Argo

A Hollywood, la fameuse « théorie des trois essais » est visiblement devenue un gage de lucidité sur la vraie valeur d’un acteur ou d’un réalisateur. Il y a plusieurs années, après deux échecs au box-office, l’acteur Matt Damon avouait en interview sa joie de savourer un énorme succès avec La mort dans la peau, déclarant au passage que dans la Mecque du cinéma, trois échecs consécutifs sont synonymes d’une carrière d’ores et déjà finie. Par chance, même à la suite d’une carrière d’acteur sujette à une avalanche de railleries et de critiques (encore aujourd’hui, on se marre comme des dingues sur le bide intergalactique d’Amours troubles), son collègue Ben Affleck aura su remonter la pente et retourner cette règle à son propre avantage en s’aventurant derrière la caméra. Déjà trois essais en tant que réalisateur, et à chaque fois, une progression nette d’un point de vue qualitatif, un point de vue de plus en plus affirmé et de sidérantes aptitudes à aborder le moindre sujet sans se limiter à la simple illustration d’un scénario (le piège dans lequel tombent 90% des acteurs passant à la réalisation). On aura donc eu d’abord l’étonnant Gone baby gone, ensuite le percutant The Town, et aujourd’hui le thriller politique Argo, avec lequel Affleck prouve définitivement à quel point il est devenu un cinéaste sur lequel il faudra désormais compter. Et là où l’on aurait pu craindre le spectre de la folie des grandeurs au vu de ses deux précédents essais (qui étaient avant tout des thrillers nerveux et efficaces), son incursion au cœur du cinéma politique sous la houlette d’un George Clooney toujours aussi engagé ne suscite finalement aucune inquiétude, vu la malice avec laquelle l’acteur-réalisateur arrive à masteriser son sujet. Et de quoi parle Argo ? Tout simplement de l’un des faits politiques les plus dingues que les Etats-Unis aient pondu : le 4 novembre 1979, conséquence directe d’une révolution iranienne qui ne cesse alors de s’accroître, l’ambassade américaine à Téhéran se retrouve prise d’assaut par quatre cent étudiants islamiques. Tous les documents classifiés sont alors confisqués, le personnel du bâtiment se retrouve pris en otage, et les autorités iraniennes réclament aux Etats-Unis la remise du Shah d’Iran en échange de leur libération. Seul détail : six membres de l’ambassade ont réussi à s’échapper pendant l’assaut et se sont secrètement refugiés au domicile de l’ambassadeur canadien. Leur vie est donc en grave danger, il est vital de les exfiltrer au plus vite. Mais comment ? C’est là que va être mis en place un plan si incroyable qu’on peine encore à croire qu’il s’agisse d’une histoire vraie.

S’inscrivant dans un premier temps sous la forme d’une fiction immersive à la Munich, où la mise en place d’une forte tension politique se mêle à une reconstitution historique d’une rare précision, Argo dérive peu à peu vers la satire politique lorsque son argument principal se déploie tel un éventail : en effet, pour faire évader les six diplomates américains, un jeune agent de la CIA spécialisé dans les exfiltrations à haut risque (Ben Affleck) décide de mettre au point une opération secrète visant à les faire passer pour une équipe de tournage venue faire des repérages en Iran pour un film de science-fiction intitulé Argo. Un titre dont la signification ne sera d’ailleurs jamais évoquée (si ce n’est sous l’angle d’une blague graveleuse déclinée en leitmotiv), et surtout, un film qui sera destiné à n’exister que sous forme de projet, préparé dans ses moindres détails avec la collaboration active d’un mogul hollywoodien (Alan Arkin) et du maquilleur de La planète des singes (John Goodman). Trop énorme pour être vrai ? Et pourtant… Un tel sujet fourmillait de promesses, ne serait-ce que pour aborder la mise en parallèle du bidonnage qui rapproche la politique du cinéma, et aussi pour illustrer à quel point l’imaginaire reste un des rares outils capables d’interagir sur la réalité afin de changer le cours des choses. L’excellente surprise, c’est que Ben Affleck, maître de son sujet comme de sa mise en scène, aura su aborder les deux points avec le même souci du détail, et ce au travers d’une mise en scène complexe qui se fait constamment vecteur de sens.

