouse frustrée qui cache en réalité une garce plus vénale qu’on ne l’aurait soupçonné. Le cynisme du cinéaste prend racine dans chaque échange, dans chaque ligne de dialogue, dans chaque cadre, piégeant les êtres dans leur situation fataliste, le tout avec une mise en scène à la fois sobre et inspirée qui noie les acteurs dans une atmosphère de malaise urbain. Les somptueux jeux de lumière (surtout avec les ombres de stores) y participent aussi. Mais rien ne sidère plus que la facilité avec laquelle le scénario, coécrit par Raymond Chandler, pousse l’identification des spectateurs avec les fautifs, mettant ceux-ci en position de complices. Même les idées les plus basiques (la voiture qui ne démarre pas) ou les plus anecdotiques (le gros plan sur une Stanwyck « excitée » pendant le crime) génèrent ici une tension perturbante. Toujours aussi subversif, Wilder y dissèque sans pitié les mécanismes sociaux qui poussent chaque individu désireux d’échapper au conditionnement à retourner sa logique ou à transgresser les règles, au risque de se perdre ou de se révéler tel qu’il ne se soupçonnait pas. Est-il donc si étonnant que ça d’apprendre que les frères Coen en ont fait leur film de chevet, ou même d’entendre Woody Allen définir Assurance sur la mort comme étant « le plus grand film jamais tourné » ?

Test Blu-Ray

Au niveau des suppléments, l’éditeur a commis ici un petit écart par rapport à la ligne éditoriale de la précédente édition collector : éjecter purement et simplement la version télévisée de 75 minutes, réalisée dans les années 70 avec Richard Crenna (oui, le colonel Trautman de Rambo !) dans le rôle tenu par Fred MacMurray. En un sens, ce n’est pas plus mal : cette version honteuse, conspuée par Billy Wilder lui-même, s’était avérée tellement proche d’un épisode de série policière à deux dollars que son visionnage ressemblait presque à une séance de torture. Du coup, en se concentrant sur les autres suppléments pour le support Blu-Ray, Carlotta privilégie la qualité sur la quantité. Entre un passionnant documentaire intitulé La dernière cigarette qui déterre les thématiques du film à la manière d’une vraie investigation, un module d’interviews où une poignée d’intervenants prestigieux (dont William Friedkin et James Ellroy) refont l’historique du projet et un très bon commentaire audio lui aussi porté sur l’analyse, le spectateur le plus exigeant sera amplement gâté. Rien à souligner non plus du côté de l’image et du son : la propreté du master HD (à part quelques troubles de luminosité lors du face-à-face final) et la limpidité sonore de la piste mono DTS-HD servent le film à merveille. Du tout bon.


Tout part d’un dicton espagnol (dont les premiers mots composent le titre du film) : « Elève des corbeaux et ils t’arracheront les yeux ! ». Dans les faits, une simple métaphore des enfants que l’on élève avant de les voir partir faire leur vie ailleurs. Dans le film de Carlos Saura, le sens diffère : après avoir passé tant de temps à détruire tout ce que l’Espagne pouvait compter d’art et de beauté, un régime franquiste à l’agonie voit sa progéniture meurtrie lui infliger la punition suprême par la quête d’espoir et de bonheur à travers ses propres rêves. Car l’imaginaire, même ancré dans un morne quotidien à l’atmosphère irrespirable où une bourgeoisie mourante se complait dans son immobilisme, n’asphyxie jamais l’esprit. Ce dernier résiste. Il crée de nouveaux mondes, intègre l’irréel dans le réel à la manière d’un commentaire décalé qui soutient l’action, et surtout, dépasse la simple contestation politique pour révéler une densité onirique hors du commun. Film ouvertement freudien, Cria Cuervos a cela d’éblouissant qu’il touche du doigt la faculté de résistance de l’enfance tout en apportant un regard subtil sur le poids du passé, ici intensifié par la bouleversante chanson de Jeanette (« Porque te vas ») et les grands yeux ronds de l’inoubliable Ana Torrent (Tesis). Au vu du thème abordé, on pourrait dire qu’un film comme Le Labyrinthe de Pan doit énormément à ce film, mais il serait peut-être plus juste d’affirmer que le cinéma espagnol actuel n’aurait pas la moitié de son talent et de sa liberté d’action si Cria Cuervos n’existait pas. La scène finale montrera les mouvements de la jeune génération sur le chemin de l’école, désormais avec toutes les cartes en main pour bâtir l’avenir. Une dictature s’éteint, un nouveau monde arrive. Celui d’aujourd’hui, d’un cinéma de genre ibérique qui ne cesse depuis de revisiter les pages sombres de son passé pour se réinventer et encourager plus que jamais le rapport à l’imaginaire. En cela, Cria Cuervos n’a pas pris une seule ride et garde encore une place fondamentale chez tous ceux qui l’ont visionné.

