Abus de faiblesse

REALISATION : Catherine Breillat
PRODUCTION : Flach Film
AVEC : Isabelle Huppert, Kool Shen
SCENARIO : Catherine Breillat
PHOTOGRAPHIE : Alain Marcoen
MONTAGE : Pascale Chavance
BANDE ORIGINALE : Didier Lockwood
ORIGINE : France, Belgique, Luxembourg
GENRE : Drame
ANNEE DE SORTIE : 12 février 2014
DUREE : 1h44
BANDE-ANNONCE

Synopsis : Victime d’une hémorragie cérébrale, Maud, cinéaste, est face à une solitude inéluctable. Alitée mais déterminée à poursuivre son projet de film, elle découvre Vilko, arnaqueur de célébrités, en regardant un talk-show télévisé. Son arrogance crève l’écran avec superbe : Maud le veut pour son prochain film. Ils se rencontrent. Il ne la quitte plus. Elle aussi, il l’escroque et lui emprunte des sommes astronomiques. Il lui prend tout mais lui donne une gaieté et une sorte de chaleur familiale.

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Ça commence par du blanc. Celui des draps d’un lit, celui de la peau de celle qui s’y trouve, celui de la lumière, bref : celui de la mort qui menace de prendre le personnage trop tôt. Maud, cinéaste, se réveille ce matin-là avec un corps à moitié paralysé. Catherine Breillat, qui se raconte ici, laisse contaminer l’ensemble de la première partie de son film par l’état léthargique de son héroïne. Pâleur des décors d’hôpital, rareté du dialogue, fixité des plans ou lenteur des travellings : seuls quelques éléments baroques de la chambre de Maud, colorés de rouges passionnels, laissent deviner le feu sous la glace… Breillat est une cinéaste à la froideur revendiquée, privilégiant la distanciation pour une approche des rapports humains qui serait clinique si elle n’y injectait pas quelque chose de mordant, d’acerbe.

Ainsi les débuts de la relation entre Maud et Vilko, dangereux et grossièrement séduisant, seront-ils saisis avant tout en d’implacables champs/contrechamps qui maintiennent chacun dans son univers deux personnages qui se toisent, fascinés – pour ne pas dire excités, car déjà quelque chose de sexuel est secrètement à l’oeuvre – par leurs différences. Dans le loft de la cinéaste, débordant de signes d’appartenance à une élite culturelle, le bad boy arpente et s’approprie l’espace comme un animal prédateur. Il vient chambouler son ordre établi et ce n’est pas pour lui déplaire. Ça l’amuse, ça la fascine. Tandis qu’elle prend place dans la lumière, du côté de la blancheur, de l’assurance, lui se tapit du côté sombre, comme pour mieux se fondre dans le décor.

Son intériorité – à lui dont le spectateur ne sait encore rien ou presque – est encore à découvrir, à cerner (quelle illusion!). Pourtant, arrivé au bout du métrage, on relèvera que jamais Breillat n’aura cadré Vilko en gros plan, comme pour dire que, si les raisons des agissements de Maud sont mystérieuses mais méritent un saisissant gros plan final, Vilko, lui, a l’âme trop sale pour que l’on daigne s’en approcher davantage qu’en plan poitrine. Venant réanimer une Maud à demi morte dans toute la première partie du film, lui offrant un mystère à explorer et lui servant de déambulateur vers la perdition, il est avant tout une présence physique, rendue électrisante par l’impeccable Kool Shen.

Ça commence aussi par le corps, donc. C’est bien lui qui définit Maud, avant même que l’on n’apprenne qu’elle est cinéaste. Pour le redevenir – cinéaste -, elle devra le dépasser – le corps. Si le personnage est si passionnant, c’est précisément qu’il parvient à faire presque oublier son énorme entrave, à retrouver un air conquérant, supérieur. Même toute tordue, Maud est souveraine. Isabelle Huppert lie prestation physique impressionnante et justesse de jeu habituelle jusqu’à permettre une érotisation étrange du handicap, proche de ce que David Cronenberg pouvait tirer du personnage de Rosanna Arquette dans Crash (1996), les analogies sexuelles (un peu faciles) en moins.