Dès son générique sidérant, où l’on revisite l’Histoire iranienne à la manière d’un long story-board sur lequel s’incrustent des photos et des images d’archive, le film ne fait aucun mystère sur ses ambitions, combinant un propos sérieux au cœur d’un montage stylisé et dynamique qui ne laisse aucun temps mort à la totalité de l’intrigue. C’est là que l’on pourra relever le seul petit point noir du film : le montage se révèle parfois un peu trop rapide, passant de façon un peu succincte sur certains détails, au point qu’une fiction de trois heures, couplée à un développement plus étiré des sous-intrigues, aurait permis au film de tutoyer la perfection. En l’état, Affleck reste toutefois habité par son sujet, passant d’un point de vue à l’autre avec une sacrée fluidité, jouant sur la dynamique du découpage (lequel devient plus rapide et chaotique lorsque la peur et la panique s’empare des protagonistes) et filtrant un regard satirique qui torpille aussi bien la galaxie politique qu’un Hollywood de plus en plus gangréné par sa quête du simulacre. Un simulacre que le jeune réalisateur illustre ici par un montage parallèle entre une lecture du scénario d’Argo face à la presse et une lecture des menaces des militants iraniens qui s’achèvent par une fausse exécution. Dans les deux cas, juste du « faux » que l’on tente de faire passer pour du « vrai ». Quant à la manipulation comme fil directeur des collusions possibles entre la politique et le cinéma, le film ne fait qu’accentuer ce que l’on savait déjà sur le sujet : des fictions satiriques comme Des hommes d’influence ont pu aborder le sujet il y a un moment, et même le Groland s’y était collé (souvenez-vous de Benoît Delépine et de son Michael Kael manipulé par les médias américains). La différence, c’est qu’Affleck ne cherche pas à se la jouer cynique : son film respecte son sujet, joue la carte de la précision, construit un suspense qui tient en haleine jusqu’à la fin, et élabore sa stratégie satirique en sous-marin, au détour d’un plan, d’un cadre, d’un dialogue ou d’un personnage (notons le royal Alan Arkin qui lâche une punchline tordante à chaque apparition).

Pour autant, on notera que le regard d’Affleck (dont on connait les opinions démocrates très affirmées) reste le plus apolitique possible tout au long du métrage : son film ne s’adresse pas à une niche de supporters idéologiques, mais se construit comme un récit à vocation universelle, délaissant la démonstration pour une croyance infinie envers le pouvoir de la fiction. On ne s’étonnera donc pas de le voir achever son récit par cette scène sidérante, qui restera à coup sûr dans les annales, où un résumé de l’impact de cette incroyable affaire s’affiche sous forme de cartons littéraires, avec, en arrière-plan, une étagère où trônent les figurines de Star Wars. Ou comment le pouvoir de l’imaginaire peut influer sur la marche du monde, quitte à en modifier les codes ou à l’enrichir en lui apportant un niveau de lecture universel. Dès lors, il est bon de se souvenir qu’au-delà d’une carrière d’acteur et de réalisateur, Ben Affleck n’a jamais caché son amour de la culture geek, et sa personnalité transparait dans la conception même du film : à titre d’exemple rigolo, il n’aura pas hésité à peupler son casting de pas mal de têtes aperçus dans le dernier film de son pote Kevin Smith (en effet, Michael Parks, John Goodman et Kerry Bishe étaient dans Red State). Du coup, cet acteur longtemps critiqué est devenu un réalisateur célébré, développant une réelle maturité d’artiste sans renier sa propre sensibilité. Au début du film, il ose même mettre en abîme son propre parcours au détour d’une réplique adressée à son personnage : juste avant le début de la mission, son responsable (joué par Bryan Cranston) lui demande s’il est prêt à prendre le risque de s’aventurer dans la cour des grands. A la fois lucide et anxieux, il accepte. Et au final, aucun problème : il a gagné son ticket d’entrée.

Réalisation : Ben Affleck
Scénario : Chris Terrio
Production : George Clooney, Grant Heslov, Ben Affleck, Graham King
Bande originale : Alexandre Desplat
Photographie : Rodrigo Prieto
Montage : William Goldenberg
Origine : Etats-Unis
Date de sortie : 7 novembre 2012
NOTE : 5/6

Laisser un commentaire

Lire les articles précédents :
The Blade

Courte-Focale.fr : Analyse de The Blade, de Tsui Hark (Hong Kong - 1995)

Fermer