Test Blu-Ray

Sortie en novembre 2007 chez Carlotta, la précédente édition DVD du chef-d’œuvre de Carlos Saura avait surpris par la précision diabolique de l’image, la qualité de la remasterisation et une gestion des couleurs assez épatante. Le seul petit reproche pouvait concerner un léger grain dans certaines scènes très sombres. Le pressage HD pour le Blu-Ray est exactement du même acabit, avec néanmoins un gage de qualité supplémentaire grâce à l’encodage 1080/24p. Même si la piste DTS-HD est présentée dans un son mono 1.0, elle conserve une belle tenue sonore. Pour le reste, du côté des bonus, que du très bon en perspective, avec surtout trois gros morceaux de résistance. On saluera d’abord l’analyse très intéressante d’une enseignante en littérature, qui prend soin de décortiquer les thématiques, les symboles et les traces du franquisme au sein du film. Hyper instructif. Pour le reste, Carlos Saura lui-même, interviewé sur la terrasse de sa maison de Madrid, revient pendant quarante minutes avec beaucoup de nostalgie sur le film, son tournage, ses rapports avec la censure, son point de vue politique et son travail avec les acteurs. Là encore, une mine d’or pour les intéressés. Le troisième documentaire concerne le producteur Elias Querejeta, qui en profite pour évoquer son rôle sur le film et sa vision personnelle du métier. Très intéressant, mais un peu en décalage par rapport aux deux précédents bonus. Une édition en tout cas indispensable, ici complétée par quelques jolies bandes-annonces datant de 2007.


Il est toujours difficile d’avouer des réserves sur un film que l’on a longtemps pu porter en estime. Le petit sentiment d’amertume que l’on ressent aujourd’hui vis-à-vis de Sa majesté des mouches n’est toutefois pas dû à son propos pessimiste sur le retour à l’état sauvage et la cruauté des enfants (qui suffisent à démonter toute utopie d’une civilisation moderne) : en l’état, le sujet est si universel qu’il restera d’actualité pendant des décennies entières. Il n’est pas non plus dû à la mise en scène de Peter Brook, certes un peu vieillotte sur l’esthétique et pas toujours bien équilibrée en termes de découpage narratif, mais qui a su garder intacte toute sa force primitive. En réalité, tout provient du fait que cette peinture d’une nature humaine exclusivement tournée vers ses pulsions et évoluant vers la dictature (laquelle se double de rites totémistes de plus en plus absurdes) s’est depuis déclinée sous des angles symboliques bien plus subversifs. Surtout lorsque les enfants ont été l’épicentre du sujet : preuve en est que les jeunes enfants démoniaques des Révoltés de l’an 2000 (le chef-d’œuvre tétanisant de Narciso Ibanez Serrador) ont su dévoiler en 1976 une dose d’ambiguïté et de cruauté bien plus affirmée qu’ici. Sans compter que l’idée d’un groupe isolé du reste de la planète, basculant par la force des choses dans la barbarie la plus abjecte, fut récemment redéveloppée sous un angle plus adulte et contemporain avec le magistral The Divide de Xavier Gens. En fin de compte, le film de Peter Brook reste désormais cantonné au rang d’adaptation solide du livre de William Golding (lequel, très fier du résultat, avait d’ailleurs apporté tout son soutien au film), dont la seule véritable audace consiste en un épilogue qui accroît le pessimisme du propos. Le fait d’y voir les enfants rescapés sauvés par un équipage de la Marine qui les arrache à une guerre pour les entraîner sans doute vers une autre (celle des adultes) a conservé tout son impact symbolique. C’est en tout cas ce que l’on retiendra principalement de cette adaptation, sans pour autant remettre en question ses indéniables qualités.

Test Blu-Ray

Outre la traditionnelle bande-annonce, on ne trouvera qu’un seul supplément au programme, cela dit de très grande qualité : un entretien d’une demi-heure avec le réalisateur Peter Brook, qui évoque tout l’historique du projet, de son coup de foudre pour le roman de William Golding jusqu’au tournage en compagnie des jeunes acteurs. La plupart des informations sur les galères de production et le destin des jeunes acteurs valent leur pesant d’or… On peut aussi se tourner vers la piste BD-Rom, riche d’un grand nombre de documents thématiques à destination des jeunes qui découvrent le film dans un cadre scolaire. Côté image, la restauration HD est tout à fait correcte, malgré quelques imperfections qui demeurent sur quelques plans sombres. C’est sur le son que les choses se gâtent un peu : le mixage a tendance à intensifier les arrière-plans et les percussions de la bande-son au détriment des dialogues, ce qui est assez regrettable.

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
Auschwitz

Courte-Focale.fr : Critique d'Auschwitz, d'Uwe Boll (Allemagne - 2014)

Fermer