Car le corps est aussi celui que l’on met en scène, dont on tente de tirer un profit, tant bien que mal. Dans une scène étonnante, Maud explique que quand on est « handic’ », il faut avoir l’air SM. Dans le regard des autres, la curiosité est toujours préférable à la pitié… Arrivent plus tard à l’écran les plus étonnantes des chaussures orthopédiques, d’un cuir noir sanglé, clouté. Pour se faire asseoir ou déplacer ici ou là, c’est toute une chorégraphie qu’elle obtient de Vilko malgré lui. Et se faire autant manipuler (dans le sens tactile du terme, ici) tout en refusant de s’adonner à ce qui ne serait qu’un rapport sexuel à moitié satisfaisant, préférer la latence et l’inaccessibilité – donc l’érotisme -, c’est peut-être un moyen que trouve Maud de prendre parfois le dessus dans le jeu de pouvoir langoureux auquel elle s’adonne avec sa « muse ».

Mais dès lors que l’on commence à l’oublier, le corps revient toujours faire sa loi, implacablement. Non dénué de retournements, le film sait se faire stimulant en investissant toujours une scène d’épreuve physique d’une importance particulière. La plus fascinante de toutes est de loin celle où, après avoir marché seule dans la rue en étant particulièrement penchée vers l’avant, Maud s’abandonne pleinement à l’attraction de la terre et semble se laisser tomber dans son hall d’entrée. Sommet d’étrangeté du film que cet instant où le personnage semble se complaire dans la chute, songer un temps à son anéantissement, presque en jouir. Après avoir accompagné le moindre des mouvements d’Huppert par de discrets mouvements d’appareil, Breillat coupe dès lors que le rétablissement de l’esprit est là, que la pulsion de vie revient. On lui sait gré de ne pas se montrer, en un sens, auto-flagellatrice. Le film commence par une femme, sa douleur, mais jamais il ne s’y complaît. Un sens évident de l’autodérision et une capacité à injecter de l’ironie là où on ne l’attendait pas sont les armes de Breillat contre les écueils d’impudeur et de sentimentalisme qui menaçaient, sur le papier, de plomber le projet.

Le film en prendrait presque des airs de comédies par moments, comme dans cette étonnante séquence où Maud et Vilko se taquinent à travers une parois de carton qui sépare leurs deux lits (modèle enfantin pour lui) et où l’on pense aux derniers instants célèbres du New York – Miami de Capra (1934). L’histoire semble avancer presque avec légèreté dans l’horreur, épouser l’insouciance de personnages quadra-/quinquagénaires qui, soudain, ont quatorze ans. Par la juxtaposition de scènes de retrouvailles et son refus d’accorder trop d’attention aux agissements de chacun des deux personnages quand il n’est pas avec l’autre, Breillat prend le risque de l’essoufflement. La répétition est pourtant nécessaire pour restituer ce stade décisif de la relation où l’habitude s’installe, où les défauts de l’un gagnent la tolérance de l’autre et nouent un rapport de dépendance qui fait dangereusement reculer toute mise en perspective, rend bénins des actes graves, les déréalise (« C’était moi… mais ce n’était pas moi », dira Maud)…

L’air de rien, Breillat met admirablement en histoire un mystère qu’elle tente de percer au fond d’elle-même : l’absence à soi-même, comme dans ces cas de psychose dont le cinéma américain a tiré de puissants récits. La prise de conscience est amenée avec la même lente progression qui caractérisait l’installation du récit, comme dans une hallucination, un rêve. Elle arrive par étapes, superbement négociées parfois. C’est ce moment où l’on réalise à quel point on vit tel un squatteur dans une maison bourgeoise. C’est cette constatation insupportable, un jour, qu’on n’est plus en mesure de payer un repas dont on avait l’habitude…

Ce que la démarche de Breillat a de plus fort, c’est qu’elle décrit et donne à ressentir des états, des glissements et des sursauts plus qu’elle ne boucle un fâcheux dossier dans la sentence ou l’apitoiement. L’adéquation du jeu d’Huppert avec ce parti-pris est totale : impressionnante mais pas « écrasante » de virtuosité, l’actrice sait ne jamais trop en faire, être suffisamment neutre pour qu’on ait envie de l’accompagner dans l’exploration du processus trouble que traverse son personnage. Le tout fait passer le spectateur par toutes sortes d’états, le place dans un inconfort fructueux, propice au questionnement et à l’introspection. Ce dernier regard qui clôt le métrage est alors un parfait inachèvement de l’oeuvre : celle-ci doit continuer là où le regard se dirige, en chacun de nous.

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